— Comment allons-nous, Julie ? interrogea le
psychothérapeute.
La jeune fille contempla cet homme massif, qui transpirait
toujours un peu, et sa maigre chevelure nouée en catogan.
— Julie, je suis là pour t’aider, l’assura-t-il d’une
voix ferme. Je sais qu’au fond de ton cœur tu souffres de la mort de ton père.
Mais les jeunes filles ont leur pudeur et tu n’oses donc pas exprimer ta
douleur. Il faut pourtant que tu l’exprimes pour t’en libérer. Sinon, elle
macérera en toi comme une bile amère et tu n’en souffriras que davantage. Tu me
comprends, n’est-ce pas ?
Silence. Aucune expression sur le visage fermé.
Le psychothérapeute quitta son fauteuil et la prit aux
épaules.
— Je suis là pour t’aider, Julie, répéta-t-il. Il me
semble que tu as peur. Tu es une petite fille qui a peur, seule dans le noir,
et qu’il faut rassurer. C’est justement mon travail. Ma tâche est de te
redonner confiance en toi, d’effacer tes craintes et de te permettre d’exprimer
ce qu’il y a de meilleur en toi, n’est-ce pas ?
D’un signe discret, Julie indiqua au chien Achille que le
précieux vase chinois contenait un os. Le chien la considéra, paupières
tombantes, comprit presque mais n’osa bouger en ce décor inconnu.
— Julie, nous sommes là pour dénouer ensemble les
énigmes de ton passé. Nous allons examiner un par un tous les épisodes de ton
existence, même ceux que tu t’imagines avoir oubliés. Je t’écouterai et,
ensemble, nous verrons comment crever les abcès et cautériser les plaies,
n’est-ce pas ?
Julie continuait à exciter discrètement le chien. Le chien
regardait Julie, regardait le vase et essayait de son mieux de comprendre le
lien entre les deux. Son cerveau de chien était très déconcerté car il sentait
que la jeune fille lui indiquait qu’il avait quelque chose de très important à
faire.
Achille-vase. Vase-Achille. Quel est le rapport
?
Ce qui contrariait beaucoup Achille dans sa vie de chien était de ne pas
trouver les rapports entre les choses ou les événements du monde humain. Il
avait mis longtemps à comprendre par exemple le rapport entre le facteur et la
boîte aux lettres. Pourquoi cet homme remplissait-il la boîte aux lettres avec
des morceaux de papier ? Il avait fini par se rendre compte que ce naïf
prenait la boîte aux lettres pour un animal se nourrissant de papier. Tous les
autres humains le laissaient faire, par pitié probablement.
Mais que voulait Julie à cet instant ?
Dans le doute, le setter irlandais jappa. Peut-être cela
suffirait-il à la satisfaire ?
Le psychothérapeute fixa la jeune fille aux yeux gris clair.
— Julie, je fixe deux objectifs principaux à notre
travail commun. D’abord, te redonner confiance en toi-même. Ensuite, mon
problème sera de t’enseigner l’humilité. La confiance est l’accélérateur de la
personnalité, l’humilité en est le frein. À partir du moment où l’on maîtrise
et son accélérateur et son frein, on contrôle sa destinée et on profite
pleinement de la route de la vie. Tu peux comprendre ça, Julie, n’est-ce
pas ?
Julie consentit enfin à regarder le médecin dans les yeux,
et elle lui lança :
— Je m’en fous de votre frein et de votre accélérateur.
La psychanalyse n’a été conçue que pour aider les enfants à ne pas reproduire
les schémas ratés de leurs parents, voilà tout. Et en général, ça ne marche
qu’une fois sur cent. Cessez de vous adresser à moi comme à une gamine inculte.
Tout comme vous, j’ai lu l’
Introduction à la psychanalyse
de Sigmund
Freud et vos trucs de psy, je les connais. Je ne suis pas malade. Si je
souffre, ce n’est pas d’un manque mais d’un excès. J’ai trop bien compris ce
que ce monde a de vieillot, de réactionnaire, de sclérosé. Même votre
soi-disant psychothérapie n’est qu’un moyen de macérer encore et encore dans le
passé. Je n’aime pas regarder en arrière, et quand je conduis, je ne reste pas
les yeux fixés sur le rétroviseur.
Le médecin fut surpris. Jusque-là Julie s’était toujours
montrée discrète et muette. Aucun de ses clients ne s’était permis de le
remettre en cause directement.
— Je ne dis pas de regarder en arrière, je dis de bien
se regarder soi-même, n’est-ce pas ?
— Je ne veux pas non plus me voir. Quand on conduit, on
ne se regarde pas, et si on ne veut pas avoir d’accident, il vaut mieux
regarder devant, et le plus loin possible. En fait, ce qui vous ennuie, c’est
que je suis trop… lucide. Alors vous préférez penser que c’est moi qui ne suis
pas normale. C’est vous qui me semblez malade avec votre manie de ponctuer
chacune de vos phrases d’un « n’est-ce pas ? ».
