Le stand « Centre des questions » de David
présentait un ordinateur à large écran et un gros disque dur ronronnant où les
informations étaient stockées et regroupées. David se livrait à des
démonstrations de sa machine et de son réseau. Des gens se proposaient pour
l’aider à constituer les tentacules de recherche d’informations.
Au stand « SARL Révolution des fourmis », Ji-woong
mettait en ordre les ardeurs révolutionnaires et disséminait les informations
sur leurs activités. Déjà, un peu partout dans le monde, des lycées, des
universités et même des casernes se portaient volontaires pour organiser des
expériences similaires dans leurs établissements respectifs.
Ji-woong tirait pour eux les leçons de leur expérience de
trois jours : commencer par faire la fête puis enchaîner avec la
constitution d’une SARL et créer des filiales à l’aide des instruments
informatiques.
Ji-woong espérait qu’en se répandant géographiquement, la
Révolution des fourmis s’enrichirait de nouvelles initiatives. Il suggérait
d’ailleurs à chaque révolution des fourmis étrangère de les imiter.
Le Coréen donnait le plan de la disposition du podium, des
tipis, du feu. Et surtout il exposait les symboles de leur révolution :
les fourmis, la formule « 1 + 1 = 3 »,
l’hydromel, la pratique du jeu d’Éleusis.
Au stand « Mode », Narcisse s’était entouré
d’amazones en guise de mannequins ou de petites mains. Certaines présentaient
ses vêtements imprimés de motifs d’insectes. D’autres en peignaient sur des
draps blancs, en suivant les directives du styliste.
Zoé, un peu plus loin, n’avait pas grand-chose à montrer
mais elle expliquait son ambition d’une communication absolue entre les humains
et son idée de procéder grâce à des antennes nasales. Au début, cela faisait
sourire mais, bien vite, on finissait par l’écouter, ne serait-ce que pour
rêver d’une telle prouesse. En fait, tout le monde regrettait de n’avoir jamais
vraiment communiqué avec qui que ce soit, ne serait-ce qu’une fois.
Au stand « Pierre de Rosette », Julie installait
sa fourmilière. Des volontaires l’avaient aidé à creuser profondément dans le
jardin afin de s’emparer du nid tout entier, reine comprise. Julie l’avait
ensuite placé dans un aquarium, venu tout droit de la salle de biologie.
Les distractions ne manquaient pas. Les tables avaient été
laissées en place dans la salle de ping-pong où les tournois se succédaient. Le
laboratoire de langues, avec son matériel vidéo, faisait à présent fonction de
salle de cinéma. Plus loin, on jouait au jeu d’Éleusis révélé par l’
Encyclopédie
du Savoir Relatif et Absolu
. Son objectif de découvrir quelle était la
règle était parfait pour développer les imaginations et il devint très vite le
jeu fétiche.
Pour les déjeuners, Paul s’était piqué de préparer les
meilleurs repas possible. « Plus la nourriture sera bonne, plus les
révolutionnaires seront motivés », expliquait-il. Il nourrissait aussi
l’ambition que la Révolution des fourmis soit classée dans les guides
touristiques en tant que haut lieu gastronomique. Il veillait personnellement à
la préparation des plats en cuisine et inventait des saveurs nouvelles à l’aide
de ses miels exotiques. Miel frit, miel confit, miel en poudre, miel en sauce,
il essayait toutes les combinaisons.
Il y avait de la farine dans les réserves et Paul proposa
que la Révolution fabrique elle-même son pain puisqu’il était impossible de
sortir en acheter dans une boulangerie. Des militants démontèrent un muret pour
disposer de briques avec lesquelles ils construisirent un four à pain. Paul
dirigeait la gestion du potager et du verger qui allaient leur fournir des
fruits et légumes frais, même en cas d’embargo total.
Dans son stand « Gastronomie », Paul assurait à
qui voulait l’entendre qu’il fallait faire confiance à son odorat pour repérer
les bons aliments. Et, à le voir renifler ses jus de miel et ses légumes, on
savait que la nourriture allait être de qualité.
Une amazone vint informer Julie qu’au téléphone, un certain
Marcel Vaugirard, journaliste local, demandait à parler au « chef de la
révolution ». Elle lui avait dit qu’il n’y avait pas de chef, mais que
Julie pouvait être considérée comme leur porte-parole, il réclamait donc une
interview. Elle le prit.
— Bonjour, monsieur Vaugirard. Je suis surprise de ce
coup de fil. Je croyais que vous parliez mieux des événements sans les
connaître, remarqua Julie, mutine.
Il éluda.
— Je voudrais savoir le nombre de manifestants. La
police m’a dit qu’il y avait une centaine de squatters qui s’étaient
claquemurés dans un lycée, empêchant son fonctionnement normal, je voulais
avoir votre estimation.
