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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

La Révolution des Fourmis (54 page)

BOOK: La Révolution des Fourmis
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— … Qui seront ensuite mangées par des
consommateurs virtuels, continua Zoé, très impressionnée.

— Quelle différence avec notre monde alors ?

— Le temps. Il passera dix fois plus vite là-bas
qu’ici. Ce qui nous permettra d’observer les macro-phénomènes. Un peu comme si
nous observions notre monde en accéléré.

— Et où est l’intérêt économique ? s’inquiéta
Ji-woong, toujours soucieux de rentabilité.

— Il est énorme, répondit David qui avait déjà perçu
toutes les implications du projet de Francine. On pourra tout tester dans Infra-World.
Imaginez un monde informatique où tous les comportements des habitants virtuels
ne sont plus préprogrammés mais librement issus de leurs esprits !

— Comprends toujours pas.

— Si on veut savoir si le nom d’une marque de lessive
intéresse le public, il suffira de l’introduire dans
Infra-World
et on
saura comment les gens réagissent. Les habitants virtuels choisiront ou
repousseront librement le produit. On obtiendra ainsi des réponses bien plus
fidèles et bien plus rapides que celles fournies par les instituts de sondages
car, au lieu de tester une marque sur un échantillon de cent personnes réelles,
on la testera sur des populations entières de millions d’individus virtuels.

Ji-woong fronça les sourcils pour bien saisir la portée d’un
tel projet.

— Et comment introduiras-tu tes barils de lessive à
tester dans
Infra-World
 ?

— Par des hommes-ponts. Des individus aux apparences
normales : des ingénieurs, des médecins, des chercheurs de leur monde
auxquels nous livrerons les produits à tester. Eux seuls sauront que leur
univers n’existe pas et qu’il n’a pour finalité que de réaliser des expériences
au bénéfice de la dimension supérieure.

Il leur était apparu difficile de surpasser en ambition le
projet « Centre des questions » de David et, pourtant, Francine y
était parvenue. Maintenant, ils commençaient à entrevoir l’ampleur de son
projet.

— On pourra même tester des politiques entières dans
Infra-World. On vérifiera quels résultats produisent à court, moyen et long
terme le libéralisme, le socialisme, l’anarchisme, l’écologisme… Les députés
verront les effets d’une loi. Nous aurons à notre disposition une mini-humanité
cobaye qui nous permettra de gagner du temps en épargnant à l’humanité grandeur
nature de faire fausse route.

À présent, l’excitation était à son comble chez les huit.

— Fantastique ! s’exclama David.
Infra-World
sera même capable d’alimenter mon « Centre des questions ». Avec ton monde
virtuel, tu trouveras sûrement des réponses à toutes sortes de questions que
nous n’aurions pas résolues autrement.

Francine avait un regard de visionnaire.

David lui donna une bourrade dans le dos.

— En fait, tu te prends pour Dieu. Tu vas créer de toutes
pièces un petit monde complet et tu l’observeras avec la même curiosité que
Zeus et les dieux de l’Olympe scrutèrent cette terre.

— Peut-être que déjà, chez nous, les lessives sont
testées à l’intention d’une dimension supérieure, intervint Narcisse, narquois.

Ils pouffèrent puis leurs rires se firent moins naturels.

— … Peut-être, murmura Francine, soudain songeuse.

 

132. ENCYCLOPÉDIE

 

JEU D’ÉLEUSIS
 : Le but du jeu d’Éleusis est de trouver… sa
règle.

Une partie nécessite au
moins quatre joueurs. Au préalable, l’un des joueurs, qu’on appelle Dieu,
invente une règle et l’inscrit sur un morceau de papier. Cette règle est une
phrase baptisée « La Règle du monde ». Deux jeux de cinquante-deux
cartes sont ensuite distribués jusqu’à épuisement entre les joueurs. Un joueur
entame la partie en posant une carte et en déclarant : « Le monde
commence à exister ». Le joueur baptisé Dieu fait savoir « cette
carte est bonne » ou « cette carte n’est pas bonne ». Les
mauvaises cartes sont mises à l’écart, les bonnes alignées pour former une
suite. Les joueurs observent la suite de cartes acceptées par Dieu et
s’efforcent, tout en jouant, de trouver quelle logique préside à cette
sélection. Lorsque quelqu’un pense avoir trouvé la règle du jeu, il lève la
main et se déclare « prophète ». Il prend alors la parole à la place
de Dieu pour indiquer aux autres si la dernière carte posée est bonne ou
mauvaise. Dieu surveille le prophète et, si celui-ci se trompe, il est
destitué. Si le prophète parvient à donner pour dix cartes d’affilée la bonne
réponse, il énonce la règle qu’il a déduite et les autres la comparent avec
celle inscrite sur le papier. Si les deux se recoupent, il a gagné, sinon, il
est destitué. Si, les cent quatre cartes posées, personne n’a trouvé la règle
et que tous les prophètes se sont trompés, Dieu a gagné.

