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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

La Révolution des Fourmis (6 page)

Il s’assit et conseilla à son chien d’en faire autant. Le
chien resta debout. Ensemble pourtant, ils contemplèrent le ciel.

— Tu vois, Achille, jadis, les astronomes dressaient
des cartes du ciel comme s’il s’agissait d’une voûte plate. Ils l’avaient
découpée en quatre-vingt-huit constellations, à la manière de quatre-vingt-huit
départements qui auraient défini l’état céleste. La plupart d’entre elles ne
sont pas visibles toutes les nuits, à l’exception, pour les habitants de
l’hémisphère Nord, d’une seule : la Grande Ourse. Elle ressemble à une
casserole qui serait composée d’un carré de quatre étoiles, prolongé d’un manche
de trois étoiles. Ce sont les Grecs qui l’ont nommée Grande Ourse, en hommage à
la princesse Callixte, fille du roi d’Arcadie. Elle était si belle que, prise
de jalousie, Héra, l’épouse de Zeus, la transforma en une grande ourse. Eh oui
Achille, ainsi sont les femmes : toutes jalouses les unes des autres.

Le chien secoua la tête et émit une petite plainte douce.

— Il est intéressant de repérer cette constellation
car, si on prolonge le profil de la casserole de cinq fois sa distance, on
découvre qu’au-dessus vole un pop-corn lui aussi facile à discerner :
l’étoile Polaire. Tu vois, Achille, on dispose ainsi de la direction parfaite
du nord, ce qui permet d’éviter de s’égarer.

Le chien ne comprenait rien à toutes ces explications. Il
entendait juste que des « bedebedebe Achille bedebedede Achille ». De
tout le langage humain, il ne comprenait que ce seul assemblage de syllabes,
A-chi-le, qui, savait-il, le désignait. Exaspéré par tant de babillages, le
setter irlandais choisit de se coucher entre ses deux oreilles et arbora un air
compassé. Mais son maître éprouvait trop le besoin de parler pour s’en tenir là.

— La seconde étoile en partant du manche de la
casserole, poursuivit-il, est constituée non pas d’une, mais de deux lueurs.
Jadis, les guerriers arabes mesuraient la qualité de leur vision à leur
aptitude à distinguer ces deux étoiles, Alcor et Mizar.

Gaston plissa les yeux vers le ciel, le chien bâilla. Déjà,
le soleil commençait à pointer un dard et, discrètement, les étoiles
s’estompèrent puis se retirèrent pour lui faire place.

Il tira un casse-croûte de sa musette, un sandwich
jambon-fromage-oignons-cornichons-poivre, qu’il dévora en guise de petit
déjeuner. Il soupira d’aise. Il n’existait rien de plus agréable que de se
lever ainsi, tôt le matin, et de partir en forêt assister au lever du soleil.

Splendide festival de couleurs. L’astre solaire vira au
rouge, puis au rose, à l’orange, au jaune et enfin au blanc. Incapable de
rivaliser avec tant de magnificence, la lune préféra battre en retraite.

Le regard de Gaston passa des étoiles au soleil, du soleil
aux arbres, des arbres au panorama de la vallée. Toute l’étendue de l'immense
forêt sauvage apparaissait maintenant nettement. Fontainebleau était constituée
de plaines, de collines, de zones de sable, de grès, d’argile, de calcaire. Il
y avait aussi une multitude de ruisseaux, de ravins, de futaies de bouleaux.

Le paysage était d’une variété étonnante. C’était sans doute
la forêt la plus diversifiée de France. Elle était peuplée de centaines
d’espèces d’oiseaux, de rongeurs, de reptiles, d’insectes. À plusieurs
reprises, Gaston avait croisé des marcassins et des sangliers, et même, une
fois, une biche et son faon.

À soixante kilomètres à peine de Paris, on pouvait toujours
croire ici que la civilisation humaine n’avait encore rien gâché. Pas de
voitures, pas de klaxons, pas de pollution. Aucun souci. Seulement le silence,
le bruissement des feuilles caressées par le vent, le piaillement d’oiseaux
chamailleurs.

Gaston ferma les yeux et aspira goulûment l’air tiède du
matin. Ces vingt-cinq milles hectares de vie sauvage embaumaient de fragrances
non encore répertoriées par les parfumeurs. Profusion de richesses. Gratuites.

Le directeur du service juridique des Eaux et Forêts
empoigna ses jumelles et balaya l’ensemble du décor. De cette forêt, il
connaissait chaque recoin. À droite, les gorges d’Apremont, le carrefour du
Grand-Veneur, la route du Cul-de-chaudron, le grand belvédère, la caverne des
Brigands. En face, les gorges de Franchard, l’ancien Ermitage, la route de la
Roche-qui-pleure, le belvédère des Druides. À gauche, le cirque des
Demoiselles, le carrefour des Soupirs, le mont Morillon.

D’ici, il apercevait les landes, domaine de l’alouette lulu.
Plus loin, il y avait la plaine de Chanfroy et ses pics cendrés.