— Vous allez faire la moyenne entre le chiffre de la
police et celui que je vais vous donner ? Inutile. Sachez que nous sommes
exactement cinq cent vingt et un.
— Et vous vous réclamez du gauchisme ?
— Pas du tout.
— Du libéralisme, alors ?
— Non plus.
Au bout du fil, l’homme semblait agacé.
— On est forcément de droite ou de gauche,
affirma-t-il.
Julie se sentit lasse.
— Vous ne semblez capable de penser que dans deux
directions, soupira la jeune fille. On n’avance pas qu’à gauche ou à droite. On
peut aussi aller en avant ou en arrière. Nous, c’est « en avant ».
Marcel Vaugirard rumina longuement cette réponse, déçu
qu’elle ne corresponde pas avec ce qu’il avait déjà écrit.
Zoé, qui écoutait près de Julie, s’empara de l’appareil.
— Si on devait nous associer à un parti politique, il
faudrait l’inventer et le nommer le parti « évolutionniste »,
l’informa-t-elle. Nous sommes pour que l’homme évolue plus vite.
— Ouais, c’est ce que je pensais, vous êtes des
gauchistes, conclut le journaliste local, rassuré.
Et il raccrocha, content d’avoir une fois de plus tout
compris d’avance. Marcel Vaugirard était un grand amateur de mots croisés. Il
aimait que tout entre dans des cases. Pour lui, un article n’était qu’une
grille toute prête dans laquelle on faisait rentrer des éléments à peine
variables. Il disposait ainsi de toute une série de grilles. Une pour les
articles politiques, une pour les événements culturels, une pour les faits
divers, une autre encore pour les manifestations. Il commença à taper son
article avec son titre déjà tout prêt : « Un lycée sous haute
surveillance ».
Énervée par cette conversation, Julie ressentit le besoin
étrange de manger. Elle rejoignit Paul sur son stand. Il s’était finalement
déplacé à l’est pour ne pas être gêné par les bruits du podium.
Ensemble, ils parlèrent des cinq sens.
Paul estimait que les humains se contentaient de leur seule
vue pour transmettre quatre-vingts pour cent des informations à leur cerveau.
Il y avait là un problème car, du coup, la vue se transformait en un sens tyran
qui ramenait tous les autres à la portion congrue. Pour qu’elle s’en rende bien
compte, il banda les yeux gris clair de son foulard et lui demanda de définir
les odeurs émanant de son orgue à parfums. Elle se prêta volontiers au jeu.
Elle reconnut aisément des odeurs faciles comme celles du
thym ou de la lavande, fronça les narines pour nommer le ragoût de bœuf, la
chaussette usagée ou le cuir ancien. Le nez de Julie se réveillait. Toujours à
l’aveuglette, elle détecta du jasmin, du vétiver et de la menthe. Elle réussit
même, petit exploit, à identifier l’odeur de la tomate.
— Bonjour, mon
nez
, dit-elle.
Paul lui confia que, comme la musique, comme les couleurs,
les odeurs sont faites de vibrations et lui proposa, yeux toujours bandés, de
reconnaître des goûts.
Elle testa des aliments aux saveurs difficilement
identifiables. De tout son palais qui se réveillait, elle chercha à les nommer.
En fait, il n’y avait que quatre goûts : amer, acide, sucré, salé et tous
les arômes étaient ensuite fournis par le nez. Attentivement, elle suivait la
marche de la bouchée de nourriture. Poussée par les reptations de ses parois
tubulaires, elle glissait dans son œsophage avant de parvenir dans son estomac
où toute une variété de sucs gastriques l’attendait pour se mettre au travail.
Elle rit de surprise de pouvoir les percevoir.
— Bonjour mon
estomac
!
Son corps était heureux de manger. Son système digestif se
faisait connaître à elle. Il était prisonnier depuis si longtemps. Julie
ressentit comme une frénésie de nourriture. Elle comprit que, ne se souvenant
que trop bien de ses crises d’anorexie, son corps s’accrochait désormais à la
moindre parcelle d’aliment de peur d’en être privé à nouveau.
Les sucres et les aliments gras semblaient tout
particulièrement ravir son corps maintenant qu’elle en était à l’écoute.
Toujours à l’aveuglette, Paul lui tendait des bouchées de gâteaux sucrés ou
salés, de chocolat, de raisins, de pomme ou d’orange. Elle écoutait à chaque
fois ses papilles et nommait ce qu’elle dégustait.
— Les organes s’endorment lorsqu’on ne pense pas à les
utiliser, signala Paul.
