— Enfin, nous avons mis en place notre propre
agriculture à base de champignons qui nous permet des récoltes en sous-sol.
Plus loin, Arthur Ramirez leur présenta son laboratoire.
Dans un aquarium de deux mètres de long, des fourmis couraient sur des mottes
de terre.
— Nous les appelons nos « lutins », les
informa Laetitia. Après tout, les fourmis sont les vrais lutins des forêts.
De nouveau, Julie eut l’impression de se retrouver en plein
conte de fées. Elle était Blanche-Neige en compagnie de ses Nains. Les fourmis
étaient des lutins et ce monsieur à barbe blanche avec ses fantastiques
trouvailles, un vrai Merlin l’Enchanteur.
Arthur leur montra des fourmis affairées à manipuler de
minuscules rouages métalliques et des composants électroniques.
— Elles sont très débrouillardes, regardez.
Julie n’en revenait pas. Les fourmis se passaient des pièces
dont certaines étaient si minuscules que même un horloger armé d’une loupe ne
les aurait peut-être pas distinguées parfaitement.
— Il a fallu les initier à nos technologies avant de
pouvoir les utiliser, précisa Arthur. Après tout, même quand on installe une
usine dans le tiers monde, on est bien obligé d’avoir recours à des
instructeurs.
— Pour les travaux de l’infiniment petit, elles sont
plus précises que nos meilleurs ouvriers, souligna Laetitia. Ce sont elles, et
elles seules, qui parviennent à fabriquer nos fourmis volantes robots. Aucun
homme ne réussirait à manipuler des rouages à ce point miniaturisés.
Armée d’une loupe, Julie observa les insectes en train
d’œuvrer à l’élaboration d’une fourmi robot volante avec des outils à leur
taille. Les minuscules techniciennes étaient autour de l’engin comme des
ingénieurs en aéronautique autour d’un avion de chasse. En agitant nerveusement
leurs antennes, elles se passaient de patte à patte une aile que deux d’entre
elles emboîtèrent et fixèrent avec de la glu.
À l’avant, d’autres fourmis implantaient deux ampoules en
guise d’yeux. À l’arrière, d’autres encore chargeaient le réservoir à venin
d’un liquide jaune transparent. Une troisième équipe se transmit une pile
qu’elle introduisit au niveau du thorax.
Les minuscules ingénieurs fourmis vérifièrent ensuite le bon
fonctionnement de l’ensemble en déclenchant un œil-phare, puis l’autre. Elles
mirent le contact et les ailes s’agitèrent à différentes vitesses.
— Impressionnant, fit David.
— De la simple micro-robotique, répondit Arthur. Si
nous étions moins malhabiles de nos dix doigts, nous y parviendrions de même.
— Tout cela a dû vous coûter très cher, remarqua
Francine. Où avez-vous trouvé l’argent pour construire la pyramide et toutes
ces machines ?
— Hum, quand j’étais ministre de la Recherche, dit
Raphaël Hisaud, je me suis aperçu que beaucoup d’argent était gaspillé pour
étudier des choses inutiles. Notamment les extraterrestres. Le président de la
République, entiché de ce thème, avait lancé un programme fort onéreux de type
SETI (
Search for ExtraTerrestrial Intelligence
). Je n’ai eu aucune
difficulté à détourner certaines sommes avant de démissionner. Car il est plus
probable que nous arrivions à communiquer avec les infra-terrestres qu’avec les
extraterrestres. Les fourmis, au moins, on est sûrs qu’elles existent, tout le
monde a pu le constater.
— Vous voulez dire que tout ça a été construit avec
l’argent du contribuable ?
Le ministre eut une mimique exprimant que ce n’était qu’un
minuscule gaspillage par rapport à tous ceux qu’il avait eu l’occasion de
constater lors de son mandat.
— Et il y a aussi, pour une moindre partie, l’argent de
Juliette, ajouta Arthur. Ma femme, Juliette Ramirez, est restée hors du nid.
Elle sert de porte-avions à nos fourmis volantes en ville et elle joue à
« Piège à réflexion ». Je vous assure que les jeux télévisés, ça
rapporte.
— En ce moment, elle a plutôt du mal, non ?
signala David, se souvenant que l’énigme que Mme Ramirez avait tant de
difficulté à trouver était précisément celle gravée sur la porte d’entrée.
— N’ayez crainte, dit Laetitia, ce jeu est truqué.
C’est nous qui envoyons les énigmes. Juliette connaît à l’avance toutes les
réponses. Elle n’a plus qu’à faire grimper la cagnotte à chaque émission pour
que cela nous rapporte un maximum.
Julie contemplait, admirative, ce que ces gens appelaient
leur « nid ». Peut-être parce qu’ils étaient installés ici depuis
déjà un an, ils déployaient une ingéniosité que la Révolution des fourmis
n’avait, elle, pas pu atteindre.