Gaston régla ses jumelles et les braqua sur l’arbre Jupiter,
un grand chêne vieux de quatre cents ans culminant à trente-cinq mètres de
hauteur. « Que c’est beau, la forêt », s’émerveilla-t-il en déposant
ses jumelles.

Une fourmi venait tout juste de s’installer sur l’étui. Il
voulut l’en chasser mais elle s’accrocha à sa main avant d’escalader son pull.

Il dit à son chien :

— Les fourmis m’inquiètent. Jusqu’à présent, leurs nids
étaient isolés. Mais leurs fourmilières se regroupent pour des raisons
mystérieuses. Elles se sont ralliées en fédérations et voici que les
fédérations se regroupent entre elles pour former des empires. Comme si les
fourmis étaient en passe de se livrer à une expérience que nous, les humains,
n’avons jamais été capables de mener à bien, celle de la
« suprasociabilité ».

Gaston avait en effet lu dans les journaux qu’on repérait de
plus en plus de supercolonies de fourmilières. En France, on avait recensé dans
le jura des rassemblements de mille à deux mille cités reliées entre elles par
des pistes. Gaston en était persuadé, elles étaient en train de pousser
l’expérience de la société jusqu’à son stade le plus accompli.

Comme il examinait les alentours, son regard fut soudain
attiré par une vision insolite. Il fronça les sourcils. Au loin, dans la
direction du rocher de grès et de la ravine qu’avait découverts sa fille, un
triangle brillait entre les futaies. Cette fois, il ne s’agissait pas d’une
fourmilière.

La forme scintillante était masquée par des branches mais
ses arêtes trop droites la dénonçaient. La nature ignore les lignes droites. Il
devait donc s’agir soit d’une tente dressée par des campeurs qui n’avaient rien
à faire là, soit d’un gros déchet abandonné en pleine forêt par des pollueurs
insouciants.

Irrité, Gaston dévala le sentier en direction de cette lueur
triangulaire. Son esprit continuait à lui présenter des hypothèses : une
caravane d’un modèle nouveau ? Une voiture métallisée ? Un
placard ?

Il mit une heure à travers les ronces et les chardons pour
parvenir jusqu’à la forme mystérieuse. Il était fourbu.

De près, la chose était encore plus insolite. Ce n’était ni
une tente, ni une caravane, ni un placard. Se dressait devant lui une pyramide
d’à peu près trois mètres de haut, aux flancs entièrement recouverts de miroirs.
Quant à la pointe du sommet, elle était translucide comme du cristal.

— Eh bien ça ! mon brave Achille, pour une
surprise, c’est une surprise…

Le chien acquiesça en aboyant. Il grogna en exhibant ses
crocs cariés et lâcha son arme secrète : une haleine fétide qui avait déjà
mis en déroute plus d’un chat de gouttière.

Gaston contourna le bâtiment.

De grands arbres et des touffes de fougères aigles
dissimulaient assez bien la pyramide au premier regard. Si le soleil matinal ne
l’avait éclairée d’un rayon précis, jamais Gaston ne l’aurait remarquée.

Le fonctionnaire scruta l’édifice : ni portes, ni
fenêtres, ni cheminée, ni boîte aux lettres. Pas même un sentier pour s’en
approcher.

Le setter irlandais grognait toujours en reniflant le sol.

— Tu penses comme moi, Achille ? J’ai déjà vu des
trucs comme ça à la télé. Ce sont peut être des… extraterrestres.

Mais les chiens accumulent d’abord les informations avant
d’émettre des hypothèses. Surtout les setters irlandais. Achille semblait
s’intéresser à la paroi-miroir. Gaston y colla son oreille.

— Ça alors !

Il percevait des bruits à l’intérieur. Il crut même
discerner une voix humaine. De la main, il toqua contre le miroir :

— Il y a quelqu’un là-dedans ?

Pas de réponse. Les bruits cessèrent. L’auréole de buée
laissée par la phrase sur la paroi-miroir se dissipa.

À y regarder de très près, la pyramide n’avait rien
d’extraterrestre. Elle avait été construite en béton et recouverte ensuite de
plaques de glace comme on en trouve dans n’importe quel magasin de bricolage.

— Qui peut bien avoir eu l’idée d’ériger une pyramide
au beau milieu de la forêt de Fontainebleau, tu as une idée Achille ?

Le chien aboya la réponse, mais l’humain ne la comprit pas
vraiment.

Il y eut un infime bourdonnement derrière lui.

Bzzz

Gaston n’y prêta pas attention. La forêt était remplie de
moustiques et de taons en tout genre. Le bourdonnement se rapprocha.

Bzzz

Bzzz

Il sentit une légère piqûre au cou, leva la main comme pour
chasser l’insecte importun, mais suspendit son geste. Il ouvrit toute grande la
bouche, tournoya sur lui-même. Il lâcha la laisse de son chien et ses yeux
s’exorbitèrent quand il s’effondra, tête en avant, dans un bouquet de
cyclamens.

