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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

La Révolution des Fourmis (56 page)

Il ne reste plus qu’à soumettre le nid, ou du moins ce qu’il
en reste.

Le soir, dans la cité aplatie, tandis que les
révolutionnaires se sustentent, Princesse 103
e
parle encore des
mœurs étranges des Doigts et 10
e
prend des notes odorantes :

 

MORPHOLOGIE

La morphologie des Doigts n’évolue plus.

Alors que, chez les grenouilles, la vie subaquatique
entraîne au bout d’un million d’années l’apparition de palmes à l’extrémité des
pattes pour mieux s’adapter à l’eau, chez l’homme, tout est résolu par des
prothèses.

Pour s’adapter à l’eau, l’homme fabrique des palmes qu’il
enlève et remet à son gré.

Ainsi, il n’a aucune raison de s’adapter
morphologiquement à l’eau et d’attendre un million d’années pour que lui
apparaissent des palmes naturelles.

Pour s’adapter à l’air, il fabrique de même des avions
qui imitent les oiseaux.

Pour s’adapter à la chaleur ou au froid, il fabrique des
vêtements en guise de fourrure.

Ce qu’une espèce mettait jadis des millions d’années à
façonner avec son propre corps, l’homme le fabrique artificiellement en
quelques jours, rien qu’en manipulant les matériaux qui l’entourent.

Cette habileté remplace définitivement son évolution
morphologique.

Nous aussi, fourmis, n’évoluons plus depuis longtemps car
nous parvenons à résoudre nos problèmes autrement que par l’évolution
morphologique.

Notre forme extérieure est la même depuis cent millions
d’années, preuve de notre réussite.

Nous sommes un animal abouti.

Alors que toutes les autres espèces vivantes sont
soumises à des sélections naturelles : prédateurs, climat, maladies, seuls
l’homme et la fourmi sont écartés de cette pression.

Grâce à nos systèmes sociaux, nous avons tous deux
réussi.

La quasi-totalité de nos nouveau-nés parviennent à l’âge
adulte et notre espérance de vie s’allonge.

Cependant, l’homme et la fourmi se retrouvent confrontés
au même problème : ayant cessé de s’adapter à l’environnement, il ne leur
reste plus qu’à forcer l’environnement à s’adapter à eux.

Ils doivent imaginer le monde le plus confortable pour
eux. Il ne s’agit plus dès lors d’un problème de biologie mais d’un problème de
culture.

 

Plus loin, les ingénieurs du feu reprennent leurs
expériences.

5
e
essaie de marcher sur deux pattes en s’aidant
de brindilles fourchues comme de béquilles. 7
e
poursuit sa fresque
figurant l’odyssée de 103
e
et sa découverte des Doigts. 8
e
essaie de fabriquer des leviers à contrepoids de graviers à l’aide de
brindilles et de plateaux de feuilles tressées.

Après avoir si longuement parlé des Doigts, Princesse 103
e
se sent lasse. Elle pense à nouveau à la saga que voulait écrire 24
e
 :
Les Doigts
. Maintenant que le prince a péri dans l’incendie, c’en est
fini des chances de voir naître un jour ce premier roman fourmi.

5
e
vient rejoindre 103
e
après être
encore une fois tombée à terre en tentant de marcher sur deux pattes. Elle
signale que le problème avec l’art, c’est qu’il est fragile et difficile à
transporter. L’œuf que 24
e
avait entrepris de remplir de son roman
n’était de toute façon pas transportable sur de longues distances.

On aurait dû le mettre sur un escargot
, émet 103
e
.

5
e
rappelle que les escargots mangent parfois les
œufs de fourmi. D’après elle, il faut inventer un art romanesque myrmécéen
léger, transportable et, de préférence, non comestible pour les gastéropodes.

7
e
s’empare d’une feuille pour entamer un nouvel
élément de sa fresque.

Ça non plus ça ne pourra jamais être transporté
, lui
dit 5
e
qui a découvert les problèmes d’encombrement de l’art.

Les deux fourmis se consultent et, soudain, 7
e
a
une idée : la scarification. Pourquoi ne pas dessiner, avec la pointe de
la mandibule, des motifs directement sur la carapace des gens ?

L’idée plaît à 103
e
. Elle sait, en effet, que les
Doigts ont aussi un art de ce genre qu’ils nomment « tatouage ».
Comme leur épiderme est mou, ils sont obligés d’y introduire un colorant alors
que, pour une fourmi, rien n’est plus simple que de rayer la chitine de la
pointe de la mandibule comme s’il s’agissait d’un morceau d’ambre.

7
e
a aussitôt envie de scarifier la carapace de
103
e
mais, avant d’être jeune princesse, la fourmi rousse était une
vieille exploratrice et sa cuirasse est déjà rayée de tant de zébrures qu’on
aura beaucoup de mal à y distinguer quoi que ce soit.

