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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

La Révolution des Fourmis (68 page)

Par contre, nous pourrions
fort bien, si nous savions nous précipiter au plus vite dans ce sommeil
profond, ne dormir qu’une heure par jour en profitant de cette heure de
régénération complète.

Comment s’y prendre de
façon pratique ?

Il faut parvenir à
reconnaître ses propres cycles de sommeil. Pour ce faire, il suffit, par
exemple, de noter à la minute près ce petit coup de fatigue qui survient en
général vers dix-huit heures, en sachant qu’il reviendra ensuite toutes les
heures et demie. Si le coup de fatigue survient par exemple à dix-huit heures
trente-six, les prochains suivront vraisemblablement à vingt heures six, vingt
et une heures trente-six, vingt-trois heures six, etc. Ce seront les moments
précis où passera le train du sommeil profond.

Si on se couche pile à cet
instant et si on s’oblige à se réveiller trois heures plus tard (à l’aide
éventuellement d’un réveil), on peut progressivement apprendre à notre cerveau
à comprimer la phase de sommeil pour ne conserver que sa partie importante.
Ainsi, on récupère parfaitement en très peu de temps et on se lève en pleine
forme. Un jour, sans doute, on enseignera aux enfants dans les écoles comment
contrôler leur sommeil.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

168. CULTE DES MORTS

 

Les soldates progressent à petits pas dans les couloirs qui
conduisent au repaire des déistes. Sur les parois, les cercles gravés sont de
plus en plus nombreux. Cercles mystiques, cercles maléfiques.

L’escouade débouche dans une vaste salle avec, partout, des
sculptures étranges : des corps de fourmis vidés de leur chair et figés
dans des attitudes de combat.

13
e
et sa troupe reculent. C’est si indécent,
tous ces cadavres exhibés. Les soldates savent que les déistes aiment conserver
les dépouilles de leurs défuntes afin de se souvenir de leur existence. Elles ont
une expression fourmi pour dire ça, mais elle est difficile à traduire :

Les morts doivent retourner à la terre
.

Ces cadavres doivent être jetés. La pièce pue l’acide
oléique, un parfum de décomposition organique insupportable à toute fourmi
sensible.

Les guerrières contemplent avec effarement le spectacle de
ces corps immobiles qui semblent les narguer alors que plus aucun souffle de
vie ne les anime.

C’est peut-être là la grande force des déistes, elles
sont encore plus fortes mortes que vivantes
, songe 13
e
.

Princesse 103
e
avait raconté à 10
e
que
les Doigts font remonter la naissance de leur civilisation au moment où ils ont
cessé de jeter leurs morts aux ordures. C’est logique. Dès qu’on se met à
accorder de l’importance aux cadavres, cela signifie qu’on croit à une vie
après la mort et donc qu’on rêve d’accéder au paradis. Ne pas jeter ses morts
aux ordures est un acte beaucoup moins anodin qu’il n’y paraît.

Le cimetière est le propre des Doigts, se dit 13
e
en contemplant ce musée pétrifié.

Les soldates brisent rageusement les corps creux. Elles
piétinent de leurs griffes les antennes sèches, percent les crânes évidés,
jettent des morceaux de thorax. Les carcasses craquent comme du verre, mais
avec des bruits sourds. Une fois la salle nettoyée, il ne reste plus qu’un
amoncellement de pièces détachées inutilisables.

Les guerrières ont l’impression de s’être battues contre un
ennemi trop facile.

Elles s’élancent dans un couloir transversal et parviennent
enfin dans une pièce spacieuse où une assemblée de fourmis écoute, antennes
dressées, l’une d’elles juchée sur une hauteur. Ce doit être la salle des
prophéties évoquée par les espionnes.

Par chance, l’alerte olfactive donnée tour à tour par la
fourmi-concierge et par l’artilleuse n’a pas été perçue jusqu’ici. C’est
l’inconvénient des caches situées au bout de couloirs trop emberlificotés, les
vapeurs phéromonales y circulent mal.

Les soldates entrent discrètement et se mêlent à
l’auditoire. La fourmi qui émet, c’est 23
e
, celle que toutes les
déistes appellent « la prophétesse ». Elle prêche que, là-haut, bien
au-dessus de leurs antennes, vivent les Doigts géants qui surveillent tous
leurs actes et les soumettent à des épreuves pour les faire progresser.

C’en est trop. 13
e
lance le signal.

Il faut tuer toutes ces déistes malades
.

 

169. LA POURSUITE CONTINUE

 

Dans les égouts, la comptine ne parvenait plus à rassurer
Julie.

Soudain, ils entendirent des bruits feutrés. Ils virent
approcher des points rouges. Des yeux de rats. Après les Rats noirs, les
véritables rongeurs et un nouvel affrontement en perspective. Ceux-ci étaient
plus petits mais plus nombreux.

Julie vint se pelotonner contre David.

— J’ai peur.

