Le feu. Les fourmis ne sont pas préparées au feu. 5
e
murmure :
Le feu est une arme trop ravageuse
.
Toutes comprennent maintenant pourquoi le feu est banni
depuis si longtemps du monde des insectes. Hélas, il est certaines bêtises que
chaque génération doit commettre, ne serait-ce que pour se souvenir des raisons
pour lesquelles il ne faut pas les commettre.
Princesse 103
e
sait à présent que le feu est une
arme trop destructrice. L’intensité des flammes a été si forte par endroits que
l’ombre de ses victimes s’est imprimée sur les parois.
Princesse 103
e
avance dans sa ville transformée
en cimetière et, avec nostalgie, elle découvre le charnier qu’est devenue sa
cité natale. Dans les champignonnières, rien que des végétaux calcinés. Dans
leurs étables, que des pucerons torréfiés, les pattes en l’air. Dans leurs
salles, les fourmis-citernes ont explosé.
15
e
mange un peu de cadavre de fourmi-citerne et
constate qu’il est d’une saveur vraiment délicieuse. Elle vient de découvrir le
goût du caramel. Mais elles n’ont ni le temps ni l’envie de s’émerveiller
devant cet aliment nouveau, leur cité natale n’est plus que désolation.
103
e
baisse les antennes. Le feu est une arme de
perdant. Elle l’a utilisée parce qu’elle avait le dessous sur le champ de
bataille. Elle a triché.
Faut-il que les Doigts l’aient envoûtée pour qu’elle en
arrive à ne plus supporter la défaite, à tuer sa reine, détruire ses couvains
et même anéantir sa propre cité !
Dire qu’elles ont fait tout ce voyage, précisément, pour
avertir Bel-o-kan qu’elle risquait d’être… enflammée par les Doigts !
L’Histoire est paradoxale.
Elles marchent dans des couloirs encore enfumés.
Étrangement, plus elles avancent dans ce désastre, plus il leur semble qu’il
s’est passé ici des événements insolites. Il y a un cercle tracé sur un mur.
Est-il possible que, de leur côté, les Belokaniennes aient découvert
l’art ? Un art minimaliste, certes, puisqu’il consiste à simplement
reproduire des cercles, mais un art néanmoins.
Princesse 103
e
a un mauvais pressentiment. 10
e
et 24
e
tournent en tous sens dans la crainte d’un piège.
Elles montent dans la Cité interdite. Là, 103
e
espère bien trouver la reine. Elle remarque que le bois de la souche de pin qui
abrite la Cité interdite n’a été qu’à peine effleuré par l’incendie. Le passage
est libre. Les fourmis-concierges chargées de veiller sur les issues sont
mortes sous la chaleur et les émanations toxiques.
La troupe se rend dans la loge royale. La reine
Belo-kiu-kiuni est bien là. Mais en trois tronçons. Elle, elle n’a été ni
brûlée ni asphyxiée. Les marques des coups sont récentes. Elle a été assassinée
et il n’y a pas longtemps. Tout autour d’elle, des cercles gravés à la
mandibule.
103
e
approche et palpe les antennes de la tête
décapitée. Même en morceaux, une fourmi peut continuer d’émettre. La reine
morte a conservé un mot odorant sur la pointe de ses antennes.
Les déistes
.
KAMERER
: L’écrivain Arthur Koestler décida un jour de
consacrer un ouvrage à l’imposture scientifique. Il interrogea des chercheurs
qui l’assurèrent que la plus misérable des impostures scientifiques était sans
doute celle à laquelle s’était livré le docteur Paul Kamerer.
Kamerer était un
biologiste autrichien qui réalisa ses principales découvertes entre 1922
et 1929. Éloquent, charmeur, passionné, il prônait que « tout être
vivant est capable de s’adapter à un changement du milieu dans lequel il vit et
de transmettre cette adaptation à sa descendance ». Cette théorie était exactement
contraire à celle de Darwin. Alors, pour prouver le bien-fondé de ses
assertions, le docteur Kamerer mit au point une expérience spectaculaire.
Il prenait des œufs de
crapaud accoucheur à peau sèche se reproduisant sur terre ferme et les déposait
dans l’eau.
Or, les animaux issus de
ces œufs s’adaptaient et présentaient des caractéristiques de crapauds
aquatiques. Ils avaient ainsi une bosse noire copulatoire sur le pouce, bosse
qui permettait aux crapauds aquatiques mâles de s’accrocher à la femelle à peau
glissante afin de pouvoir s’accoupler dans l’eau. Cette adaptation au milieu
aquatique était transmise à leur progéniture, laquelle naissait directement
avec une bosse de couleur foncée au pouce. La vie était donc capable de
modifier son programme génétique pour s’adapter au milieu aquatique.
