Elle se souvint de ce grand-père qui l’embrassait sur la
bouche. Affectueusement, peut-être, mais sans lui demander son avis. Oui, c’est
à ce moment qu’elle avait commencé à ne plus supporter qu’on la touche. Dès
qu’elle savait qu’il y avait un repas de famille, elle courait se cacher sous
la table, où elle chantonnait doucement. Elle se défendait des mains qui
essayaient de la faire sortir de là. On est bien sous les tables. Elle
n’acceptait de ressortir qu’au moment où tous les gens étaient partis afin
d’éviter la corvée des bisous de l’au revoir, mais on ne lui laissait pas le
choix.
Non, elle n’avait jamais été abusée sexuellement mais elle
avait été abusée épidermiquement !
Le jeu s’arrêta tout aussi brusquement qu’il avait commencé
et les Sept Nains se rassirent en cercle autour de leur Blanche-Neige. Elle
remit de l’ordre dans sa chevelure.
— Tu voulais qu’on t’assassine, eh bien, c’est fait,
dit Narcisse.
— Ça va mieux ? demanda Francine.
— Vous m’avez fait beaucoup de bien, merci. Vous ne
pouvez pas savoir combien vous m’avez fait de bien. N’hésitez pas à
m’assassiner plus souvent.
Comment elle disait cela, ils repartirent pour une seconde
séance de chatouilles où il lui sembla trouver l’agonie à force de rire. Ce fut
Ji-woong qui y mit fin.
— Passons maintenant à la séance de
pow-wow
.
Paul versa de l’hydromel dans un gobelet ; chacun y
trempa ses lèvres tour à tour. Boire ensemble. Il distribua ensuite à chacun
des gâteaux secs. Manger ensemble.
Quand leurs mains s’assemblèrent pour former le cercle,
Julie perçut leur regard, elle perçut leur chaleur et se sentit protégée.
« Quel meilleur objectif dans la vie que de parvenir à
un instant tel que celui-ci où chacun s’unit sans aucune arrière-pensée, songea-t-elle.
Mais est-on absolument obligé de faire la révolution pour y
arriver ? »
Puis ils discutèrent des nouvelles conditions de vie
imposées par l’embargo policier. Les solutions pratiques fusèrent. Loin
d’affaiblir leur révolution cette pression extérieure était en train de
resserrer leurs liens.
Au fur et à mesure que les technologies se développent dans
Bel-o-kan en pleine mutation, la religion prend son essor. Les déistes ne se
contentent plus de tracer partout leurs cercles, elles déposent sur les murs
l’odeur de leur religion.
En ce deuxième jour du règne de Princesse 103
e
, 23
e
prononce un sermon dans lequel elle déclare que le but de la religion déiste
est de convertir à la vénération des dieux toutes les fourmis du monde et que
c’est leur rendre service que d’assassiner les laïques.
Dans la Cité, on constate que les déistes commencent à se
montrer particulièrement agressives. Elles avertissent les laïques : si
elles s’obstinent à ne pas adorer les dieux, les Doigts les écraseront et, au
cas où les Doigts ne les écraseraient pas, elles, les déistes, s’en
chargeraient.
Il s’ensuit une curieuse atmosphère dans la
Nouvelle-Bel-o-kan avec un clivage entre, d’un côté, les fourmis
« technologiques », qui vivent dans l’admiration de ce que les Doigts
sont parvenus à faire grâce à leur maîtrise du feu, du levier et de la roue et
de l’autre, les fourmis « mystiques » qui ne vivent que dans la
prière et pour qui seulement songer à reproduire les actes des Doigts est déjà
un blasphème.
Princesse 103
e
est convaincue qu’un conflit est
inévitable. Les déistes sont trop intolérantes et trop sûres d’elles. Elles ne
veulent plus rien apprendre, elles ne déploient d’efforts que pour convertir
leur entourage. Quelques meurtres de laïques sont imputés aux déistes mais on
évite de trop en parler pour éviter une guerre civile.
Les douze fourmis exploratrices, le prince et la princesse
sont réunis dans la loge royale. Prince 24
e
reste confiant. Il
revient des laboratoires dont les progrès l’enchantent : les ingénieurs du
feu réussissent maintenant à placer des braises dans des boîtes légères de
feuilles tressées avec un fond de terre, ce qui permet de les transporter sans
danger pour éclairer ou chauffer une zone. 5
e
signale que les
déistes se moquent bien des sciences et du savoir. C’est cela qui inquiète la
jeune exploratrice : dans le monde religieux, rien n’a besoin d’être
prouvé. Lorsqu’un ingénieur affirme que le feu permet de durcir le bois, il se
peut que son expérience rate et on ne lui fera plus confiance, mais quand une
mystique assure que « les Doigts sont tout-puissants et qu’ils sont à
l’origine de l’existence des fourmis », il faudrait être sur place à
chaque fois pour la démentir.