Mais il faut que la règle
du monde soit facile à découvrir. L’intérêt du jeu, c’est d’imaginer une règle
simple et pourtant difficile à trouver. Ainsi, la règle « alterner une
carte supérieure à neuf et une carte inférieure ou égale à neuf » est très
difficile à découvrir car les joueurs ont naturellement tendance à prêter toute
leur attention aux figures et aux alternances des couleurs rouge et noire. Les
règles « uniquement des cartes rouges, à l’exception des dixième,
vingtième et trentième » ou « toutes les cartes à l’exception du sept
de cœur » sont interdites car trop difficiles à démasquer. Si la règle du
monde est introuvable, c’est le joueur « Dieu » qui est disqualifié.
Il faut viser « une simplicité à laquelle on ne pense pas d’emblée ».
Quelle est la meilleure stratégie pour gagner ? Chaque joueur a intérêt à
se déclarer au plus vite prophète même si c’est risqué.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

133. LA RÉVOLUTION EN MARCHE

 

Princesse 103
e
se baisse pour suivre les
évolutions d’un troupeau d’acariens qui transhume entre les griffes de sa patte
avant, vers le trou d’une souche de sapin.

Ces acariens sont sans doute aussi petits pour nous que
nous le sommes pour les Doigts
, pense-t-elle.

Elle les observe par curiosité. L’écorce gris pâle se
fissure longitudinalement en plaques courtes et étroites, petits ravins remplis
d’acariens. 103
e
se penche et assiste à la guerre entre cinq mille
acariens, qu’elle reconnaît comme étant de type oribates, contre trois cents
acariens de type hydrachnidés. Princesse 103
e
les regarde un
instant. Les oribates sont particulièrement impressionnants avec leurs griffes
plantées n’importe où, sur les coudes, les épaules, et même le visage.

La princesse se demande pourquoi les hydrachnidés qu’on
trouve essentiellement dans l’eau viennent envahir les arbres. Ces infimes
crustacés poilus, caparaçonnés, armés de crochets, de scies, de stylets, de
rostres compliqués se livrent des batailles épiques. Dommage que 103
e
n’ait pas le temps de poursuivre son observation. Nul ne connaîtra les guerres,
les invasions, les drames, les tyrans du peuple des acariens. Nul ne saura qui
d’entre les oribates ou les hydrachnidés a gagné la minuscule bataille de la
trentième fissure verticale du grand sapin. Peut-être que, dans une autre
fissure, d’autres acariens encore plus spectaculaires, des sarcoptes, des
tyroglyphes, des ixodes, des dermancentors, ou des argas, se livrent des
batailles encore plus fantastiques pour des enjeux encore plus passionnants.
Mais tout le monde s’en désintéresse. Même les fourmis. Même 103
e
.

Pour sa part, elle a décidé de s’intéresser aux Doigts
géants et puis à elle-même. Cela lui suffit.

Elle reprend la route.

Tout autour d’elle, la colonne de la Révolution des Doigts
ne cesse de grandir. Ils étaient trente-trois après l’incendie, ils sont
bientôt cent insectes de différentes sortes. Loin de les effrayer, la fumée
produite par le brasero attire en effet les curieux. Ils viennent voir le feu
dont ils ont tant entendu parler et écouter les récits de l’odyssée de 103
e
.

Princesse 103
e
demande régulièrement aux nouveaux
arrivants s’ils n’ont pas vu un mâle fourmi dont les odeurs passeport répondent
au numéro de 24
e
. Personne n’a ce nom en tête. Tous veulent voir le
feu.

Ce serait donc ça, le terrible feu
.

Prisonnier dans sa gangue de pierre, le monstre semble
assoupi, mais les mères coléoptères n’en avertissent pas moins leurs petits de
ne pas s’approcher, c’est dangereux.

Comme le brasero est lourd, 14
e
, spécialiste des
contacts avec les peuplades étrangères, propose de le faire porter par un
escargot. Elle parvient à se faire comprendre d’un gastéropode et le convainc
qu’avoir une chaleur sur le dos est très bon pour la santé. La bête accepte
plus par peur des fourmis qu’autre chose. Satisfaite, 5
e
suggère
qu’on charge de la même manière d’autres escargots de nourriture et de
braseros.

L’escargot est un animal lent qui présente l’avantage d’être
tout terrain. Son mode de locomotion est vraiment bizarre. Il lubrifie le sol
de sa bave puis glisse sur la patinoire qu’il a ainsi créée devant lui. Les
fourmis, qui jusque-là les mangeaient sans les observer, n’en reviennent pas de
voir ces animaux produire de la bave à l’infini.

