Comment les Doigts distingueront-ils la différence entre une
marche pacifique et une croisade militaire ?
Princesse 103
e
affirme qu’on n’a pas le
choix : cette rencontre est cosmiquement indispensable. Si ce n’est pas
elles qui organisent la marche, ce sera la tâche de la prochaine génération, ou
encore de la suivante. Autant régler au plus tôt cette affaire et n’en pas
laisser le fardeau à d’autres.
Les insectes discutent longtemps. Princesse 103
e
parvient à convaincre grâce, surtout, au charisme de ses phéromones. Elle
s’appuie sur des anecdotes de sa propre légende. Elle insiste : en cas
d’échec cela apportera des informations précieuses pour ceux qui voudront
recommencer.
Elle persuade ses contradictrices l’une après l’autre du
bien-fondé de sa décision. Il y a tant d’espoirs de progrès à l’horizon de
cette marche. Peut-être les Doigts leur enseigneront-ils d’autres merveilles
encore plus impressionnantes que le feu, la roue et le levier.
Quoi, par exemple
? interroge 24
e
.
L’humour
, répond 103
e
.
Et comme aucune fourmi présente ne sait précisément de quoi
il retourne, elles s’imaginent l’« humour » comme une invention
typiquement doigtesque, conférant une puissance incroyable à qui sait le
manier. 5
e
se dit que l’humour, ce doit être une catapulte dernier
cri. 7
e
se dit que l’humour, ce doit être du feu en plus
destructeur. Prince 24
e
se dit que l’humour, ce doit être une forme
d’art. Les autres pensent que l’humour, ce doit être un nouveau matériau ou
bien une technique inédite de stockage de nourriture.
Pour des raisons différentes, toutes sont attirées par ce
Graal indéfini qu’est l’humour ; à l’unanimité, elles se rangent donc à la
proposition de Princesse 103
e
.
Pas le moment de plaisanter. Il n’y avait que ce sapin pour
seul salut. Julie était intimidée par sa verticalité mais la meute de chiens
aboyant s’avéra le meilleur des entraîneurs.
Elle s’élança dans les branches. Dans l’urgence, elle
retrouva au cœur de ses cellules la mémoire de son ancêtre lointain qui savait
d’autant mieux se mouvoir dans les arbres qu’il y vivait en permanence. Si un
singe subsiste encore au fond de chaque humain, que cela serve à l’occasion.
Les mains et les pieds de la jeune fille trouvèrent des
appuis infimes mais suffisants. L’écorce lui écorcha les paumes. Elle
progressait quand des crocs malveillants se refermèrent en claquant tout près
de ses orteils. Un chien avait réussi à monter dans l’arbre. Julie était lasse
de tant d’entêtement canin ; dans un élan de fureur, elle montra ses
canines et poussa un grognement agressif.
Le dogue la regarda, effrayé, comme s’il n’avait jamais cru
un représentant de l’espèce humaine capable d’autant de bestialité. En bas, les
autres chiens n’osaient plus trop approcher.
D’en haut, Julie jeta des pommes de pin sur les museaux
tendus.
— Partez ! Allez-vous-en ! Fichez-le camp
d’ici, sales bêtes !
Si les chiens avaient renoncé à planter leurs crocs dans la
jeune fille, ils n’en persistaient pas moins à avertir leurs maîtres que la
fugitive était là. Ils aboyèrent de plus belle.
Quand un nouveau personnage surgit. De loin, on aurait dit
un chien, mais sa démarche était plus calme, sa manière de se tenir plus fière,
son odeur plus forte. Ce n’était pas un chien mais un loup. Un vrai loup
sauvage.
Les chiens regardèrent avancer cet être exceptionnel. Ils
étaient une meute et le loup était seul, pourtant c’étaient les chiens qui
étaient impressionnés. Le loup est en effet l’ancêtre de tous les chiens. Lui
n’est pas dégénéré par le contact avec l’homme.
Tous les chiens le savent. Du chihuahua, au doberman, du
caniche au bichon maltais, tous se souviennent vaguement qu’un jour ils
vivaient sans les hommes et qu’à ce moment ils étaient de forme et d’esprit
différents. Ils étaient libres : ils étaient des loups.
Les chiens abaissèrent leur tête et leurs oreilles en signe
de soumission, et rentrèrent la queue pour dissimuler leurs odeurs et protéger
leur sexe. Ils urinèrent, ce qui, en langage canin, signifiait : « Je
ne possède pas de territoire défini, aussi j’urine n’importe quand et n’importe
où ». Le loup émit un grognement qui voulait dire que lui urinait
uniquement aux quatre coins d’un territoire précis et que, justement, ces
chiens s’agitaient sur celui-ci.
Ce n’est pas de notre faute, ce sont les hommes qui nous
ont rendus comme ça
, plaida un berger allemand en langage chien-loup.
