Le policier enclencha
Évolution
. Il suscita une
petite nation insulaire de type anglais et sut l’amener à développer une
technologie de pointe du seul fait qu’elle se retrouvait isolée et à l’abri des
champs de bataille des civilisations voisines. Il la dota ensuite d’une flotte
moderne afin de monter des comptoirs commerciaux un peu partout dans le monde.
Il obtint de bons résultats mais, le japon ayant opté pour la même stratégie,
il en résulta une guerre sans merci et, en 2720, les Nippons battirent les
Anglais grâce à leurs meilleurs satellites.
— Tu aurais pu gagner, remarqua sobrement Mac Yavel.
Maximilien s’agaça.
— Qu’est-ce que tu aurais fait puisque tu es si
malin ?
— J’aurais assuré une meilleure cohésion sociale, en
instaurant par exemple le vote des femmes. Les japonais n’y ayant pas songé, il
aurait régné une meilleure ambiance dans tes villes, il y aurait eu un meilleur
moral, donc une meilleure créativité des ingénieurs militaires, donc des armes
meilleures et une plus grande motivation. Cela aurait suffi à te donner
l’avantage.
— On se perd dans les détails…
Maximilien étudia les cartes et les champs de bataille puis
mit un terme au jeu et resta là, sur sa chaise, le regard perdu face à l’écran.
L’œil de Mac Yavel s’y agrandit et battit des paupières pour attirer son
attention.
— Alors, Maximilien, tu te fais encore du souci pour ta
Révolution des fourmis ?
— Oui, tu peux encore m’aider ?
— Bien sûr.
Mac Yavel effaça l’image de son œil, lança son modem d’auto-programmation
pour se brancher sur le réseau. Il prit quelques autoroutes, rejoignit des
routes, puis des pistes de circulation de bits qui lui semblaient connues. Il
afficha bientôt :
« Serveur de la SARL Révolution des fourmis ».
Maximilien se pencha vers l’écran. Mac Yavel avait trouvé
quelque chose de très intéressant.
« C’est donc ainsi qu’ils continuent à exporter leur
révolution à la noix. Ils se sont débrouillés pour se procurer une connexion
téléphonique par satellite et leurs informations circulent sans problème sur le
réseau », comprit le policier.
Le menu du serveur signala que désormais la SARL
« Révolution des fourmis » avait pour filiales :
— Le « Centre des questions ».
— Le monde virtuel
Infra-World
.
— La ligne de vêtements « Papillon ».
— L’agence d’architecture « Fourmilière ».
— La ligne de produits alimentaires naturels
« Hydromel ».
Il y avait en outre des forums où tout un chacun pouvait
discuter des thèmes et des objectifs de la Révolution des fourmis. D’autres où
les gens pouvaient proposer de nouvelles sociétés avec des concepts nouveaux.
L’ordinateur précisa qu’une dizaine de lycées de par le
monde étaient branchés sur Fontainebleau, reproduisant, peu ou prou, leur
manifestation.
Mac Yavel avait trouvé un sacré filon.
Maximilien considéra différemment son ordinateur. Pour la
première fois de sa vie, il ne se sentait pas seulement dépassé par une
nouvelle génération mais aussi par une machine. Mac Yavel lui avait ouvert une
fenêtre dans la forteresse de la Révolution des fourmis. À lui de bien s’en
servir pour examiner ce qu’il y avait à l’intérieur et y découvrir une faille.
Mac Yavel se brancha sur plusieurs lignes téléphoniques et,
à l’aide du « Centre des questions », fit apparaître l’infrastructure
de la SARL « Révolution des fourmis ». C’était vraiment le
comble : ces révolutionnaires étaient si naïfs, ou si sûrs d’eux, qu’ils
fournissaient d’eux-mêmes des informations sur leur organisation.
Mac Yavel fit défiler les fichiers et Maximilien comprit tout.
Rien qu’en utilisant les réseaux informatiques et les techniques les plus
modernes, ces gamins étaient en train de se livrer à une révolution d’un genre
tout à fait inédit.
Maximilien avait toujours pensé, par exemple, que pour faire
une révolution, de nos jours, il était indispensable de disposer du soutien des
médias et, surtout, de la télévision. Or ces lycéens avaient réussi à parvenir
à leurs fins sans le secours des chaînes nationales ni même locales. La
télévision avait pour but, somme toute, de délivrer un message impersonnel et
pauvre en informations à une foule énorme de gens plus ou moins concernés.
Alors que les émeutiers de Fontainebleau, eux, parvenaient, grâce aux réseaux
informatiques, à lancer des messages personnels et riches en informations à peu
de gens mais très concernés et donc très réceptifs.