Puis, comme elle avait toujours le bandeau sur les yeux, il
l’embrassa sur la bouche. Elle sursauta, hésita et, finalement, le repoussa.
Paul soupira.
— Excuse-moi.
En ôtant son bandeau, Julie était presque plus embarrassée
que lui :
— Ce n’est rien. Ne m’en veux pas mais je n’ai pas
tellement la tête à ça, ces temps-ci.
Elle sortit. Zoé, qui avait suivi la scène, lui emboîta le
pas.
— Tu n’aimes pas les hommes ?
— Je déteste en général les contacts épidermiques. Si
ça ne tenait qu’à moi, je m’équiperais d’un immense pare-chocs pour me
préserver de tous ces gens qui, pour un oui pour un non, s’emparent de ta main
ou t’entourent les épaules, et je ne parle pas de tous ceux qui estiment
indispensable de te faire la bise pour te dire bonjour. Ils te bavent sur les
joues et c’est…
Zoé posa encore quelques questions sur sa sexualité à Julie
et fut sidérée d’apprendre qu’à dix-neuf ans, elle, si mignonne, était toujours
vierge.
Julie lui expliqua qu’elle n’avait pas envie de rapports
sexuels car elle ne voulait pas ressembler à ses parents. Pour elle, la
sexualité, c’était le premier pas vers la formation d’un couple, puis vers le
mariage et enfin la vie de vieux bourgeois.
— Chez les fourmis il y a une caste à part, les
asexués. Eux, on leur fout la paix et ils ne s’en portent pas plus mal. On ne
leur rabâche pas à longueur de journée la honte du statut de « vieille
fille » et de la solitude.
Zoé éclata de rire puis la prit par les épaules.
— Nous ne sommes pas des insectes. Nous sommes
différents. Chez nous il n’y a pas d’asexués !
— Pas encore.
— Le problème, c’est que tu omets une notion
essentielle : la sexualité ce n’est pas que la reproduction, c’est aussi
le plaisir. Quand on fait l’amour on reçoit du plaisir. On donne du plaisir. On
échange du plaisir. Julie fit une moue dubitative. Pour l’instant, elle ne
voyait pas la nécessité de former un couple. Encore moins celle d’avoir des
contacts épidermiques avec qui que ce soit.
MÉTHODE ANTI CÉLIBAT
: Jusqu’en 1920, dans les Pyrénées, les
paysans de certains villages résolvaient d’une manière directe les problèmes de
couple. Il y avait un soir dans l’année dit la « nuit des mariages ».
Ce soir-là, on réunissait tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles
ayant seize ans. On se débrouillait pour qu’il y ait exactement le même nombre
de filles et de garçons.
Un grand banquet était
donné en plein air, à flanc de montagne, et tous les villageois mangeaient et
buvaient abondamment.
À une heure donnée, les
filles partaient les premières avec une longueur d’avance. Elles couraient se
dissimuler dans les taillis. Comme pour une partie de cache-cache, les garçons
partaient ensuite à leur chasse. Le premier à avoir découvert une fille se
l’appropriait. Les plus jolies étaient, bien sûr, les plus recherchées et elles
n’avaient pas le droit de se refuser au premier qui les débusquait.
Or, ce n’étaient pas
forcément les plus beaux qui étaient les premiers à les découvrir mais toujours
les plus rapides, les plus observateurs, les plus malins. Les autres n’avaient
plus qu’à se contenter des filles moins séduisantes car aucun garçon n’était
autorisé à rentrer au village sans fille. Si un plus lent, ou un moins
débrouillard, refusait de se résoudre à se rabattre sur une laide et revenait
les mains vides, il était banni du bourg.
Heureusement, plus la nuit
s’avançait et plus l’obscurité avantageait les moins belles.
Le lendemain, on procédait
aux mariages.
Inutile de préciser qu’il
y avait peu de vieux garçons et de vieilles filles dans ces villages.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
La longue cohorte des fourmis révolutionnaires pro-Doigts
rassemble maintenant une masse de trente mille individus.
Ils parviennent devant la ville de Yedi-bei-nakan. La cité
refuse de les laisser entrer. Les révolutionnaires pro-Doigts veulent mettre le
feu à cette fourmilière hostile, mais cela s’avère impossible car la cité est
recouverte d’un dôme en feuilles vertes non inflammables. Princesse 103
e
décide alors de tirer parti de l’environnement. Une falaise coiffée d’un gros
rocher surplombe la cité. Il n’y a qu’à utiliser un levier pour projeter cette
grosse pierre ronde sur la ville.
La pierre se décide enfin à bouger, vacille avant de partir
et d’atterrir pile sur le dôme de feuilles molles. C’est la plus grosse et la
plus lourde bombe tombée sur une ville de plus de cent mille habitants.