Kamerer défendit sa
théorie de par le monde avec un certain succès. Un jour, pourtant, des
scientifiques et des universitaires souhaitèrent examiner « objectivement »
son expérience. Une large assistance se pressa dans l’amphithéâtre, ainsi que
de nombreux journalistes. Le Dr Kamerer comptait bien prouver là qu’il
n’était pas un charlatan.
La veille de l’expérience,
il y eut un incendie dans son laboratoire et tous ses crapauds périrent à
l’exception d’un seul. Kamerer présenta donc ce survivant et sa bosse sombre.
Les scientifiques examinèrent l’animal à la loupe et s’esclaffèrent. Il était
parfaitement visible que les taches noires de la bosse du pouce du crapaud
avaient été artificiellement dessinées par injection d’encre de Chine sous la
peau. La supercherie était éventée. La salle était hilare.
En une minute, Kamerer
perdit tout son crédit et toute chance de voir ses travaux reconnus. Rejeté de
tous, il fut mis au ban de la profession. Les darwinistes avaient gagné, et
pour longtemps. Il était maintenant admis que les êtres vivants étaient
incapables de s’adapter à un nouveau milieu.
Kamerer quitta la salle
sous les huées. Désespéré, il se réfugia dans une forêt où il se tira une balle
dans la bouche, non sans avoir laissé derrière lui un texte lapidaire dans
lequel il réaffirmait l’authenticité de ses expériences et déclarait
« vouloir mourir dans la nature plutôt que parmi les hommes ». Ce
suicide acheva de le discréditer.
On pourrait penser qu’il
s’agissait de l’imposture scientifique la plus nulle. Pourtant, à l’occasion de
son enquête pour son ouvrage
L’Étreinte du crapaud
, Arthur Koestler
rencontra l’ancien assistant de Kamerer. L’homme lui révéla avoir été à
l’origine du désastre. C’était lui qui, sur l’ordre d’un groupe de savants
darwiniens, avait mis le feu au laboratoire et remplacé le dernier crapaud
mutant par un autre auquel il avait injecté de l’encre de Chine dans le pouce.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
Maximilien avait passé sa journée à se tourner les pouces.
Avec ses clefs, il gratta un peu du noir qui s’était glissé sous un ongle.
Il en avait assez d’attendre.
— Toujours rien ?
— Rien à signaler, chef !
Ce qu’il y avait d’agaçant dans la technique du siège,
c’était que tout le monde s’ennuyait. Dans la défaite, au moins, il se passe toujours
quelque chose, mais là…
Ne serait-ce que pour se changer les idées, Maximilien
aurait bien aimé retourner dans la forêt faire dynamiter la mystérieuse
pyramide, mais le préfet lui avait expressément ordonné de ne plus s’occuper
désormais que de la seule affaire du lycée.
En rentrant chez lui, le commissaire était maussade.
Il alla s’enfermer dans son bureau, face à une autre sorte
d’écran. Il lança vite une nouvelle partie d’
Évolution
. À présent, il
commençait à avoir le coup de main et parvenait à faire décoller très vite ses
civilisations virtuelles. En moins de mille ans à peine, il amena une
civilisation de type chinois à inventer l’automobile et l’aviation. Sa
civilisation chinoise prenait bien, pourtant, il l’abandonna.
— Mac Yavel, mets-toi en écoute.
L’œil de l’ordinateur s’inscrivit sur l’écran tandis que son
synthétiseur vocal intégré annonçait dans les haut-parleurs :
— Réception cinq sur cinq.
— J’ai encore des problèmes avec cette histoire de
lycée, commença le policier.
Il fit part à l’ordinateur des dernières informations sur ce
qui se passait autour de l’établissement scolaire et Mac Yavel ne se contenta
plus de lui expliquer les sièges du passé. Il lui conseilla d’isoler
hermétiquement le lycée.
— Coupe-leur l’eau, l’électricité, le téléphone.
Prive-les de confort et, très vite, ils s’ennuieront à mourir et ils n’auront
plus qu’une idée s’enfuir de ce bourbier.
Bon sang, comment n’y avait-il pas pensé tout seul ?
Couper l’eau, le téléphone et l’électricité, ce n’était pas un crime, même pas
un délit. Après tout, c’était l’Éducation nationale, pas les émeutiers, qui
payait les factures de leur réseau informatique, de l’éclairage dans les
dortoirs, des plaques chauffantes dans la cuisine et des téléviseurs allumés en
permanence. Une fois de plus, il était contraint de reconnaître que Mac Yavel
avait la tête bien sur les épaules.