Le loup répondit dans un rictus méprisant des babines :
On a toujours le choix de sa vie
.
Et il s’élança, crocs en avant, décidé à tuer.
Les chiens comprirent et détalèrent en poussant des
couinements.
Julie n’eut pas le plaisir de remercier son bienfaiteur.
Furieux contre ses lointains petits-cousins dégénérés, le loup avait pris en
chasse l’un des dogues de la meute. Il fallait bien qu’il y en ait un qui paie
pour tout ce dérangement dans la forêt.
Quand on montre ses dents, c’est pour tuer.
Telle est la loi des loups et, de plus, ses louveteaux n’auraient
pas compris que leur père rentre ce soir-là au terrier sans gibier. Au dîner,
ils auraient du berger allemand pour menu.
— Merci la Nature, d’avoir envoyé un loup à mon
secours, murmura Julie, dans son arbre où elle n’entendait plus que le chuchotement
des feuilles secouées par le vent.
Un grand duc salua d’un hululement l’arrivée de la nuit.
Julie, qui craignait autant son loup salvateur que les
chiens, décida de rester dans son sapin. Elle se cala plus confortablement dans
les branches mais elle ne parvint pas à s’endormir.
Elle scruta la forêt que la lune inondait de lumière pâle.
Elle lui semblait pleine de sortilèges et de secrets cachés. La jeune fille aux
yeux gris ressentit un nouveau besoin, une nécessité qu’elle avait ignorée
jusqu’alors : hurler à la lune. Elle leva la tête et fit jaillir du centre
de son ventre une colonne d’énergie sonore.
— OOOOOOOUUUUUuuuuu.
Yankélévitch, son maître, lui avait enseigné que l’art, au
mieux, ne faisait qu’imiter la nature. En reproduisant l’appel des loups, elle
était au meilleur de son art du chant. Au loin, quelques loups lui répondirent.
— OUUuuuHHH.
En langage des loups, ils lui disaient :
Bienvenue dans la communauté de ceux qui aiment à hurler
à la lune. C’est bon de faire ça, hein
?
Et, pendant une demi-heure, sans discontinuer, elle hurla
encore et elle pensa que si, un jour, elle reformait une société utopique, elle
conseillerait à tous ses membres, au moins une fois par semaine, le samedi par
exemple, de hurler ainsi tous ensemble à la lune. Ensemble, car ce plaisir
devait être beaucoup plus jouissif à plusieurs. Mais là, elle était seule,
abandonnée de ses amis et de la société. Seule, perdue en forêt, sous l’immense
voûte du ciel. Son hurlement se transforma en un jappement plaintif.
La Révolution des fourmis lui avait donné de mauvaises
habitudes.
Elle avait à présent en permanence besoin d’être entourée de
gens pour leur parler d’expériences nouvelles, de projets à lancer.
Ces derniers jours, elle s’était accoutumée à vivre
démultipliée en collectivité. Il lui fallait bien s’avouer à présent que le
bonheur, elle l’avait connu non pas seule mais en groupe. Ji-woong. Mais il n’y
avait pas eu que Ji-woong. Zoé, si ironique. Francine, si rêveuse. Paul,
toujours maladroit. Léopold, si sage. Narcisse, pourvu qu’il ne lui soit rien
arrivé de grave. David… David. Sans doute s’était-il fait déchiqueter par les
chiens. Quelle mort horrible… Maman. Même sa mère lui manquait. Elle se sentit
d’autant plus diminuée qu’elle avait été multipliée par sept amis, et même par
tous ces cinq cent vingt et un révolutionnaires des fourmis, sans parler de
tous ceux qui, de par le monde, s’étaient connectés à leur entreprise.
Elle essaya de fermer les yeux et de déployer le napperon de
lumière de son esprit. Elle l’élargit pour qu’il sorte de son crâne puis forme
un immense nuage recouvrant la forêt. Cela restait toujours possible. Elle
rangea son napperon puis hurla encore un peu à la lune.
— OOOUuuuuHHH.
— OOOUuuuuHHH, répondit un loup.
Il n’y avait ici pour l’entendre que quelques loups
lointains qu’elle ne connaissait pas et qu’elle n’avait pas envie de connaître.
Elle se recroquevilla sur elle-même et sentit le froid lui grignoter les pieds.
Son iris discerna une lueur.
« La fourmi volante qui voulait nous guider…», pensa-t-elle
en se redressant, pleine d’espoir.
Mais cette fois, c’étaient vraiment des lucioles. Elles
tournoyaient pour leur danse d’amour. Elles dansaient en trois dimensions,
illuminées par leurs propres projecteurs internes. Ce devait être plaisant
d’être une luciole en train de danser avec ses amies et leur lumière.
Julie avait froid.
Elle avait absolument besoin de se reposer. Elle savait que
son sommeil risquait d’être court et programma son esprit pour foncer tout
droit vers le sommeil profond réparateur.