— Reposez-vous dans les loges. Je vous montrerai demain
les autres merveilles de nos laboratoires.
— Arthur, vous êtes vraiment sûr de ne pas être le
professeur Edmond Wells ? demanda Julie.
L’homme éclata d’un rire qui se transforma vite en une
quinte de toux.
— Il ne faut pas que je rie, c’est mauvais pour ma
santé. Non, non, non, hélas, je vous assure que je ne suis pas Edmond Wells. Je
ne suis qu’un vieillard malade qui s’est réfugié dans une cahute avec ses amis
afin de travailler sereinement à une œuvre qui l’amuse.
Il les conduisit ensuite vers leurs quartiers.
— Nous avons prévu ici une trentaine de loges, sortes
de petites chambres à l’intention des « gens du troisième volume ».
Nous ignorions combien vous seriez lorsque vous nous rejoindriez. Il y a donc
largement de la place pour vous sept.
Francine sortit Jimmy le grillon et l’installa sur une
commode. Elle avait réussi à le récupérer de justesse lors de l’assaut des
forces de l’ordre.
— Le pauvre, si on ne l’avait pas tiré de là, il aurait
terminé lamentablement sa carrière de chanteur dans une cage pour divertir les
enfants.
Chacun aménagea sa pièce avant de dîner. Ils se rendirent
ensuite dans la salle de télévision où se trouvait déjà Jacques Méliès.
— Jacques est accro à la télévision. C’est sa drogue et
il n’arrive pas à s’empêcher de la regarder, dit Laetitia Wells, moqueuse. Il
met parfois le son un peu fort, alors on l’engueule. Ce n’est pas facile de
vivre en communauté dans un endroit exigu. Mais, depuis peu, il a isolé
phoniquement sa salle de télévision avec des mousses et ça va mieux.
Jacques Méliès monta précisément le son car c’était l’heure
des actualités. Tous se groupèrent pour regarder ce qui se passait dans le
monde extérieur. Après avoir parlé de la guerre au Moyen-Orient, de la montée
du chômage, le présentateur abordait enfin la Révolution des fourmis. Il
annonça que la police était toujours à la recherche des meneurs. L’invité
principal de ce journal était le journaliste Marcel Vaugirard qui prétendait
être le dernier à les avoir interviewés.
— Encore lui ! s’indigna Francine.
— Rappelez-vous sa devise…
Ils dirent tous les sept en cœur :
— « Moins on en sait, mieux on en parle. »
En effet, le journaliste ne devait vraiment rien savoir de
leur révolution car il était intarissable. Il prétendait être le seul confident
de Julie, qui lui aurait révélé sa volonté de renverser le monde grâce à la
musique et aux réseaux d’ordinateurs. Enfin, le présentateur reprit le micro et
déclara que l’état de l’unique interpellé, Narcisse, était en légère
amélioration. Il était sorti du coma.
Tous furent soulagés.
— T’en fais pas, Narcisse. On te sortira de là !
s’écria Paul.
Puis un reportage montra la détérioration du lycée après son
occupation par les « vandales » de la Révolution des fourmis.
— Mais on n’a rien détérioré du tout, pesta Zoé.
— Les Rats noirs sont peut-être revenus pour tout
casser, une fois le lycée évacué.
— À moins que la police ne s’en soit elle-même chargée
pour vous discréditer, dit Jacques Méliès, l’ancien commissaire.
Leurs sept portraits apparurent de nouveau sur l’écran.
— N’ayez crainte, ici, sous la terre, personne ne
pensera à venir vous chercher, signala Arthur.
Et il se mit à rire. Rire qui se transforma en une nouvelle
quinte de toux.
Il expliqua que c’était son cancer. Il avait fait des études
pour lutter contre sa maladie, mais sans résultat.
— Vous avez peur de mourir ? demanda Julie.
— Non. La seule chose dont j’aie peur est de mourir
sans avoir accompli ce pour quoi je suis né. (Il toussa.) On a tous une
mission, aussi infime soit-elle et, si on ne l’accomplit pas, on a vécu pour
rien. C’est du gaspillage d’humanité.
Il rit et toussa encore.
— Mais ne vous en faites pas, j’ai beaucoup de
ressources. Et puis… je ne vous ai pas tout montré. J’ai encore un grand secret
caché…
Lucie lui apporta sa trousse à pharmacie. Elle lui donna de
la gelée royale d’abeilles tandis que le vieillard s’injectait de la morphine
pour ne pas souffrir vainement. Les gens du nid le portèrent ensuite jusqu’à sa
loge pour qu’il se repose. Le journal télévisé s’achevait sur une interview de
la célèbre chanteuse Alexandrine.