Les yeux du commissaire se dessillaient. Non seulement, pour
changer le monde, la télévision et les médias habituels n’étaient plus en
pointe mais, au contraire, ils avaient pris un train de retard sur d’autres
outils plus discrets et très performants. Seuls les réseaux informatiques
permettaient de tisser des liens solides et interactifs entre les gens.
Deuxième surprise. D’ordre économique celle-ci. À voir leur
comptabilité, la SARL « Révolution des fourmis » était en passe
d’accumuler des bénéfices. Pourtant, elle ne comportait pas de grosses
compagnies, elle ne regroupait qu’une galaxie de minuscules filiales.
Cela s’avérait finalement beaucoup plus rentable qu’une
seule et énorme compagnie, généralement figée dans sa propre hiérarchie. De
plus, dans ces minuscules entreprises, tout le monde se connaissait bien et on
savait pouvoir compter les uns sur les autres. Il n’y avait pas de place pour
les administratifs inutiles ou les potentats de bureau.
En parcourant le réseau, Maximilien découvrit que cette SARL
éclatée en sociétés « fourmis » présentait encore un autre avantage
diminuer les risques de faillite. En effet, si une filiale s’avérait
déficitaire ou peu rentable, elle disparaissait pour être aussitôt remplacée.
Les mauvaises idées étaient rapidement testées et naturellement évacuées. Pas
de risques de gros bénéfices mais pas de risques de pertes importantes non
plus. En revanche, associées, toutes ces petites filiales à peine bénéficiaires
finissaient miette après miette par accumuler un beau pactole.
Le policier se demanda si une théorie économique avait
présidé à cette organisation ou si c’était les conditions propres à leur
révolution qui avaient contraint ces jeunes gens inexpérimentés à l’inventer.
En fonctionnant sans stocks de marchandises et en ne se fondant que sur leur
seule matière grise, ils ne prenaient finalement que peu de risques.
C’était peut-être cela, le message de la Révolution des
fourmis : les sociétés dinosaures avaient perdu leur place, l’avenir était
aux sociétés fourmis.
En attendant, il fallait mettre un terme à l’insolente
réussite de cette bande de gamins avant qu’ils ne deviennent une réalité
économique incontournable.
Maximilien décrocha son téléphone et appela Gonzague
Dupeyron, le chef des Rats noirs.
Aux grands maux, les petits remèdes.
Le premier assaut de la vaste armée des naines de
Shi-gae-pou est catastrophique pour les Néo-Belokaniennes. Après deux heures de
combat acharné, leur défense cède sur tous les points et se fait tailler en
pièces par les coalisées. Satisfaites, les assaillantes ne poussent pas plus
loin leur avantage et organisent un bivouac pour la nuit en attendant de porter
le coup de grâce le lendemain.
Tandis qu’on ramène dans la cité les blessées, les amputées
et les agonisantes, Princesse 103
e
a enfin une idée. Elle rassemble
près d’elle les dernières troupes valides et leur montre comment fabriquer des
lampions. Elle pense qu’à défaut d’utiliser le feu comme arme, on peut toujours
s’en servir comme moyen de chauffage et d’éclairage. À présent, en effet, leur
ennemi, ce ne sont plus ces myriades de fourmis naines c’est bel et bien la
nuit. Or le feu vainc la nuit.
C’est ainsi que, vers minuit, on voit ce spectacle
incroyable : des milliers de lueurs se bousculent aux issues de la
Nouvelle-Bel-o-kan. Portant des lampions fabriqués avec des feuilles de
peuplier, chauffées et éclairées par ces boîtes qu’elles transportent sur leur
dos, les soldates rousses peuvent voir et agir tandis que leurs adversaires
dorment.
Si le bivouac des naines ressemble à un gros fruit noir,
c’est en fait une ville vivante. Les murs et les couloirs sont constitués par
les corps des insectes emmêlés et plongés dans un sommeil récupérateur.
Princesse 103
e
fait signe à ses guerrières de
pénétrer dans le bivouac avec leurs lampions. Elle aussi s’aventure à
l’intérieur du camp ennemi vivant. Par chance, la nuit est assez froide pour
avoir bien anesthésié les assaillantes.
Quelle étrange sensation que d’avancer parmi des murs, des
planchers et des plafonds faits d’adversaires prêtes à vous tailler en
pièces !
Notre seul véritable ennemi est la peur
, se
répète-t-elle. Mais la nuit est leur alliée, elle maintient les naines encore
endormies quelques heures.
5
e
dit qu’il ne faut pas rester au même endroit
trop longtemps, sinon les lampions réveilleront les murs et il faudra se
battre. Pour éviter l’affrontement, les soldates néo-belokaniennes
s’empressent. N’usant que d’une mandibule, elles tranchent une à une les gorges
de leurs adversaires immobiles.
