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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

La Révolution des Fourmis (5 page)

Elle feuilleta encore cette mosaïque.

Biologie. Utopies. Guides, vade-mecum, modes d’emploi.
Anecdotes relatives à toutes sortes de gens et de sciences. Techniques de
manipulation des foules. Hexagrammes du
Yi king
.

Elle glana une phrase.
Le Yi king est un oracle qui,
contrairement à ce qu’on croit habituellement, ne prévoit pas le futur mais
explique le présent
. Plus loin, elle trouva des stratégies inspirées de
Scipion l’Africain et de Clausewitz.

Elle se demanda un instant s’il ne s’agissait pas d’un
manuel d’endoctrinement puis, sur une page, elle lut ce conseil :

Méfiez-vous de tout parti politique, secte, corporation
ou religion. Vous n’avez pas à attendre des autres qu’ils vous indiquent ce que
vous devez penser. Apprenez à penser par vous-même et sans influence
.

Et plus loin une citation du chanteur Georges Brassens :

Plutôt que de vouloir changer les autres, essayez déjà de
vous changer vous-même
.

Un autre passage attira son regard :

Petit traité sur les cinq sens intérieurs et les cinq
sens extérieurs. Il y a cinq sens physiques et cinq sens psychiques. Les cinq
sens physiques sont la vue, l’odorat, le toucher, le goût, l’ouïe. Les cinq
sens psychiques sont l’émotion, l’imagination, l’intuition, la conscience
universelle, l’inspiration. Si on ne vit qu’avec ses cinq sens physiques, c’est
comme si on n’utilisait que les cinq doigts de sa main gauche
.

Citations latines et grecques. Nouvelles recettes de
cuisine. Idéogrammes chinois. Comment fabriquer un cocktail Molotov. Feuilles
d’arbres séchées. Kaléidoscope d’images. Fourmis et Révolution. Révolution et
Fourmis.

Les yeux de Julie lui picotaient. Elle se sentait ivre de ce
délire visuel et informatif. Elle tomba sur une phrase :

Ne pas lire cet ouvrage dans l’ordre, plutôt l’utiliser
de la manière suivante : quand vous sentez que vous en avez besoin, vous
tirez une page au hasard, vous la lisez et vous essayez de voir si elle vous
apporte une information intéressante sur votre problème actuel
.

Et plus loin encore :

Ne pas hésiter à sauter les passages qui vous semblent
trop longs. Un livre n’est pas sacré
.

Julie referma l’ouvrage et lui promit de l’utiliser comme il
le lui avait si gentiment proposé. Elle arrangea sa couverture et, cette fois,
sa respiration s’apaisa, sa température s’abaissa légèrement et elle s’endormit
doucement.

 

12. ENCYCLOPÉDIE

 

SOMMEIL PARADOXAL
 : Durant notre sommeil, nous connaissons une
phase particulière dite de « sommeil paradoxal ». Elle dure quinze à
vingt minutes, s’interrompt pour revenir plus longuement une heure et demie
plus tard. Pourquoi a-t-on appelé ainsi cette plage de sommeil ? Parce
qu’il est paradoxal de se livrer à une activité nerveuse intense au moment même
de son sommeil le plus profond.

Si les nuits des bébés
sont souvent très agitées, c’est parce qu’elles sont traversées par ce sommeil
paradoxal (proportions : un tiers de sommeil normal, un tiers de sommeil
léger, un tiers de sommeil paradoxal). Durant cette phase de leur sommeil, les
bébés présentent souvent des mimiques étranges qui leur font prendre des mines
d’adultes, voire de vieillards. Sur leur physionomie se peignent tour à tour la
colère, la joie, la tristesse, la peur, la surprise alors qu’ils n’ont sans
doute jamais encore connu de telles émotions. On dirait qu’ils révisent les
expressions qu’ils afficheront plus tard.

Ensuite, au cours de la
vie adulte, les phases de sommeil paradoxal se réduisent avec l’âge pour ne
plus constituer qu’un dixième, sinon un vingtième de la totalité du temps de
sommeil. L’expérience est vécue comme un plaisir et peut provoquer des
érections chez les hommes.

Il semblerait que, chaque
nuit, nous ayons un message à recevoir. Une expérience a été réalisée : un
adulte a été réveillé au beau milieu de son sommeil paradoxal et prié de
raconter à quoi il était en train de rêver à ce moment. On l’a ensuite laissé se
rendormir pour le secouer de nouveau à la phase de sommeil paradoxal suivante.
On a constaté ainsi que, même si l’histoire des deux rêves était différente,
ils n’en présentaient pas moins un noyau commun. Tout se passe comme si le rêve
interrompu reprenait d’une manière différente pour faire passer le même
message.