Elles décident donc de convoquer 16
e
, la plus
jeune fourmi de la troupe, du moins celle à la cuirasse impeccable. Alors, avec
application, du bout de sa mandibule droite utilisée comme stylet, 7
e
entreprend de l’inciser de motifs qui lui passent par la tête. Sa première idée
est de représenter une fourmilière en flammes. Elle la dessine sur l’abdomen de
la jeune Belokanienne. Les rayures forment des arabesques et des volutes assez
longues qui se combinent comme des fils. Les fourmis, qui perçoivent
essentiellement le mouvement, sont plus intéressées par les trajectoires que
par les détails des formes des flammes.

 

137. MAXIMILIEN CHEZ LUI

 

Maximilien ôta de son aquarium les guppys morts. Ces deux
derniers jours, forcément, il s’en était moins bien occupé et, une fois de plus,
les poissons le réprimandaient de la pire manière : en se laissant
dépérir. « Ces poissons d’aquarium, issus de croisements génétiques et
sélectionnés uniquement d’après leur aspect esthétique, sont quand même bien
fragiles », pensa le policier, et il se demanda s’il n’aurait pas mieux
fait de choisir des espèces sauvages, moins jolies mais sûrement mieux
adaptables et plus résistantes.

Il jeta les cadavres du jour dans la poubelle et se rendit
au salon en attendant le dîner.

Il prit un exemplaire du
Clairon de Fontainebleau
posé sur le canapé. En dernière page, il y avait un entrefilet signé Marcel
Vaugirard et intitulé : « Un lycée sous haute surveillance ». Un
instant, il craignit que ce journaliste n’informe la population de ce qui se
passait vraiment là-bas. Non, ce brave Vaugirard faisait bien son travail. Il
parlait de gauchistes, de voyous et des plaintes des voisins pour tapage
nocturne. Une minuscule photographie illustrait l’article, un portrait de la
meneuse avec, pour légende : « Julie Pinson, chanteuse et
rebelle ».

Rebelle ? Belle surtout, pensa le policier. Il ne
l’avait jamais remarqué mais la gamine de Gaston Pinson était vraiment belle.

La famille passa à table.

Au menu : escargots au beurre persillé en entrée, et
cuisses de grenouilles au riz en plat principal.

Il regarda sa femme de biais et découvrit soudain chez elle
toutes sortes de comportements insupportables. Elle mangeait en levant le petit
doigt. Elle souriait sans cesse et ne cessait de le dévisager.

Marguerite obtint la permission d’allumer la télévision.

Chaîne 423. Météo. Le niveau de pollution dans les
grandes villes a dépassé la cote d’alerte. On déplore de plus en plus de
problèmes respiratoires ainsi que des irritations oculaires. Le gouvernement
prévoit l’ouverture d’un débat au Parlement sur la question et, entretemps, a
désigné un comité de sages pour proposer des solutions. Cela devrait déboucher
sur un rapport qui…

Chaîne 67. Publicité. « Mangez des yaourts !
Mangez des yaourts ! MANGEZ DES YAOURTS ! »

Chaîne 622. Divertissement. Et voici l’émission
« Piège à réflexion », avec toujours l’énigme des six allumettes et
des huit triangles équilatéraux…

Maximilien arracha la télécommande des mains de sa fille et
éteignit la télévision.

— Oh non ! papa. Je veux savoir si Mme Ramirez a
résolu l’énigme des six allumettes qui font huit triangles !

Le père de famille ne céda pas. Il tenait à présent la
télécommande ; dans toute cellule familiale humaine, c’était le détenteur
de ce sceptre qui en était le roi.

Maximilien demanda à sa fille de cesser de jouer avec la
salière et à sa femme d’arrêter d’avaler d’aussi grosses bouchées.

Tout l’irritait.

Lorsque sa femme lui proposa un nouveau dessert de sa
création, un flan en forme de pyramide, il n’en put plus, il préféra quitter la
table et aller se réfugier dans son bureau.

Pour s’assurer de ne pas être dérangé, Maximilien verrouilla
sa porte.

Mac Yavel étant en permanence allumé, il n’eut qu’à appuyer
sur une touche pour rentrer dans le jeu
Évolution
et se détendre en
guerroyant contre les peuplades étrangères qui menaçaient sa dernière
civilisation mongole pourtant en plein épanouissement.