Il faut éviter de couper trop profond car, parfois, une
rangée de têtes décapitées proprement tranchées s’affale sur elles et les
écrase. Il faut seulement couper les gorges à moitié. La guerre de nuit est
pour les fourmis un fait d’armes si nouveau qu’elles doivent improviser et en
découvrir les règles à chaque instant.
Ne pas s’enfoncer non plus trop profondément dans la cité.
Privés d’air, les lampions s’éteignent. Il faut d’abord
massacrer les fourmis-murs externes puis les dégager comme on épluche un oignon
avant de s’en prendre à la couche de soldates juste au-dessous.
Princesse 103
e
et ses acolytes tuent sans
relâche. La chaleur et la lumière des lampions sont pour elles comme une drogue
excitante qui décuple leur rage de tuer. Parfois, des pans de murs entiers se
réveillent et elles doivent alors les combattre avec acharnement.
Dans cette boucherie, Princesse 103
e
ne sait que
penser.
Est-il donc nécessaire d’en passer par là pour imposer le
progrès
? se demande-t-elle.
Plus sensible, Prince 24
e
préfère renoncer et se
retire. Les mâles sont toujours beaucoup plus délicats, c’est bien connu.
Princesse 103
e
le prie de les attendre dehors,
sans s’éloigner.
Les soldates rousses sont épuisées à force de tuer, tuer,
tuer. Que leurs adversaires soient ainsi immobiles ajoute à leur gêne. Autant
il est normal pour des fourmis de massacrer des adversaires en duel, autant
elles ressentent quelque scrupule à les exterminer dans pareilles conditions.
Elles ont l’impression de moissonner. L’odeur d’acide
oléique que dégagent les cadavres entassés des naines commence à devenir
insupportable. Les Néo-Belokaniennes sont souvent contraintes de sortir du
bivouac pour respirer un peu d’air frais avant de s’y replonger pour attaquer
une nouvelle couche.
Princesse 103
e
demande qu’on accélère le
mouvement car elles n’ont que la nuit pour agir.
Leurs mandibules plongent dans les articulations chitineuses
et font jaillir le sang transparent. Il y a tellement de sang dans les couloirs
vivants que, parfois, il éclabousse et éteint des lampions. Les
Néo-Belokaniennes privées de feu s’endorment alors au milieu de la masse
compacte de leurs ennemies.
Princesse 103
e
ne relâche pas son effort mais,
tandis qu’elle tue à tour de mandibules, des milliers d’idées se bousculent
dans son cerveau.
Faut-il que les comportements des Doigts soient
contagieux pour entraîner des fourmis à guerroyer ainsi
!
Elle sait, cependant, que toutes les soldates ennemies qui
ne seront pas tuées cette nuit se jetteront contre elles dans la bataille dès
le matin.
Il n’y a pas tellement de choix. La guerre est le meilleur
accélérateur de l’Histoire. En bien ou en mal.
À force d’égorger, 5
e
a une crampe aux
mandibules. Elle s’interrompt un instant, mange un cadavre ennemi et se nettoie
les antennes avant de reprendre sa sinistre besogne.
Lorsque le soleil présente ses premiers rayons, les soldates
Néo-belokaniennes sont bien obligées de cesser de tuer. Il faut se dépêcher de
rentrer avant que l’adversaire se réveille. Vite, elles déguerpissent alors que
les murs, les plafonds et les planchers commencent tout juste à bâiller.
Épuisées et gluantes de sang, les soldates rousses regagnent
leur cité anxieuse.
Princesse 103
e
reprend son poste sur le sommet du
dôme pour observer la réaction de l’ennemi à son réveil. Celle-ci ne se fait
pas attendre. Tandis que le soleil s’élève dans le ciel, les ruines vivantes se
désagrègent. Les naines sont incapables de comprendre ce qui leur est arrivé.
Elles se sont endormies et, au matin, leurs compagnes ont presque toutes
trépassé.
Les survivantes reprennent le chemin de leur nid sans
demander leur reste et, quelques minutes plus tard, les cités fédérées qui
s’étaient rebellées contre leur capitale se présentent pour déposer leurs
phéromones de soumission.
Toutes les fourmilières du voisinage ayant appris la
défaite, une armée de plusieurs millions de soldates vient demander à adhérer à
la fédération néo-belokanienne.
Princesse 103
e
et Prince 24
e
accueillent les arrivantes, leur font visiter les laboratoires du feu, du
levier et de la roue mais ils ne leur font pas part de l’invention des
lampions. On ne sait jamais. Il peut y avoir encore des adversaires à réduire à
merci et une arme secrète est plus efficace qu’une arme connue de tous.
De son côté aussi, 23
e
voit se décupler le nombre
des fidèles. Comme en dehors des soldates qui ont participé à la bataille de la
nuit, nul ne sait comment le combat a été remporté, 23
e
clame haut
et fort que les Doigts ont exaucé ses prières.