Récemment, des chercheurs
ont émis une idée nouvelle. Le rêve serait un moyen d’oublier les pressions
sociales. En rêvant, nous désapprenons ce que nous avons été contraints
d’apprendre dans la journée et qui heurte nos convictions profondes. Tous les
conditionnements imposés de l’extérieur s’effacent. Tant que les gens rêvent,
impossible de les manipuler complètement. Le rêve est un frein naturel au
totalitarisme.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

13. SEULE PARMI LES ARBRES

 

C’est le matin. Il fait encore nuit mais il fait déjà chaud.
C’est là l’un des paradoxes du mois de mars.

La lune éclaire les ramées comme un astre bleuté. Cette
lueur la réveille et lui insuffle l’énergie nécessaire pour reprendre son
cheminement. Depuis qu’elle s’avance seule dans cette immense forêt, elle ne
connaît pas beaucoup de répit. Araignées, oiseaux, cicindèles, fourmilions,
lézards, hérissons et même phasmes se liguent pour l’agacer.

Elle ne connaissait pas tous ces soucis quand elle vivait
là-bas, en ville, avec les autres. Son cerveau se branchait alors sur
l’« esprit collectif » et elle n’avait même pas besoin de fournir un
effort personnel pour réfléchir.

Mais là, elle est loin du nid et des siens. Son cerveau est
bien obligé de se mettre en fonctionnement « individuel ». Les
fourmis ont la formidable capacité de disposer de deux modes de fonctionnement
le collectif et l’individuel.

Pour l’instant, le mode individuel est sa seule possibilité
et elle trouve assez pénible de devoir sans cesse penser à soi pour survivre.
Penser à soi, à la longue, cela entraîne la peur de mourir. Peut-être est-elle
la première fourmi qui, à force de vivre seule, en vient à craindre la mort en
permanence.

Quelle dégénérescence !…

Elle avance sous des ormes. Le vrombissement d’un hanneton
ventripotent lui fait lever la tête.

Elle réapprend comme la forêt est extraordinaire. Au clair
de lune, tous les végétaux virent au mauve ou au blanc. Elle dresse ses
antennes et repère une violette des bois recouverte de papillons farceurs qui
lui sondent le cœur. Plus loin, des chenilles au dos tigré broutent des
feuilles de sureau. La nature semble s’être faite encore plus belle pour
célébrer son retour.

Elle trébuche sur un cadavre sec. Elle recule et observe. Il
y a là un amoncellement de fourmis mortes, regroupées en spirale. Il s’agit de
fourmis noires moissonneuses. Elle connaît ce phénomène. Ces fourmis se sont
trop éloignées du nid et lorsque la rosée froide de la nuit est tombée, ne
sachant où aller, elles se sont disposées en spirale et elles ont tourné,
tourné jusqu’à leur fin. Quand on ne comprend pas le monde dans lequel on vit,
on tourne en rond jusqu’au trépas.

La vieille fourmi rousse s’approche pour, du bout de ses
antennes, mieux examiner la catastrophe. Les fourmis du bord de la spirale sont
mortes les premières et ensuite celles du centre.

Elle considère cette étrange spirale de mort, soulignée par
la lueur mauve de la lune. Quel comportement primaire ! Il suffisait de se
mettre à l’abri d’une souche ou de creuser un bivouac dans la terre pour se
protéger du froid. Ces sottes fourmis noires n’ont imaginé rien d’autre que de
tourner et tourner comme si la danse pouvait conjurer le danger.

Décidément, mon peuple a encore beaucoup à apprendre
,
émet la vieille fourmi rousse.

 

En passant sous des fougères noires, elle reconnaît des
parfums de son enfance. Les exhalaisons de pollen l’enivrent.

Il en a fallu du temps pour parvenir à une telle perfection.

D’abord, les algues vertes marines, ancêtres de tous les
végétaux, ont atterri sur le continent. Pour s’y accrocher, elles se sont
transformées en lichens. Les lichens ont mis alors au point une stratégie de
bonification du sol afin de créer un terreau favorable à une seconde génération
de plantes qui, grâce à leurs racines plus profondes, ont pu pousser plus
grandes et plus solides.

Chaque plante possède désormais sa zone d’influence mais il
subsiste encore des aires de conflit. La vieille fourmi voit une liane de
figuier étrangleur partir hardiment à l’assaut d’un merisier impassible. Dans
ce duel, le pauvre merisier n’a aucune chance. En revanche, d’autres figuiers
étrangleurs qui se figurent aptes à venir à bout d’un plant d’oseille
s’étiolent, empoisonnés par sa sève toxique.

Plus loin, un sapin laisse s’abattre ses épines pour rendre
le sol acide au point d’exterminer toutes les herbes parasites et les petites
plantes concurrentes.

À chacun ses armes, à chacun ses défenses, à chacun ses
stratagèmes de survie. Le monde des plantes est sans pitié. Seule différence
peut-être avec le monde animal, les assassinats végétaux se déroulent plus
lentement et, surtout, en silence.