Julie poursuivit, imperturbable.
— Et la décoration de votre cabinet. Y avez-vous
réfléchi ? Tout ce rouge, ces tableaux, ces meubles, ces vases
rouges ? Vous êtes fasciné par le sang ? Et cette queue de
cheval ! C’est pour mieux exprimer vos tendances féminines ?
Le spécialiste eut un mouvement de recul. Ses paupières
battirent comme deux boucliers intermittents. Ne jamais entrer en conflit avec
un patient sur son propre terrain était une règle de base de sa profession. Se
dégager et vite. Cette jeune fille visait à le déstabiliser en retournant
contre lui ses propres armes. Elle devait effectivement avoir lu quelques
livres de psychologie. Tout ce rouge… c’était vrai qu’il lui faisait penser à
quelque chose de précis. Et son catogan…
Il voulut se reprendre mais sa supposée patiente ne lui
laissa pas de répit.
— D’ailleurs, choisir le métier de psy, c’est déjà en
soi un symptôme. Edmond Wells a écrit : « Regarde quelle spécialité
choisit un médecin et tu comprendras où est son problème. Les ophtalmos portent
généralement des lunettes, les dermatos souffrent fréquemment d’acné ou de
psoriasis, les endocrinos présentent des problèmes hormonaux et les psys sont…»
— Qui est Edmond Wells ? coupa le médecin,
saisissant à la volée cette chance de détourner la conversation.
— Un ami qui, lui, me veut du bien, répliqua sèchement
Julie.
Il n’avait fallu qu’un instant au « psy » pour
retrouver sa contenance. Ses réflexes professionnels étaient trop enracinés en
lui pour n’être pas prêts à jouer à tout moment. Après tout, cette fille
n’était qu’une cliente, le spécialiste, c’était lui.
— Mais encore ? Edmond Wells… Il y a un rapport
avec H.G. Wells, l’auteur de L’
Homme invisible
?
— Aucune. Mon Wells à moi est beaucoup plus fort. Lui a
écrit un livre qui « vit et qui parle ».
Il voyait à présent comment se sortir de l’impasse. Il
s’approcha.
— Et il raconte quoi, « le livre qui vit et qui
parle » de ce monsieur Edmond Wells ?
Il était maintenant si près de Julie qu’elle pouvait
percevoir son haleine. Elle détestait respirer l’haleine de qui que ce soit.
Elle détourna son visage de son mieux. L’haleine était forte et mêlée à des
relents de lotion mentholée.
— C’est bien ce que je pensais. Il y a dans votre vie
quelqu’un qui vous manipule et vous pervertit. Qui est Edmond Wells ? Et
peux-tu me montrer son « livre qui vit et qui parle » ?
Le psy s’emmêlait entre vouvoiement et tutoiement mais, peu
à peu, il reprenait les rênes de la conversation. Julie s’en aperçut et refusa
de poursuivre l’escarmouche.
Le praticien s’épongea le front. Plus cette petite patiente
le défiait et plus il la trouvait belle. Elle était étonnante, cette jeune
fille, avec ses allures de gamine de douze ans, l’aplomb d’une femme de trente
et une sorte de bizarre culture livresque qui ajoutait à son charme. Il la
dévorait des yeux. Il aimait qu’on lui résiste. Tout en elle était ravissant,
son parfum, ses yeux, sa poitrine. Il se retint de la toucher, de la caresser.
Déjà, vive comme une truite, elle s’était dégagée, éloignée
et se tenait près de la porte. Elle lui adressa un sourire empreint de défi,
enfila les bretelles de son sac à dos après avoir vérifié en le palpant que l’
Encyclopédie
du Savoir Relatif et Absolu
, tome III, s’y trouvait toujours.
Elle partit en claquant la porte.
Achille la suivit.
Dehors, elle gratifia l’animal d’un coup de pied. Ça lui
apprendrait à casser le vase Ming qu’elle lui indiquait au moment où elle le
lui indiquait.
STRATÉGIE IMPRÉVISIBLE
: Un esprit observateur et logique est capable
de prévoir n’importe quelle stratégie humaine. Il existe cependant un moyen de
demeurer imprévisible : il suffit d’introduire un mécanisme aléatoire dans
un processus de décision. Par exemple, confier au sort d’un tirage aux dés la
direction dans laquelle lancer la prochaine attaque.
Non seulement
l’introduction d’un peu de chaos dans une stratégie globale permet des effets
de surprise mais, de plus, elle offre la possibilité de garder secrète la
logique qui sous-tend les décisions importantes. Personne ne peut prévoir les
coups de dés.