Princesse 103
e
murmure :
La religion est peut-être malgré tout une phase
d’évolution des civilisations
.
5
e
estime qu’il faut prendre ce qu’il y a de bon
chez les Doigts et laisser ce qu’il y a de mauvais, comme la religion. Mais
comment prendre l’un sans l’autre ? 103
e
, 24
e
et
l’escouade des douze jeunes exploratrices se réunissent en cercle et réfléchissent.
Si, au deuxième jour de leur nouvel État, il y a déjà des heurts avec les
déistes, les troubles n’iront qu’augmentant. Il faut les arrêter au plus vite.
Les tuer
?
Non, elles ne peuvent tuer des sœurs simplement parce
qu’elles se figurent que les Doigts sont des dieux.
Les expulser
?
Peut-être vaut-il mieux en effet qu’elles créent leur propre
État, sous-développé, mystique et intolérant, loin de la fourmilière de Bel-o-kan
tout entière tournée vers la modernité et les technologies de pointe.
Mais elles n’ont pas le temps de pousser plus loin leur
conciliabule. Des coups sourds résonnent sur les murs de la Cité.
L’alerte.
Des fourmis galopent dans tous les sens. Une odeur circule.
Les fourmis naines attaquent
!
Partout on s’organise pour faire face aux assaillantes.
Les troupes des naines arrivent par la passe nord et il est
trop tard pour tenter de les pulvériser avec les leviers lanceurs de pierres.
On ne pourra pas non plus utiliser le feu.
Les naines forment une longue armée pleine d’antennes, d’yeux
et de mandibules. Leurs odeurs sont calmes et décidées. Pour elles, la simple
vue d’une fourmilière qui fume sans brûler est suffisamment choquante pour
légitimer un carnage. 103
e
aurait dû se rendre compte qu’il est
impossible de manipuler tant de choses nouvelles sans susciter la méfiance, la
jalousie et la peur.
La princesse monte tout en haut du dôme, en prenant garde à
ne pas trop s’approcher de la fumée de la cheminée principale, et, avec ses
nouveaux sens, elle observe la grande armée qui se déploie.
Elle fait signe à 5
e
de sortir les légions
d’artillerie et de les placer en avant-garde pour empêcher l’ennemi de
progresser. Princesse 103
e
en a assez de voir la mort. Il paraît que
l’écœurement face à la violence est signe de vieillesse mais elle n’en a cure.
C’est le paradoxe de cette fourmi dégénérée d’être vieille dans sa tête et
jeune dans son corps. Sous elle, le dôme palpite des coups d’abdomens que
donnent les ouvrières pour signaler l’alerte phase II.
La Cité a peur. L’armée ennemie n’en finit pas de s’étirer,
grossie de maintes fourmilières voisines qui se sont rangées derrière les
naines pour faire ployer l’arrogante fédération des rousses. Pire, il y a dans
ses rangs des fourmilières rousses de leur propre fédération. Elles doivent
s’inquiéter depuis un moment de ce qui se trame dans la Nouvelle-Bel-o-kan.
Princesse 103
e
se souvient d’un documentaire
qu’elle a vu sur un écrivain Doigt du nom de Jonathan Swift. Cet humain disait
à peu près qu’« on s’aperçoit qu’un nouveau talent a émergé au fait qu’il
se crée spontanément autour de lui une conjuration d’imbéciles pour le briser ».
Cette conjuration d’imbéciles, Princesse 103
e
la
voit à présent se dresser devant elle. Tant et tant d’imbéciles prêts à mourir
pour que rien ne bouge, pour que tout revienne en arrière, pour que demain ne
soit qu’un autre hier. Prince 24
e
vient se blottir contre la
princesse. Il a peur et a besoin de la présence rassurante de l’autre sexuée.
Prince 24
e
rabat ses antennes.
Cette fois, c’est fini. Elles sont trop nombreuses
.
Les premières légions d’artilleuses néo-belokaniennes sont
en train de s’aligner pour défendre la capitale. Abdomen dardé, elles sont
prêtes à faire feu. En face, l’armée ennemie n’en finit pas de s’étirer. Elles
sont des millions.
103
e
regrette de s’être souciée aussi peu de ses
relations diplomatiques avec les cités voisines. Après tout, la
Nouvelle-Bel-o-kan en avait accueilli au départ beaucoup de représentantes.
Mais, toute à ses préoccupations techniques, elle ne s’est pas aperçue que des
cités entières étaient en plein malaise.