David fit fuir les bestioles à grands moulinets de canne, en
assommant plusieurs au passage.

Ils essayèrent de profiter du répit pour se reposer mais, déjà,
ils entendaient de nouveaux bruits.

— Cette fois, il ne s’agit pas de rats.

Des faisceaux de lampe balayaient le tunnel. Il ordonna à la
jeune fille de s’aplatir sur le ventre.

— Il me semble que quelque chose a bougé, par-là, clama
une voix masculine.

— Ils arrivent sur nous. On n’a plus le choix, murmura
David.

Il poussa Julie dans l’eau et la suivit.

— J’ai cru entendre comme deux « plouf »,
reprit la voix grave.

Des bottes coururent sur la berge en faisant claquer les
flaques. Des policiers éclairaient la surface de l’eau juste au-dessus de leur
crâne.

David et Julie n’avaient eu que le temps de s’enfoncer dans
le liquide immonde. David maintint la tête de Julie sous l’eau. Elle se mit
instinctivement en apnée. Elle aurait décidément tout connu ce jour-là. À
nouveau, elle manquait d’air et, de plus, elle avait senti une queue de rat
frôler son visage. Elle ne savait pas que les rats nageaient aussi sous l’eau.
Instinctivement ses yeux s’ouvrirent, elle vit deux cercles de lumière qui
éclairaient toutes sortes d’immondices en suspension au-dessus de leur front.

Les policiers s’étaient immobilisés et promenaient leurs
torches un peu plus loin sur les ordures flottantes.

— Attendons, s’ils sont sous l’eau, ils finiront bien
par remonter pour respirer, dit l’un.

David avait lui aussi les yeux ouverts sous l’eau ; il
indiqua à Julie comment maintenir uniquement les narines hors de l’eau. Le nez
était heureusement une protubérance du visage et il était possible de le sortir
tout en gardant le reste immergé. Julie qui s’était souvent demandé pourquoi le
nez humain était ainsi placé en avant connaissait maintenant la réponse. Pour
sauver son propriétaire en pareille situation.

— S’ils étaient dans l’eau, ils seraient déjà remontés
à la surface, répondit le second policier. Personne ne peut rester en apnée si
longtemps. Les plouf, ce devaient être des rats.

Les deux hommes se décidèrent à poursuivre leur chemin.

Lorsque leurs lumières blanches se furent assez éloignées,
Julie et David sortirent la tête tout entière et aspirèrent le moins bruyamment
possible une énorme goulée d’un air presque frais. Julie n’avait jamais autant
mis ses poumons à l’épreuve.

Les deux révolutionnaires se gavaient encore d’oxygène quand
une lumière plus crue les éclaira d’un coup.

— Stop. Pas un geste, intima la voix du commissaire
Maximilien Linart braquant sur eux sa lampe et son revolver.

Il s’approcha :

— Tiens, voici notre reine de la révolution,
mademoiselle Julie Pinson en personne.

Il aida ses deux prisonniers à sortir de l’eau croupie.

— Levez bien haut les mains, madame et monsieur les
admirateurs des fourmis. Vous êtes en état d’arrestation.

Il regarda sa montre.

— Nous n’avons rien commis d’illégal ! protesta
faiblement Julie.

— Ça, ce sera au juge d’en décider. En ce qui me
concerne, vous vous êtes livrés au pire : vous avez introduit une parcelle
de chaos dans un monde bien ordonné. À mon avis, ça mérite une peine maximale.

— Mais si on ne bouscule pas un peu le monde, il se
fige et n’évolue plus, dit David.

— Et qui vous demande de le faire évoluer ? Vous
avez envie d’en parler ? D’accord, j’ai tout mon temps. Je pense, moi, que
c’est parce qu’il y a des gens comme vous, qui s’imaginent capables d’améliorer
le monde, qu’on court sans cesse tout droit à la catastrophe. Les pires
calamités ont toujours été l’œuvre de prétendus idéalistes. Les pires folies
meurtrières ont été commises au nom de la liberté. Les pires carnages ont été
perpétrés au nom de l’amour du genre humain.

— On peut changer le monde en bien, affirma Julie, qui
reprenait de l’assurance et retrouvait son ancien personnage de Pasionaria de
la Révolution.

Maximilien haussa les épaules.

— Tout ce que veut le monde, c’est qu’on le laisse en
paix. Les gens n’aspirent qu’au bonheur et le bonheur, c’est l’immobilisme et
l’absence de remise en question.

— Si ce n’est pas pour améliorer le monde, à quoi
sert-il de vivre ? demanda Julie.

— Mais tout simplement à en profiter, répliqua le
commissaire. À profiter du confort, des fruits sur les arbres, de la pluie
tiède sur le visage, de l’herbe pour matelas, du soleil pour se réchauffer et
cela depuis Adam, le premier homme. Ce crétin a tout gâché parce qu’il voulait
la connaissance. On n’a pas besoin de savoir, on a juste besoin de jouir de ce
que l’on a déjà.