Évidemment, la substance pose un problème aux fourmis qui
marchent derrière et se retrouvent à patauger dedans. Cela les oblige à avancer
sur deux colonnes de chaque côté de la ligne de bave.

Cette procession de fourmis, où s’intercalent des escargots
écarlates et fumants, impressionne. Des insectes, fourmis pour la plupart,
sortent des fourrés, l’antenne interrogatrice, l’abdomen replié. Il n’existe
pas de certitudes dans ce monde au ras des pierrailles, l’idée de marcher
ensemble pour résoudre une énigme cosmique exalte quelques exploratrices
étrangères blasées et quelques jeunes guerrières effrontées.

De cent, ils passent à cinq cents. La Révolution pro-Doigts
prend figure de grande armée en transhumance.

Seul élément surprenant, le peu d’enthousiasme de la
princesse héroïne. Les insectes ne parviennent pas à comprendre qu’on puisse
accorder autant d’importance à un individu en particulier, fût-il prince 24
e
.
Mais 10
e
entretient bien la légende et elle explique que c’est là
encore une maladie typiquement doigtesque : l’attachement aux êtres
particuliers.

 

134. UNE BELLE JOURNÉE

 

Tout en œuvrant à la construction de leur mini-révolution,
Julie et ses compagnons goûtaient à cette sensation rafraîchissante : voir
son esprit individuel s’élargir à un esprit collectif comme si, soudain, lui
était révélé un extraordinaire secret : l’esprit n’est pas limité à la
prison du corps, l’intelligence n’est pas limitée à la caverne de son crâne. Il
suffisait que Julie le veuille pour que son esprit sorte du crâne et se
transforme en un immense napperon de dentelle de lumière s’agrandissant sans
cesse pour se répandre autour d’elle.

Son esprit était capable d’envelopper le monde ! Elle
avait toujours su qu’elle n’était pas qu’un gros sac rempli d’atomes, mais de
là à percevoir cette sensation de toute-puissance spirituelle…

Simultanément elle ressentit une deuxième sensation
forte : « Je ne suis pas importante ». S’étant élargie, s’étant
réalisée dans le groupe des révolutionnaires fourmis, puis dans la capacité à
étendre son esprit au monde, son individualité lui importait moins. Julie
Pinson lui semblait quelqu’un d’externe dont elle suivait les agissements comme
si elle n’était pas directement concernée. C’était une vie parmi tant d’autres.
Elle n’avait plus le côté unique et tragique que comprend tout destin humain.

Julie se sentait légère.

Elle vivait, elle mourrait, la belle, rapide et
inintéressante affaire. Par contre, il restait ça : son esprit pouvait
traverser l’espace et le temps, s’envoler comme un immense napperon de
lumière ! Ça, c’était un savoir immortel.

« Bonjour, mon
esprit
 », murmura-t-elle.

Mais comme elle n’était pas préparée à gérer une telle
sensation avec son cerveau fonctionnant uniquement à 10 % de ses capacités
comme celui de tout un chacun, elle revint dans le petit appartement exigu de
son crâne. Là ; son napperon de lumière se tint tranquille, serré froissé
au fond de son crâne tel un vulgaire Kleenex.

Julie montait des tables, transportait des chaises, liait
des cordes de tente, plantait des fourchettes-piquets, saluait les amazones,
courait pour aider d’autres révolutionnaires à tenir un édifice en équilibre,
buvait un petit coup d’hydromel pour se redonner chaud au ventre, chantonnait
en besognant.

Quelques gouttes de sueur perlaient à son front et au-dessus
de sa bouche. Lorsque ces dernières glissèrent aux commissures des lèvres, elle
les aspira d’un coup.

Les révolutionnaires des fourmis passèrent le troisième jour
d’occupation du lycée à construire des stands pour présenter leurs projets. Ils
avaient d’abord songé à les aménager dans les salles de classe mais Zoé déclara
qu’il serait plus convivial de les installer en bas, sur la pelouse de la cour,
à proximité des tentes et du podium. Ainsi, tout le monde pourrait les visiter
et participer.

Une tente tipi, un ordinateur, un fil électrique et un fil
de téléphone suffisaient à créer une cellule économique viable.

Grâce aux ordinateurs, en quelques heures, la plupart des
huit projets étaient prêts à fonctionner. Si la révolution communiste, c’était
« les Soviets plus l’électricité », leur révolution, c’était
« les fourmis plus l’informatique ».

Dans son stand d’architecture, Léopold exhibait une maquette
en trois dimensions en pâte à modeler de sa demeure idéale et expliquait le
principe des courants d’air chauds et froids circulant entre la terre et les
murs pour régler la thermie comme dans une fourmilière.

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