À six heures du matin, elle fut réveillée par des
aboiements. Ces jappements, elle les reconnaissait entre mille. Ce n’était pas
les chiens policiers, c’était Achille. Il l’avait retrouvée. On avait pensé à
utiliser Achille pour la retrouver.
L’homme mit la lampe de poche sous son menton. Éclairé par
en dessous, le visage de Gonzague perdait de son côté angélique.
— Gonzague !
— Ouais, les flics ne savaient pas comment te
retrouver, mais moi il m’est venu une idée. Ton chien. La pauvre bête était
seule dans le jardin. J’ai pas eu à faire beaucoup d’efforts pour qu’il
comprenne ce qu’on attendait de lui. On lui a donné à renifler le morceau de
jupe que j’avais gardé de la dernière fois et il est tout de suite parti en
chasse. Les chiens sont vraiment les meilleurs amis de l’homme.
Ils attrapèrent Julie et l’attachèrent à l’arbre.
— Ah, cette fois-ci on va être plus tranquilles. On
dirait que cet arbre est un poteau de torture indien. La dernière fois on avait
un cutter, depuis on a évolué en équipement…
Il montra son revolver.
— C’est moins précis, mais ça a l’avantage d’agir à
distance. Tu peux crier, dans la forêt personne ne t’entendra en dehors de tes
amies les… « fourmis ».
Elle se débattit.
— Au secours !
— Crie de ta belle voix ! Allons, crie !
Elle s’arrêta. Et les fixa de son regard gris.
— Pourquoi faites-vous ça ?
— On aime bien voir les autres souffrir.
Et il tira une balle dans la patte d’Achille qui afficha un
air surpris. Avant que l’animal n’ait pu comprendre qu’il s’était trompé
d’allié, une deuxième balle lui arriva dans la deuxième patte avant, puis une
dans chaque patte arrière, ensuite une dans la colonne vertébrale, enfin une
dans la tête.
Gonzague rechargea son revolver.
— À ton tour maintenant.
Il la mit en joue.
— Non. Laissez-la.
Gonzague se retourna.
David !
— Décidément, la vie est un éternel recommencement.
David arrive toujours à la rescousse de la jolie princesse prisonnière. C’est
très romanesque. Pourtant, cette fois-ci, on va changer la chute de l’histoire.
Il dirigea son revolver vers David, arma le chien du
revolver… et Gonzague s’effondra.
— Attention, c’est la fourmi volante ! dit l’un de
ses sbires.
C’était elle en effet, la fourmi volante qui déjà, de son
dard, frappait les acolytes de Gonzague Dupeyron.
Ils cherchaient à s’en protéger mais il y avait autour d’eux
suffisamment d’insectes volants pour qu’ils ne sachent pas repérer l’insecte-robot.
La fourmi volante effectua trois piqués et les trois Rats noirs tombèrent.
David détacha Julie.
— Ouf, cette fois-ci j’ai bien cru que j’y passais, dit
Julie.
— Impossible. Tu ne risquais rien.
— Ah bon et pourquoi, donc ?
— Parce que tu es l’héroïne. Et dans les romans les héroïnes
ne meurent pas, plaisanta-t-il.
Ce raisonnement étrange surprit la jeune fille ; elle
se pencha sur le chien.
— Pauvre Achille, il croyait que les hommes sont les
meilleurs amis des chiens.
Elle creusa rapidement un trou et l’enterra. En guise
d’épitaphe elle prononça simplement :
— Ci-git un chien qui n’a pas vraiment participé à
l’amélioration de son espèce… Bon voyage, Achille.
La fourmi volante continuait à voleter autour d’eux,
bourdonnant avec un rien d’impatience. Cependant Julie voulait un peu reprendre
ses esprits ; elle se blottit contre David. Puis, s’apercevant de ce
qu’elle faisait, elle se reprit et se dégagea.
— Il faut y aller, la fourmi volante semble s’énerver,
remarqua le jeune homme.
Guidés par l’insecte, ils s’enfoncèrent encore plus
profondément dans la sombre forêt.
QUESTION D’ÉCHELLE
: Les choses n’existent que de la façon dont on
les perçoit à une certaine échelle. Le mathématicien Benoît Mandelbrot a fait
plus qu’inventer les si merveilleuses images fractales, il a démontré que nous
ne recevions que des visions parcellaires du monde qui nous entoure. Ainsi, si on
mesure un chou-fleur, on obtiendra, par exemple, un diamètre de trente
centimètres. Mais si on entreprend d’en suivre chaque circonvolution, la mesure
sera multipliée par dix.
Même une table lisse, si
on l’examine au microscope, se révélera une suite de montagnes qui, si l’on
suit leurs dénivellations, en multiplieront la taille jusqu’à l’infini. Tout
dépendra de l’échelle choisie pour examiner cette table. Vue à une certaine
échelle, elle fera telle taille, et le double à une autre.