Évidemment, durant les
guerres, peu de généraux osent soumettre aux caprices du hasard le choix de la
prochaine manœuvre. Ils pensent que leur intelligence suffit. Pourtant, les dés
sont assurément le meilleur moyen d’inquiéter l’adversaire qui se sentira
dépassé par un mécanisme de réflexion dont il ne saisit pas les arcanes.
Déconcerté et désorienté, il réagira avec peur et sera dès lors complètement
prévisible.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
En dressant les antennes au-dessus de leurs abris,
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et ses douze compagnes repèrent les nouvelles venues.
Ce sont des fourmis naines de la cité de Shi-gae-pou. Des fourmis de petite
taille, mais très hargneuses et très combatives.
Elles s’approchent. Elles ont repéré l’odeur de l’escouade
belokanienne et cherchent l’affrontement. Mais que font-elles là, si loin de
leur nid ?
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pense qu’elles sont là pour les
mêmes raisons que ses nouvelles compagnes : la curiosité. Les naines,
elles aussi, veulent explorer les limites géographiques orientales du monde.
Elle les laisse passer.
Elles se replacent en cercle sous une racine de hêtre, ne se
frôlant que du bout de leurs antennes. 103 683
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reprend son
récit.
Donc, elle s’est retrouvée seule en plein pays des Doigts. Là,
elle est allée de découverte en découverte. Elle a commencé par rencontrer des
blattes qui prétendaient avoir dompté les Doigts au point que ceux-ci leur
déposaient tous les jours d’énormes quantités d’offrandes dans des vasques
vertes monumentales.
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a visité ensuite les nids des
Doigts. Ils étaient évidemment gigantesques mais ils présentaient aussi
d’autres caractéristiques. Ils étaient parfaitement durs et
parallélépipédiques. Il était impossible d’en creuser les murs. Dans chaque nid
de Doigts, circulent de l’eau chaude, de l’eau froide, de l’air et de la nourriture
morte.
Mais là n’est pas le plus extraordinaire. Par chance,
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avait découvert un Doigt n’éprouvant aucune hostilité
à l’égard des fourmis. Un Doigt incroyable qui voulait faire entrer en
communication leurs deux espèces.
Ce Doigt avait fabriqué une machine permettant de
transformer le langage olfactif fourmi en langage auditif Doigt. Il l’avait
lui-même mise au point et savait s’en servir.
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se retire du cercle des antennes.
Cela suffit. Elle en a assez entendu. Cette fourmi est en
train d’affirmer qu’elle a « parlé » à un Doigt ! Les douze sont
d’accord : plus de doute, 103 683
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est folle.
103 683
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demande qu’on l’écoute sans idées
préconçues.
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rappelle que les Doigts éventrent les cités.
Dialoguer avec un Doigt, c’est collaborer avec le pire ennemi des fourmis, sans
nul doute le plus monstrueux.
Ses compagnes secouent leurs antennes en signe
d’assentiment.
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riposte qu’il faut toujours
s’efforcer de bien connaître ses ennemis, ne serait-ce que pour mieux les
combattre. Si la première croisade anti-Doigts s’est transformée en un carnage,
c’est parce que les fourmis, ignorant tout des Doigts, s’en étaient fait des
représentations chimériques.
Les douze hésitent. Elles n’ont pas vraiment envie
d’entendre la suite du récit de la vieille fourmi solitaire tant il leur paraît
stupéfiant. Mais chez les fourmis, la curiosité est d’ordre génétique. Le
cercle se reforme.
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évoque sa conversation avec
« le Doigt qui sait communiquer ». Grâce à ses explications, que de
choses elle va maintenant enseigner à ses cadettes ! Ce que voient les
fourmis des Doigts, ce ne sont que les prolongements du bout de leurs pattes.
Les Doigts sont bien au-delà de ce qu’une fourmi est capable d’imaginer. Ils
sont mille fois plus grands qu’elles. Si elles n’ont pas discerné de bouche ni
d’yeux chez les Doigts, c’est parce qu’ils sont situés tellement haut qu’elles
ne peuvent pas les voir.
N’empêche, les Doigts possèdent bel et bien une bouche, des
yeux et des pattes. Ils n’ont pas d’antennes car ils n’en ont pas besoin. Leur
sens de l’ouïe leur permet de communiquer et leur sens de la vue leur suffit
pour percevoir le monde.
Mais ce ne sont pas là leurs seules caractéristiques. Il y a
plus extraordinaire encore : les Doigts se tiennent verticalement en équilibre
sur leurs deux pattes postérieures. Sur deux pattes seulement ! Ils ont le
sang chaud, ils sont sociables, ils vivent dans des cités.
Combien sont-ils
?
Plusieurs millions
.
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n’en croit pas ses antennes. Des millions de
géants, ça prend de la place tout de même, ça se voit de loin, comment ne
s’est-on pas avisé plus tôt de leur existence ?