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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

La Révolution des Fourmis (52 page)

— Pourquoi ne pas nous doter d’un service
télématique ? suggéra Francine. Les gens pourraient ainsi nous soutenir à
distance, nous envoyer des dons, nous soumettre des projets. Avec cette
messagerie, nous exporterions notre révolution.

La proposition fut approuvée. Faute de relais médiatiques, ils
exploiteraient le relais informatique pour disséminer leurs idées et tisser un
réseau d’entraide par-delà leurs murailles.

Dehors, la fête du troisième soir fut encore plus délirante
que celles des jours précédents. L’hydromel coulait à flots. Des garçons et des
filles dansaient autour du feu. Des couples s’enlaçaient près des braises. Des
cigarettes de marijuana de bonne qualité circulaient à foison et embaumaient la
cour d’une odeur opiacée. Des tam-tams entretenaient de leurs battements un
climat de délire.

Julie et ses amis ne participaient pourtant pas à la danse.
Chacune dans une salle de classe, les « fourmis » peaufinaient leurs
projets. Vers trois heures du matin, Julie, qui commençait à se sentir exténuée
et qui mangeait de plus en plus, jugea qu’il était temps pour tous de dormir.
Ils s’allongèrent tous les huit dans le local de répétition, sous la cafétéria,
leur tanière.

Narcisse l’avait redécorée pour la circonstance. Pour tout
ornement, il n’avait trouvé que des draps et des couvertures. Alors, il en
avait mis partout. Il en avait recouvert le sol, les murs et même le plafond de
plusieurs épaisseurs. Il en avait fait des fauteuils, des chaises et une table.
Ils ne disposaient plus de beaucoup de place pour jouer mais d’un nid tiède et
parfait. Léopold pensa que les appartements devraient comporter une pièce
semblable, sans lignes droites et sans angles, avec un plancher au relief mou
et modulable à l’infini.

Julie apprécia l’aménagement. Tout naturellement, et sans
pudeur inutile, les autres vinrent se rouler et se serrer contre elle. Ils
pensaient que tout allait trop bien pour pouvoir durer. Julie s’enveloppa de
couvertures à la manière d’une momie égyptienne. Elle sentait contre elle David
et Paul. Ji-woong était à l’autre bout du matelas. Ce fut quand même de lui
qu’elle rêva.

 

129. ENCYCLOPÉDIE

 

L’OUVERTURE PAR LES
LIEUX
 : Le système social
actuel est défaillant : il ne permet pas aux jeunes talents d’émerger, ou
bien il ne les autorise à émerger qu’après les avoir fait passer par toutes sortes
de tamis qui, au fur et à mesure, leur enlèvent toute saveur. Il faudrait
mettre sur pied un réseau de « lieux ouverts » où chacun pourrait,
sans diplômes et sans recommandations particulières, présenter librement ses
œuvres au public.

Avec des lieux ouverts,
tout devient possible. Par exemple, dans un théâtre ouvert, tout le monde
présenterait son numéro ou sa scène sans subir de sélection préalable. Seuls
impératifs : s’inscrire au moins une heure avant le début du spectacle
(pas la peine de présenter ses papiers, il suffirait d’indiquer son prénom) et
ne pas dépasser six minutes.

Avec un tel système, le
public risque de subir quelques avanies, mais les mauvais numéros seraient hués
et les bons seraient retenus. Pour que ce type de théâtre soit viable
économiquement, les spectateurs y achèteraient leur place au prix normal. Ils y
consentiraient volontiers car, en deux heures, ils auraient droit à un
spectacle d’une grande diversité. Pour soutenir l’intérêt et éviter que les
deux heures ne soient, le cas échéant, qu’un défilé de débutants malhabiles,
des professionnels confirmés viendraient à intervalles réguliers soutenir les
postulants. Ils se serviraient de ce théâtre ouvert comme d’un tremplin, quitte
à annoncer : « Si vous voulez voir la suite de la pièce, venez tel
jour et en tel lieu. »

Ce type de lieu ouvert
pourrait ensuite se décliner ainsi :

— cinéma
ouvert : avec des courts métrages de dix minutes proposés par des
cinéastes débutants,

— salle de concerts
ouverte : pour chanteurs et musiciens en herbe,

— galerie
ouverte : avec la libre disposition de deux mètres carrés chacun pour
sculpteurs et peintres encore inconnus,

— galerie d’invention
ouverte : mêmes impératifs d’espace pour les inventeurs que pour les
artistes.

Ce système de libre présentation
s’étendrait aux architectes, aux écrivains, aux informaticiens, aux
publicistes… Il court-circuiterait les lourdeurs administratives. Les
professionnels disposeraient ainsi de lieux où recruter de nouveaux talents,
sans passer par les agences traditionnelles qui font perpétuellement office de
sas.