Cette fois, il misa tout sur l’armée. Plus d’investissements
dans l’agriculture, plus d’investissements dans la science, dans l’éducation ou
les loisirs. Rien qu’une immense armée et un gouvernement despotique. À sa
grande surprise, ce choix donna des résultats intéressants. Sa horde de Mongols
avança d’ouest en est, des Alpes italiennes vers la Chine, en envahissant
toutes les cités situées sur son passage. La nourriture qu’ils n’avaient pas
acquise par l’agriculture, ils l’obtenaient par le pillage. La science à
laquelle ils avaient renoncé, ils l’obtenaient en s’appropriant les
laboratoires des villes conquises. Quant à l’éducation, elle n’était plus
nécessaire. Somme toute, avec une dictature militaire, tout fonctionnait vite
et bien. Il se retrouva en l’an 1750 avec ses chariots et ses catapultes
occupant pratiquement toute la planète. Il se produisit, hélas, une révolte
dans l’une des capitales au moment où il tentait de la faire passer du stade de
la tyrannie à celui de la monarchie éclairée. Le relais s’étant mal fait, il ne
parvint pas à reprendre le contrôle et la révolte s’étendit à d’autres villes.

Une nation voisine, toute petite mais démocratique, n’eut
dès lors aucun mal à envahir sa civilisation.

Une ligne de texte apparut soudain sur l’écran.

Tu n’es pas au jeu. Quelque chose te tracasse
 ?

— Comment le sais-tu ?

L’ordinateur émit par ses haut-parleurs :

— À ta façon de frapper mes touches. Tes doigts
glissent et tu frappes souvent deux touches à la fois. Je peux t’aider ?

Le commissaire s’étonna :

— En quoi un ordinateur pourrait-il m’aider à mater une
révolte de lycéens ?

— Eh bien…

Maximilien appuya sur une touche.

— Donne-moi une autre partie, c’est la meilleure façon
de m’aider. Plus je joue, mieux je comprends le monde dans lequel je vis et les
choix auxquels ont été contraints mes ancêtres.

Il se décida pour une civilisation de type sumérien qu’il
fit avancer jusqu’à l’an 1980. Cette fois, il parvint à suivre une
évolution logique despotisme, monarchie, république, démocratie ; il
réussit à bâtir une grande nation technologiquement avancée. Subitement, en
plein vingt et unième siècle, son peuple fut décimé par une épidémie de peste.
Il n’avait pas assez soigné l’hygiène de ses habitants et il avait, notamment,
omis de construire le tout-à-l’égout dans les grandes villes. Du coup, faute
d’évacuation organisée, les déchets accumulés s’étaient transformés en
bouillons de culture dans les cités et cela avait attiré les rats. Mac Yavel
lui signala qu’aucun ordinateur n’aurait laissé passer une telle erreur.

Ce fut à cet instant précis que Maximilien pensa que, dans
l’avenir, il y aurait peut-être intérêt à mettre un ordinateur à la tête des gouvernements
car lui seul était capable de n’oublier aucun détail. Un ordinateur ne dort
jamais. Un ordinateur n’a pas de problèmes de santé. Un ordinateur n’a pas de
troubles de sexualité. Un ordinateur n’a pas de famille et pas d’amis. Mac
Yavel avait raison. Un ordinateur, lui, n’aurait pas omis d’installer le
tout-à-l’égout.

Maximilien entama une nouvelle partie avec une civilisation
de type français. Plus il jouait, plus il se méfiait de la nature humaine,
perverse en son essence, incapable de discerner son intérêt à long terme, avide
seulement de plaisirs immédiats.

À l’écran, justement, il assistait à une révolution
estudiantine dans l’une de ses capitales, en 1635 de l’époque référence.
Ces gamins qui trépignaient comme des enfants gâtés parce qu’ils n’obtenaient
pas sur-le-champ toutes les satisfactions qu’ils désiraient…

Il lança ses troupes contre les étudiants et finit par les
exterminer.

Mac Yavel lui fit une curieuse remarque :

— Tu n’aimes pas tes congénères humains ?

Maximilien prit une canette de bière dans son petit
réfrigérateur et but. Il aimait bien se rafraîchir le gosier tout en se
divertissant avec son simulateur de civilisations.

Il actionna le curseur pour venir à bout des derniers îlots
de résistance puis, la révolution enfin anéantie, il instaura une plus grande
surveillance policière et implanta un réseau de caméras vidéo pour mieux
contrôler les faits et gestes de sa population.

Maximilien regarda ses habitants aller et venir et tourner
en rond comme on observe des insectes. Enfin, il consentit à répondre.

— J’aime les humains… malgré eux.

 

138. RIPAILLE

 

Peu à peu, la Révolution devint un immense fouillis
inventif.

À Fontainebleau, les huit initiateurs étaient un peu
dépassés par l’ampleur que prenait leur fête. En plus du podium et de leurs
huit stands, des estrades et des tables avaient poussé partout dans la cour
comme des champignons.

Naquirent ainsi des stands « peinture »,
« sculpture », « invention », « poésie »,
« danse », « jeux informatiques », où des jeunes
révolutionnaires présentèrent spontanément leurs œuvres. Le lycée se transforma
peu à peu en un village bariolé dont les habitants se tutoyaient, s’abordaient
librement, s’amusaient, bâtissaient, testaient, expérimentaient, observaient,
goûtaient, jouaient ou, tout simplement, se reposaient.

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