Julie secoua sa tête brune.

— Sans cesse, tout s’agrandit, tout s’améliore, tout
devient plus complexe. Il est normal que chaque génération cherche à faire
mieux que la précédente.

Maximilien ne se laissa pas désarçonner.

— À force de vouloir mieux faire, on a inventé la bombe
nucléaire et la bombe à neutrons. Je suis convaincu qu’il serait bien plus raisonnable
de cesser de vouloir « faire mieux ». Le jour où toutes les
générations feront pareil que les précédentes, on aura enfin la paix.

Il y eut soudain un
bzzz
dans l’air.

— Oh non ! pas ça encore ! pas ça ici !
s’exclama le commissaire.

Se retournant vivement, il s’empressa de délacer sa
chaussure.

— Tu as envie d’une nouvelle partie de tennis, insecte
de malheur ?

Il agita son bras dans les airs, comme s’il luttait contre
un fantôme et, soudain, porta une main à son cou.

— Cette fois, il m’a eu, eut-il le temps d’articuler
avant de tomber à genoux et de s’effondrer.

Médusé, David contempla le policier à terre.

— Il s’est battu contre quoi ?

Avec sang-froid, David ramassa la torche du commissaire et
éclaira sa tête. Un insecte se promenait sur sa joue.

— Une guêpe.

— Ce n’est pas une guêpe, c’est une fourmi
volante ! Et elle s’agite comme si elle voulait nous dire quelque chose,
signala Julie.

De la mandibule, l’animal était en train de percer la peau
du policier. Avec le sang pourpre qui affleura sur la peau, lentement, il
écrivit : « Suivez-moi. »

Julie et David n’en croyaient pas leurs yeux mais ils ne
rêvaient pas. Il y avait bien là, maladroitement tracés sur la joue du
policier, deux mots : « Suivez-moi. »

— Suivre une fourmi volante qui écrit en français avec
sa mandibule ? émit Julie, sceptique.

— Au point où on en est, dit David, je suis prêt à
suivre même le lapin blanc d’Alice au Pays des merveilles.

Ils fixèrent la fourmi volante, attendant qu’elle leur
indique la direction à prendre, mais l’insecte n’eut pas le temps de décoller.
Une horrible grenouille, toute couverte de verrues et de pustules, bondit hors
des eaux. Elle lança sa langue et happa d’un coup leur guide.

Julie et David s’élancèrent de nouveau dans le dédale des
égouts.

— Et où on va, maintenant ? demanda la jeune
fille.

— Pourquoi pas chez ta mère ?

— Jamais.

— Alors où ?

— Chez Francine ?

— Impossible. Les flics connaissent sûrement toutes nos
adresses. Ils doivent déjà y être.

Toutes sortes de possibilités d’abris défilèrent dans
l’esprit de Julie. Un souvenir lui revint.

— Chez le prof de philo ! Il m’a proposé une fois
d’aller me reposer chez lui et m’a donné son adresse. C’est tout près du lycée.

— Très bien, dit David. Remontons et allons chez lui.
« D’abord agir, ensuite philosopher. »

Ils galopèrent.

Un rat affolé préféra replonger dans l’égout plutôt que de
risquer de se faire écraser.

 

170. ENCYCLOPÉDIE

 

LA MORT DU ROI DES RATS
 : Certaines espèces de
ratus norvegicus
pratiquent ce que les naturalistes appellent « l’élection du roi des
rats ». Une journée durant, tous leurs jeunes mâles se battent en duel
avec leurs incisives tranchantes. Les plus faibles sont évincés au fur et à
mesure jusqu’à ce qu’il ne reste plus pour la finale que deux rats, les plus
habiles et les plus combatifs du lot. Le vainqueur est choisi pour roi. S’il
l’a emporté, c’est qu’il est à l’évidence le meilleur rat de la tribu. Tous les
autres se présentent alors devant lui, oreilles en arrière, tête baissée ou
montrant leur postérieur en signe de soumission. Le roi leur mordille la truffe
pour dire qu’il est le maître et qu’il accepte leur soumission. La meute lui
offre les meilleurs nourritures en sa possession, lui présente ses femelles les
plus chaudes et les plus odorantes, lui réserve la niche la plus profonde où il
fêtera sa victoire.

Mais à peine s’est-il
assoupi, épuisé de plaisirs, qu’il se produit un rituel étrange. Deux ou trois
de ces jeunes mâles, qui avaient pourtant fait acte d’allégeance, viennent
l’égorger et l’étriper. Délicatement, ensuite, de leurs pattes et de leurs
griffes, ils lui ouvrent le crâne comme une noix à coups de dent. Ils en
extirpent la cervelle et en distribuent une parcelle à tous les membres de la
tribu. Sans doute croient-ils qu’ainsi, par ingurgitation, tous bénéficieront
d’un peu des qualités de l’animal supérieur qu’ils s’étaient donné pour roi.

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