Enfants, jeunes, vieux,
beaux, laids, riches, pauvres, nationaux ou étrangers, tous disposeraient alors
des mêmes chances et ne seraient jugés que sur les seuls critères
objectifs : la qualité et l’originalité de leur travail.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

130. MANQUE D’EAU

 

Pour s’élancer et s’étendre, le feu a besoin de vent et de
combustible proche. Ne trouvant ni l’un ni l’autre, l’incendie s’est contenté
de manger l’arbre. Une petite bruine-surprise a fini de le mettre à bas.
Dommage que cette eau ne soit pas tombée plus tôt.

Les révolutionnaires pro-Doigts se comptent. Les rangs sont
clairsemés. Beaucoup sont mortes et, pour les rescapées, l’émotion a été trop
forte, elles préfèrent regagner leurs nids ancestraux ou leur jungle
préhistorique où elles dormiront la nuit sans crainte d’être réveillées par des
flammèches carnivores.

15
e
, l’experte en chasse, propose à l’assemblée
de se mettre en quête de nourriture, car le feu a fait fuir le gibier sur
plusieurs centaines de mètres à la ronde.

Princesse 103
e
assure que, là-haut, les Doigts
mangent les aliments brûlés.

Les Doigts affirment même que c’est meilleur que la
viande crue
.

Les fourmis et les Doigts étant tous deux omnivores, il est
possible que ce qui est comestible pour les Doigts le soit aussi pour les
fourmis. L’entourage n’est pas convaincu. 15
e
s’empare
courageusement d’une dépouille d’insecte calciné. Avec ses mandibules, elle
dégage un cuissot de sauterelle grillée et approche le bout de ses labiales.

Elle n’a pas le temps d’en déguster une miette qu’elle
bondit déjà de douleur. C’est chaud. 15
e
vient de découvrir une loi
première de la gastronomie : pour manger de la nourriture cuite, il faut
d’abord attendre qu’elle refroidisse un peu. Prix de cette leçon : elle a
l’extrémité des labiales insensible et, plusieurs jours durant, le seul moyen
qu’elle aura de reconnaître le goût d’un aliment sera de le flairer avec ses
antennes.

L’idée fait cependant recette. Toutes tâtent de l’insecte
cuit et trouvent ça plutôt meilleur. Cuits, les coléoptères sont plus
croustillants, leurs carapaces s’effritent et sont donc moins longues à mâcher.
Cuites, les limaces changent de couleur et sont plus faciles à couper. Cuites, les
abeilles sont délicieusement caramélisées.

Les fourmis s’élancent pour manger leurs compagnons
d’aventure avec d’autant plus d’appétit que la peur leur a creusé l’estomac et
le jabot social.

Princesse 103
e
est toujours anxieuse. Ses
antennes pendent sur ses yeux et elle baisse la tête.

Où est Prince 24
e
 ?

Elle le cherche partout.

Où est 24
e
 ? répète-t-elle, en
courant de gauche et de droite.

Elle s’est complètement entichée de cette 24
e
,
signale une jeune Belokanienne.

Prince 24
e
, précise une autre.

Maintenant, toutes savent que 24
e
est un mâle et
103
e
une femelle. Et c’est ainsi que, sur cette conversation, naît
un comportement myrmécéen nouveau : les commérages sur la vie des
personnes connues. Comme il n’existe pas encore de presse chez les révolutionnaires
pro-Doigts, le phénomène ne prend pas trop d’ampleur.

Où es-tu, Prince 24
e
 ? émet la
princesse, de plus en plus angoissée.

Et elle erre parmi les cadavres à la recherche de son ami
égaré. Parfois, elle exige même de certaines fourmis qu’elles lâchent leur
nourriture afin de vérifier s’il ne s’agit pas de prince 24
e
. À
d’autres moments, elle assemble un bout de tête à un lambeau de thorax pour
essayer de reconstituer son compagnon perdu.

De guerre lasse, elle finit par renoncer et reste là,
abattue.

Princesse 103
e
aperçoit plus loin les ingénieurs
du feu. Dans les catastrophes, ce sont toujours les responsables qui s’en
tirent le mieux. Une bagarre éclate entre pro et anti-feu, mais comme les
fourmis ne connaissent pas encore la culpabilité ni les mises en jugement et
qu’elles sont très friandes de toutes ces gourmandises grillées éparses, les
chamailleries ne durent pas.

Princesse 103
e
étant accaparée par sa recherche
de 24
e
, 5
e
prend le relais à la tête de la troupe.