Certaines plantes préfèrent l’arme blanche au poison. Sont là,
pour le rappeler à la fourmi promeneuse, les griffes des feuilles de houx, les
lames de rasoir des chardons, les hameçons des passiflores et jusqu’aux
piquants des acacias. Elle traverse un bosquet qui ressemble à un couloir tout
empli de lames effilées.

La vieille fourmi lave ses antennes puis les dresse en
panache au-dessus de son crâne pour mieux capter toutes les fragrances qui
circulent dans l’air. Ce qu’elle cherche : un relent de la piste odorante
qui mène à son pays natal. Car maintenant, chaque seconde compte. Elle doit à tout
prix avertir sa cité avant qu’il ne soit trop tard.

Des bouffées de molécules odorantes lui apportent toutes
sortes d’informations sans aucun intérêt sur la vie et les mœurs des animaux du
coin.

Elle adapte pourtant le rythme de sa marche pour ne rien
perdre des odeurs qui l’intriguent. Elle s’insinue dans le flux des courants
d’air pour identifier des parfums inconnus. Mais elle n’arrive à rien et
cherche une méthode.

Elle gravit le promontoire que forme le sommet d’une souche
de pin, se cambre et doucement fait tournoyer ses appendices sensoriels. Selon
l’intensité de ses mouvements antennaires, elle capte toute une gamme de
fréquences odorantes. À 400 vibrations-seconde, elle ne perçoit rien de
spécial. Elle accentue les mouvements de son radar olfactif. 600, 1 000,
2 000 vibrations-seconde. Toujours rien d’intéressant. Elle ne reçoit
que des fragrances de végétaux et d’insectes non fourmis : parfums de
fleurs, spores de champignons, odeurs de coléoptères, de bois pourrissant, de
feuilles de menthe sauvage…

Elle accélère encore ses frétillements. 10 000 vibrations-seconde.
En tournoyant, ses antennes créent des courants d’air aspirants qui attirent à
elle toutes les poussières. Elle doit les nettoyer avant de reprendre ses
efforts.

12 000 vibrations-seconde. Enfin elle capte des
molécules lointaines témoignant de la présence d’une piste fourmi. C’est gagné.
Direction ouest-sud-ouest, 12° d’angle par rapport à la clarté de la lune.
En avant.

 

14. ENCYCLOPÉDIE

 

DE L’INTÉRÊT DE LA
DIFFÉRENCE 
: Nous sommes tous
des gagnants. Car tous, nous sommes issus de ce spermatozoïde champion qui l’a
emporté sur ses trois cents millions de concurrents.

Il a gagné le droit de
transmettre sa série de chromosomes qui ont fait que vous êtes vous et personne
d’autre.

Votre spermatozoïde était
quelqu’un de vraiment doué. Il ne s’est pas englué dans quelque recoin. Il a su
trouver la bonne voie. Il s’est arrangé peut-être pour barrer le chemin à
d’autres spermatozoïdes rivaux.

On a longtemps cru que
c’était le spermatozoïde le plus rapide qui réussissait à féconder l’ovule. Il n’en
est rien. Plusieurs centaines de spermatozoïdes parviennent en même temps
autour de l’œuf. Et ils restent là à attendre, dandinant du flagelle. Un seul
d’entre eux sera élu.

C’est donc l’ovule qui choisit
le spermatozoïde gagnant parmi toute la masse de spermatozoïdes quémandeurs qui
se pressent à sa porte. Selon quels critères ? Les chercheurs se sont
longtemps interrogés. Ils ont récemment trouvé la solution : l’ovule jette
son dévolu sur celui qui « présente les caractères génétiques les plus
différents des siens ». Question de survie. L’ovule ignore qui sont les
deux partenaires qui s’étreignent au-dessus de lui, alors il cherche tout
simplement à éviter les problèmes de consanguinité. La nature veut que nos
chromosomes tendent à s’enrichir de ce qui leur est différent et non de ce qui
leur est similaire.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

15. ON LA VOIT DE LOIN

 

Des pas sur la terre. Il était sept heures du matin et les
étoiles palpitaient encore plus haut, au firmament.

Tout en s’avançant avec son chien par les sentiers escarpés,
Gaston Pinson, au cœur de cette forêt de Fontainebleau, au grand air, au calme
avec son chien, se sentait bien. Il lissa ses moustaches rousses. Il suffisait
qu’il vienne dans ces bois pour se sentir enfin un homme libre.

Sur sa gauche, un sentier en colimaçon montait jusqu’à un
entassement de pierres. Au terme de l’ascension, il parvint à la tour
Denecourt, à l’extrémité du rocher Cassepot. De là-haut, la vue était
extraordinaire. Par cette aube chaude et encore étoilée, une lune immense
suffisait à dévoiler le panorama.

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