— Mon vieux, tu es vraiment de bon conseil.
L’objectif de la caméra numérique intégrée à l’ordinateur
effectua une mise au point.
— Tu peux me montrer un portrait de leur chef ?
Surpris de la demande, Maximilien n’en présenta pas moins la
photographie de Julie Pinson qu’avait publiée le journal local. Il saisit
l’image en mémoire et la compara à ses images d’archives.
— C’est une femelle, non ? Elle est belle ?
— C’est une question ou une affirmation ? s’étonna
le policier.
— Une question.
Maximilien examina la photo puis déclara :
— Oui, elle est belle.
L’ordinateur paraissait régler au mieux sa définition afin
de disposer de l’image la plus nette possible.
— Ainsi, c’est donc ça, la beauté.
Le policier perçut que quelque chose n’allait pas. Il n’y
avait pas d’intonations dans la voix synthétique de Mac Yavel, pourtant il y
sentit une certaine préoccupation.
Il comprit. L’ordinateur était incapable d’appréhender la
notion de beauté. Il avait quelques vagues notions d’humour, des mécanismes de
paradoxes pour la plupart, mais il n’était nanti d’aucun critère de
compréhension de la beauté.
— J’ai du mal à comprendre ce concept, avoua Mac Yavel.
— Moi aussi, reconnut Maximilien. Parfois, des êtres
qui nous ont paru beaux à un moment donné nous semblent sans intérêt très peu
de temps plus tard.
Une paupière voilà l’œil de l’ordinateur.
— La beauté est subjective. C’est sans doute pour cela
que je ne peux pas la percevoir. Pour moi, c’est ou zéro ou un. Il ne peut y
avoir de choses zéro à un instant et un à un autre. En cela, je suis limité.
Maximilien s’étonna de cette remarque en forme de regret. Il
songea que ces ordinateurs de la dernière génération se mettaient à devenir des
partenaires à part entière de l’espèce humaine. L’ordinateur, meilleure
conquête de l’homme ?
Les déistes
?
La reine est morte. Un groupe de Belokaniennes apparaît
timidement sur le pas de la porte. Il y a donc quelques rescapées. Une fourmi
se détache des autres et s’approche de leur escouade, antennes en avant.
Princesse 103
e
la reconnaît. C’est 23
e
.
23
e
a donc survécu elle aussi à la première
croisade contre les Doigts. 23
e
. Cette guerrière avait tout de suite
adhéré à la religion déiste. Les deux fourmis ne s’étaient donc jamais beaucoup
appréciées, mais de se retrouver ici, dans leur cité natale, toutes deux
survivantes de mille aventures, les rapproche soudain.
23
e
perçoit tout de suite que 103
e
est
devenue une sexuée et la félicite de cette métamorphose. 23
e
paraît
en grande forme elle aussi. Il y a du sang transparent sur ses mandibules mais
elle lance des phéromones de bienvenue à tout leur commando.
Princesse 103
e
est sur ses gardes mais l’autre
émet que tout est rentré dans l’ordre.
Elles se livrent à une trophallaxie.
23
e
raconte son histoire. Après avoir abordé le
monde des dieux, 23
e
est revenue à Bel-o-kan pour y répandre la
bonne parole. Princesse 103
e
remarque que 23
e
ne dit
jamais « Doigts » mais utilise la dénomination « dieux ».
Elle raconte qu’au début, la Cité, enchantée qu’il y ait au
moins une survivante à cette première croisade, lui avait fait bon accueil et,
petit à petit, 23
e
avait révélé l’existence des dieux. Elle avait
pris la tête de la religion déiste. Elle avait exigé que les morts ne soient
plus jetés au dépotoir et aménagé des salles en cimetières.
Cette innovation avait déplu à la nouvelle reine
Belo-kiu-kiuni, laquelle avait interdit la pratique du culte déiste dans la
Cité.
23
e
s’était alors réfugiée au plus profond des
quartiers de la métropole et là, entourée de sa petite troupe de fidèles, elle
avait pu continuer à répandre la bonne parole. La religion déiste s’était donné
pour symbole le cercle. Car telle est la vision que les fourmis ont des Doigts
juste avant que ceux-ci les écrasent.
Princesse 103
e
hoche la tête.
Voilà qui explique tous ces signes, dans les couloirs.
Les fourmis blotties derrière psalmodient :
Les
Doigts sont nos dieux
.
Princesse 103
e
et les siennes n’en reviennent
pas. Elles qui voulaient promouvoir l’intérêt pour les Doigts ont été largement
dépassées par cette 23
e
.