Elle regroupe l’escouade et suggère de s’éloigner de ce lieu
de mort afin de découvrir de nouveaux pâturages verdoyants, toujours dans la
direction de l’ouest. Elle dit que la menace de la pancarte blanche pèse
toujours sur Bel-o-kan et que, si les Doigts contrôlent le feu et le levier, deux
techniques dont elles ont mesuré les ravages, assurément ils sont à même de
détruire leur cité et ses alentours.

Une fourmi ingénieur du feu insiste pour qu’on récupère une
petite braise qu’on entretiendra dans un caillou creux. Au début, tout le monde
veut l’en empêcher, mais 5
e
comprend que c’est peut-être là leur
dernier atout pour survivre jusqu’à leur nid. Trois insectes entreprennent donc
de transporter le caillou creux et sa braise orange comme s’il s’agissait d’une
arche d’alliance avec les dieux doigtés.

Deux fourmis sont furieuses de voir le feu si destructeur
entretenu par la troupe et préfèrent abandonner. Elles ne sont finalement plus
que trente-trois fourmis, les douze exploratrices et 103
e
, plus
quelques comparses de l’île du Cornigera. Elles suivent la course du soleil,
très haut dans le ciel.

 

131. LES HUIT BOUGIES

 

Troisième jour. Les huit s’étaient levés dès l’aube pour
peaufiner leurs projets respectifs.

— Ce serait bien que nous nous réunissions dans le
laboratoire d’informatique tous les matins vers neuf heures pour faire le
point, proposa Julie.

Ji-woong se plaça le premier au centre du cercle de ses
compagnons. Il annonça que le serveur informatique « Révolution des
fourmis » était maintenant en place sur le réseau Internet. Il s’y était
attelé dès six heures du matin et il y avait déjà quelques appels.

Allumant un écran, il présenta son serveur. Sur la page
d’affichage, il y avait leur symbole avec les trois fourmis en Y, la devise 1 +
1 = 3 et en gros titre : RÉVOLUTION DES FOURMIS.

Ji-woong leur fit visiter le service agora qui permettait
les débats publics, le service information qui annonçait leurs activités
quotidiennes, et le service soutien qui permettait aux connectés de s’inscrire
dans les programmes en cours.

— Tout fonctionne. Les connectés veulent surtout
comprendre pourquoi nous avons nommé notre mouvement « Révolution des
fourmis » et quel rapport ça a avec ces insectes.

— Justement, il nous faut creuser notre originalité.
L’association aux fourmis est un thème inattendu de révolte, raison de plus
pour le revendiquer, affirma Julie.

Les Sept Nains approuvèrent.

Ji-woong leur apprit que, toujours par ordinateur et sans
sortir du lycée, il avait déposé le nom « Révolution des fourmis » et
ouvert une SARL qui leur permettrait de développer des projets. Il tapa sur le
clavier. Les statuts de la société apparurent, ainsi que sa comptabilité à
venir.

— Désormais, non seulement nous sommes un groupe de
rock, non seulement nous sommes un groupe de jeunes occupant le lycée et un serveur
informatique, mais nous sommes aussi une société économique capitaliste à part
entière. Ainsi, nous battrons le vieux monde avec ses propres armes, annonça
Ji-woong.

Tous scrutaient l’écran.

— C’est bien, dit Julie, mais notre SARL
« Révolution des fourmis » doit reposer sur des piliers économiques
solides. Si nous nous contentons de faire la fête, le mouvement s’étiolera très
vite. Avez-vous élaboré des projets qui nous permettront de faire tourner notre
SARL ?

Narcisse se plaça à son tour au centre des regards.

— Mon idée est de créer une collection de vêtements
« Révolution des fourmis », inspirée des insectes. Je privilégierai
les matériaux
made in Insectland
, pas seulement la soie du ver à soie
mais aussi celle de l’araignée dont la solidité, la légèreté et la souplesse
sont telles qu’elle sert à la fabrication des gilets pare-balles dans l’armée
américaine. Je compte reproduire des motifs d’ailes de papillon sur les tissus
et utiliser ceux des carapaces de scarabée pour une ligne de bijoux.

Il leur soumit quelques croquis et échantillons auxquels il
avait travaillé toute la nuit. Tous approuvèrent ; c’est ainsi que la SARL
« Révolution des fourmis » créa aussitôt sa première filiale,
laquelle concernerait les vêtements et la mode. Ji-woong ouvrit un module de
gestion réservé aux productions de Narcisse. Nom de code : « Société
Papillon ». Simultanément, il créa une vitrine virtuelle où seraient
présentés aux connectés les modèles inventés par Narcisse à partir de
l’observation des insectes.

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