Le présentateur :
— Bonjour, Alexandrine, et merci de vous être déplacée
jusqu’à notre studio. Nous savons comme votre temps est précieux. Alexandrine,
votre dernière chanson, « Amour de ma vie », est déjà sur toutes les
lèvres. Comment l’expliquez-vous ?
La vedette :
— Je pense que les jeunes se reconnaissent dans le
message de mes chansons.
Le présentateur :
— Pouvez-vous nous parler de votre nouvel album, déjà
premier en tête de toutes les listes de vente.
— Mais certainement !
Amour de ma vie
est
mon premier album engagé. Il contient un profond message politique.
Le présentateur :
— Ah bon ! Et lequel, Alexandrine ?
La vedette :
— L’amour.
Le présentateur :
— L’amour ? C’est génial. C’est même, comment
dire ? Révolutionnaire !
La vedette :
— Je compte d’ailleurs adresser une pétition au
président de la République pour que tout le monde puisse vivre dans l’amour.
S’il le faut, j’organiserai un sit-in devant l’Élysée et je propose qu’on
prenne ma chanson, « Amour de ma vie », pour hymne. Beaucoup de
jeunes m’écrivent qu’ils sont prêts à manifester dans la rue et à faire une
révolution en ce sens. J’en ai déjà trouvé le titre. Ce sera la
« Révolution de l’amour ».
Le présentateur :
— En tout cas, je rappelle que votre dernier album,
Amour
de ma vie
justement, est déjà dans les rayons de tous les bons magasins de
disques, au prix modique de deux cents francs. Parrainé par notre chaîne, le
clip sera diffusé toutes les heures avant le générique de nos émissions de
vacances et, puisque nous en sommes aux départs de vacances, comment cela se
passe-t-il sur les routes, Daniel ?
— Bonjour, François. Ici, au P.C. de Rosny-sous-Bois,
nous n’avons pas eu la chance de recevoir la sculpturale Alexandrine dans nos
studios mais nous pouvons vous dresser un premier bilan des bouchons sur les
routes de France, en ce premier jour des vacances de Pâques.
Vues des hélicoptères, des voitures s’alignèrent à l’infini
sur l’écran, immobilisées sur plusieurs kilomètres. Des accidents et des
carambolages avaient déjà provoqué des dizaines de victimes, commenta sobrement
le journaliste, ce qui n’avait en rien dissuadé la foule de se précipiter sur
les routes pour jouir de ses congés payés.
COURAGE DES SAUMONS
: Dès leur naissance, les saumons savent qu’ils
ont un long périple à accomplir. Ils quittent leur ruisseau natal et descendent
jusqu’à l’océan. Arrivés à la mer, ces poissons d’eau douce tempérée modifient
leur respiration afin de supporter l’eau froide salée. Ils se gavent de
nourriture pour renforcer leurs muscles. Puis, comme répondant à un mystérieux
appel, les saumons décident de revenir. Ils parcourent l’océan, retrouvent
l’embouchure du fleuve qui mène à la rivière qui mène au ruisseau où ils sont
nés.
Comment se repèrent-ils
dans l’océan ? Nul ne le sait. Les saumons sont sans doute dotés d’un
odorat très fin leur permettant de détecter dans l’eau de mer le goût d’une
molécule issue de leur eau douce natale, à moins qu’ils ne se repèrent dans
l’espace à l’aide des champs magnétiques terrestres. Cette seconde hypothèse
semble cependant moins probable car on a constaté au Canada que les saumons se
trompent de rivière quand celle-ci est devenue trop polluée.
Lorsqu’ils croient avoir
retrouvé leur cours d’eau d’origine, les saumons entreprennent de le remonter
jusqu’à sa source. L’épreuve est terrible. Pendant plusieurs semaines, ils vont
lutter contre de violents courants inverses, sauter pour affronter les cascades
(un saumon est capable de sauter jusqu’à trois mètres de haut), résister aux
attaques des prédateurs : brochets, loutres, ours ou humains pêcheurs. Ce
sera l’hécatombe. Parfois, des saumons se retrouvent bloqués par des barrages
construits après leur départ.
La plupart des saumons
mourront en route. Les rescapés qui parviendront enfin dans leur rivière
d’origine la transformeront en lac d’amour. Tout épuisés et amaigris, ils
s’ébattront pour se reproduire avec les saumonés survivantes dans la frayère.
Leur dernière énergie leur servira à défendre leurs œufs. Puis, lorsque de
ceux-ci sortiront de petits saumons prêts à renouveler l’aventure, les parents
se laisseront mourir.
Il arrive que certains saumons
conservent suffisamment de forces pour revenir vivants dans l’océan et entamer
une seconde fois le grand voyage.
Edmond Wells,
Encyclopédie du
Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
Dans sa jeep stationnée en pleine forêt, Maximilien tira de
la boîte à gants un sandwich au saumon fumé dont il se délecta avec quelques
gouttes de citron et un rien de crème fraîche.