5
e
vient annoncer une mauvaise nouvelle. Les
déistes refusent de participer à la bataille. Elles considèrent que ce n’est
pas la peine de se battre puisque, de toute manière, ce sont les dieux qui
décident de l’issue des combats. Elles promettent cependant de prier.
Est-ce là le coup de grâce ? Et cette colonne ennemie
qui surgit du talus et s’étire, s’étire toujours.
Des ingénieurs du feu, du levier et de la roue la
rejoignent. La princesse demande que toutes réunissent leurs antennes. Il faut
ensemble inventer une arme pour les tirer de ce mauvais pas.
Princesse 103
e
sort de son cerveau toutes les
images de guerre des Doigts qui lui restent en mémoire. Avec ce qu’on connaît déjà,
le feu, le levier, la roue, il faut improviser une ressource nouvelle. Les
trois notions tournent dans les cerveaux insectes et s’y entremêlent. Si elles
ne trouvent pas rapidement une idée, elles le savent, c’est la mort.
AINSI NAQUIT LA MORT
: La mort est apparue il y a précisément sept
cents millions d’années. Jusque-là, et depuis quatre milliards d’années, la vie
s’était limitée à la monocellularité. Sous sa forme monocellulaire, elle était
immortelle puisque capable de se reproduire pareillement et à l’infini. De nos
jours, on trouve encore des traces de ces systèmes monocellulaires immortels
dans les barrières de corail.
Un jour, cependant, deux
cellules se sont rencontrées, se sont parlé et ont décidé de fonctionner
ensemble, en complémentarité. Sont apparues alors des formes de vie
multicellulaires. Simultanément, la mort a fait aussi son apparition. En quoi
les deux phénomènes sont-ils liés ?
Quand deux cellules
souhaitent s’associer, elles sont contraintes de communiquer et leur
communication les porte à se répartir les tâches afin d’être plus efficaces.
Elles décideront par exemple que ce n’est pas la peine que toutes deux œuvrent
à digérer la nourriture, l’une digérera et l’autre repérera les aliments.
Par la suite, plus les
rassemblements de cellules ont été importants, plus leur spécialisation s’est
affinée. Plus leur spécialisation s’est affinée, plus chaque cellule s’est
fragilisée et, cette fragilité ne faisant que s’accentuer, la cellule a fini
par perdre son immortalité originelle.
Ainsi naquit la mort. De
nos jours, nous voyons des ensembles animaliers constitués d’immenses agrégats
de cellules extrêmement spécialisées et qui dialoguent en permanence. Les
cellules de nos yeux sont très différentes des cellules de notre foie et les
premières s’empressent de signaler qu’elles aperçoivent un plat chaud afin que
les secondes puissent aussitôt se mettre à fabriquer de la bile bien avant
l’arrivée du mets dans la bouche. Dans un corps humain, tout est spécialisé,
tout communique et tout est mortel.
La nécessité de la mort
peut s’expliquer d’un autre point de vue. La mort est indispensable pour
assurer l’équilibre entre les espèces. Si une espèce pluricellulaire se
trouvait être immortelle, elle continuerait à se spécialiser jusqu’à résoudre
tous les problèmes et devenir tellement efficace qu’elle compromettrait la
perpétuité de toutes les autres formes de vie.
Une cellule du foie
cancéreuse produit en permanence des morceaux de foie sans tenir compte des
autres cellules qui lui disent que ce n’est plus nécessaire. La cellule
cancéreuse a pour ambition de retrouver cette ancienne immortalité, et c’est
pour cela qu’elle tue l’ensemble de l’organisme, un peu comme ces gens qui
parlent tout seuls en permanence sans rien écouter autour d’eux. La cellule
cancéreuse est une cellule autiste et c’est pour cela qu’elle est dangereuse.
Elle se reproduit sans cesse, sans tenir compte des autres et, dans sa quête
folle d’immortalité, elle finit par tout tuer autour d’elle.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
Maximilien rentra en claquant la porte.
— Qu’y a-t-il, chéri ? Tu parais nerveux, remarqua
Scynthia.
Il la regarda et essaya de se souvenir ce qui lui avait plu
chez cette femme.
Il se retint de lui répondre quelque chose de méchant et se
contenta de sourire en gagnant son bureau à grands pas.
Depuis ce matin, il y avait installé son aquarium et ses
poissons, et il avait confié à Mac Yavel la gestion de son univers aquatique.
L’ordinateur ne s’en tirait pas trop mal. En contrôlant le distributeur
électrique de nourriture, la résistance chauffante et le robinet d’arrivée
d’eau, il parvenait à veiller parfaitement à l’équilibre écologique de ce
milieu artificiel. Mac Yavel avait tout naturellement inventé l’aquariophilie
assistée par ordinateur et les poissons en étaient visiblement enchantés.