 

16. ENCYCLOPÉDIE

 

HOROSCOPE
 : En Amérique du Sud, chez les Mayas, existait une
astrologie officielle et obligatoire. Selon le jour de sa naissance, on donnait
à l’enfant un calendrier prévisionnel spécifique. Ce calendrier racontait toute
sa vie future : quand il allait trouver du travail, quand il allait se
marier, quand il lui arriverait un accident, quand il mourrait. On le lui
chantonnait dans son berceau, il l’apprenait par cœur et lui-même le fredonnait
pour savoir où il en était de sa propre existence.

Ce système fonctionnait
assez bien, car les astrologues mayas se débrouillaient pour faire coïncider
leurs prévisions. Si un jeune homme avait dans les paroles de sa chanson la
rencontre de telle jeune fille un certain jour, la rencontre s’opérait car la
jeune fille détenait exactement le même couplet dans sa chanson-horoscope
personnelle. De même pour les affaires, si un couplet annonçait qu’on allait
acheter une maison tel jour, le vendeur avait dans sa chanson l’obligation de
la vendre tel jour. Si une bagarre devait éclater à une date précise, tous les
participants en étaient informés depuis belle lurette.

Tout fonctionnait à
merveille, le système se renforçant de lui-même.

Les guerres étaient
annoncées et décrites. On en connaissait les vainqueurs et les astrologues
précisaient combien de blessés et de morts joncheraient les champs de bataille.
Si le nombre de morts ne coïncidait pas exactement avec les prévisions, on
sacrifiait les prisonniers.

Comme ces horoscopes
chantés facilitaient l’existence ! Plus aucune place n’était laissée au
hasard. Personne n’avait peur du lendemain. Les astrologues éclairaient chaque
vie humaine du début à sa fin. Chacun savait où menait sa vie et même où allait
celle des autres.

Comble de prévision, les
Mayas avaient prévu… le moment de la fin du monde. Elle surviendrait tel jour
du dixième siècle de ce qu’ailleurs on appela l’ère chrétienne. Les astrologues
mayas s’étaient tous accordés sur son heure exacte. Si bien que la veille,
plutôt que de subir la catastrophe, les hommes mirent le feu à leurs villes,
tuèrent eux-mêmes leur famille et se suicidèrent ensuite. Les quelques rescapés
quittèrent les cités en flammes pour n’être plus que de rares errants dans les
plaines.

Pourtant, cette
civilisation était loin d’être l’œuvre d’individus simplistes et naïfs. Les
Mayas connaissaient le zéro, la roue (mais ils n’ont pas compris l’intérêt
d’une telle découverte), ils ont construit des routes ; leur calendrier,
avec son système de treize mois, était plus précis que le nôtre.

Lorsque les Espagnols sont
arrivés au Yucatan, au seizième siècle, ils n’ont même pas eu la satisfaction
d’anéantir la civilisation maya puisque celle-ci s’était autodétruite fort
longtemps auparavant. Cependant, il subsiste de nos jours des Indiens qui se
prétendent lointains descendants des Mayas. On les nomme les « Lacandons ».
Et, chose étrange, les enfants lacandons fredonnent des airs anciens énumérant
tous les événements d’une vie humaine. Mais nul n’en connaît plus la
signification précise.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

17. RENCONTRE SOUS LES BRANCHAGES

 

Où mène ce chemin ? Elle est fourbue. Il y a déjà
plusieurs jours qu’elle chemine entourée de ces odeurs de piste fourmi.

À un moment, il lui est arrivé quelque chose d’étrange, elle
ne sait pas ce qu’il s’est passé : tout d’un coup elle est montée sur un
objet lisse et sombre, puis elle a été soulevée, elle a marché sur un désert
rose planté d’herbes noires éparses, a été jetée sur des fibres végétales
tressées, elle s’est agrippée puis a été projetée loin dans les airs.

Ce devait être l’un d’« Eux ».

« Ils » viennent de plus en plus nombreux dans la
forêt.

Peu importe. Elle est toujours vivante et c’est tout ce qui
compte. D’abord faibles, les fragrances phéromonales se confirment. Elle est
bien sur une route myrmécéenne. Aucun doute : ce sont des odeurs de piste
que dégage ce chemin, entre bruyère et serpolet. Elle hume et identifie
immédiatement ce cocktail d’hydrocarbones : du C
10
H
22
,
provenant de glandes émettrices placées sous l’abdomen de fourmis exploratrices
belokaniennes.

Soleil dans le dos, la vieille fourmi rousse suit à la trace
ce rail olfactif. Alentour, de vastes fougères forment des arceaux verts. Les
belladones s’élèvent comme autant de colonnes de chlorophylle. Les ifs lui
offrent leur ombrage. Elle perçoit, l’épiant, des milliers d’antennes, d’yeux
et d’oreilles blottis dans les herbes et les feuillages. Tant qu’aucun animal
ne surgit devant elle, elle peut considérer que c’est elle qui effraie et
intimide. Elle enfonce sa tête dans son cou pour accentuer ses allures de guerrière
et quelques yeux disparaissent.

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