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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

La Révolution des Fourmis (29 page)

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Ces idées affluent en remontant de son cerveau comme une
rivière souterraine qui jaillirait pour se transformer en fontaine. Chaque
goutte d’eau de cette fontaine est un instant de son passé qui revient, mais
éclairé par ses nouveaux sens et sa capacité nouvelle de percevoir émotions et
abstractions.

Tout s’éclaire d’un jour nouveau. Tout est différent, plus
subtil, plus complexe, tout émet bien plus d’informations qu’elle ne le
croyait.

Elle prend conscience que jusqu’ici, elle n’a vécu qu’à
moitié. Son cerveau s’élargit. Elle l’utilisait à 10 % de sa capacité,
avec cette mixture hormonale, elle est peut-être passée à 30 %.

Qu’il est agréable d’avoir ses sens décuplés ! Qu’il
est agréable pour une fourmi si longtemps asexuée de devenir soudainement, par
la magie de la chimie, une sexuée sensible.

Elle reprend peu à peu contact avec le réel. Elle est dans
un guêpier. Dans la chaleur artificielle de ce nid de papier gris, elle ne sait
même plus s’il fait nuit ou s’il fait jour. Il doit probablement faire nuit.
C’est peut-être déjà le matin.

Combien d’heures, de jours, de semaines se sont écoulés
depuis qu’elle a ingurgité la gelée royale ? Elle n’a pas perçu le temps
passer. Elle a peur.

La reine lui dit quelque chose.

 

68. LEÇON DE GYMNASTIQUE

 

— Allez, vous vous mettez en short et vous commencez
par une petite foulée.

Tout autour ça bourdonnait. Certains étiraient leurs
membres, beaucoup s’activaient et prenaient leur place sur la ligne de départ.

La journée débutait par la leçon de gymnastique.

— En ligne, j’ai dit. Je ne veux voir qu’une tête. À
mon top départ, vous courez le plus vite que vous pouvez, levez bien les
cuisses, allongez vos foulées, donnez-vous à fond, vous faites huit tours et je
vous chronomètre, annonça le professeur. Vous êtes vingt, vous aurez donc la
note de votre place. Le premier aura vingt et le dernier un.

Coup de sifflet strident, départ.

Julie et les Sept Nains obtempérèrent sans grande
conviction. Ils avaient hâte que les cours se terminent afin de retourner à la
salle de musique élaborer de nouveaux morceaux.

Ils arrivèrent bons derniers.

— Alors, on n’aime pas courir, Julie ?

Julie haussa les épaules et ne prit pas la peine de
répondre. La prof de gym était très costaude. Ancienne nageuse sélectionnée
pour les jeux Olympiques, elle avait été en son temps repue d’hormones
masculines pour lui donner du muscle et de la vigueur.

La prof annonça que le prochain exercice consisterait à
grimper à la corde.

Julie s’accrocha, se balança d’avant en arrière, fit mine de
prendre son élan, grimaça joliment sous l’effort sans parvenir à se soulever de
plus d’un mètre.

— Allez, du nerf, Julie !

La jeune fille sauta à terre.

— Dans la vie, ça ne sert à rien de savoir grimper à la
corde. On n’est plus dans la jungle. Il y a des ascenseurs et des escaliers
partout.

Déconcertée, la prof de gym préféra lui tourner le dos et
s’occuper d’élèves plus soucieux de leur musculation.

Récréation, suivie d’un cours d’allemand dont l’enseignante
était régulièrement chahutée par ses élèves. Ils lui lançaient des œufs, des
boules puantes, des boulettes de papier mâché à l’aide de sarbacanes. Julie ne
supportait pas ces persécutions mais elle n’avait pas le courage d’intervenir
contre l’ensemble de la classe.

Il était finalement plus facile d’affronter les professeurs
que les élèves. Elle se trouva lâche. Elle ressentit de la compassion pour
cette femme.

La cloche. Le cours de philosophie succédait à celui
d’allemand. Le professeur entra dans la salle de classe et salua sa malheureuse
consœur avec beaucoup de courtoisie. Il était son exact contraire. Toujours
détendu, toujours le mot pour rire, il était très populaire dans
l’établissement. Il donnait l’impression de tout savoir et de se promener
nonchalamment dans l’existence en ignorant l’angoisse. Beaucoup de filles en
étaient plus ou moins amoureuses. Certaines allaient jusqu’à lui confier leurs
problèmes d’adolescentes et il jouait alors à la perfection le rôle de
confident.

Thème du jour : la « révolte ». Il inscrivit
le mot magique au tableau, prit son temps puis commença :

— On constate vite dans l’existence que le plus facile
est toujours de dire « oui ». « Oui » permet de s’intégrer
parfaitement dans la société. Acquiescez à leurs demandes et les autres vous
accueilleront volontiers. Pourtant, il survient un moment où ce « oui »
qui, jusqu’ici, ouvrait les portes soudain nous les ferme. C’est peut-être cela
le passage à l’adolescence : l’instant où l’on apprend à dire
« non ».

Une fois de plus, il était parvenu à captiver ses élèves.

— Le « non » a au moins autant de pouvoir que
le « oui ». Le « non », c’est la liberté de penser
différemment. « Non » affirme le caractère. « Non » effraie
ceux qui disent « oui ».

Le professeur de philosophie préférait arpenter la classe
plutôt que de dispenser son savoir depuis son bureau. De temps en temps, il
s’arrêtait, s’asseyait sur le rebord d’une table et prenait un élève à partie.
Il poursuivit :

— Mais tout comme le « oui », le « non »
a ses limites. Dites « non » à tout et vous vous retrouverez bloqués,
isolés, sans plus d’échappatoires. Le passage à l’âge adulte, c’est le moment
où l’on a appris à alterner les « oui » et les « non » sans
plus acquiescer à tout ou tout refuser de façon systématique. Il ne s’agit plus
de vouloir intégrer la société à tout prix ou de la rejeter en bloc. Deux
critères doivent motiver le choix du « oui » ou du « non » :
1 ) l’analyse des conséquences futures à moyen et long terme ; 2 )
l’intuition profonde. Distribuer les « oui » et les « non »
à bon escient relève plus de l’art que de la science. Ceux qui savent dire
« oui » ou « non » à bon escient finissent par gouverner
non seulement leur entourage mais, ce qui est plus important, par se gouverner
eux-mêmes.

Les filles du premier rang buvaient ses paroles, plus
attentives au son de la voix qu’aux mots qu’il prononçait. Le professeur de
philosophie mit les mains dans les poches de son jean et s’assit sur le pupitre
de Zoé.

— Pour résumer, je vous rappellerai ce vieil adage
populaire : « Il est stupide de ne pas être anarchiste à vingt ans
mais… il est encore plus stupide de l’être encore passé trente. »

Il inscrivit la phrase au tableau.

Des stylos avides de tout noter grattaient les pages des
cahiers. Certains élèves prononçaient en silence la phrase pour bien en
mémoriser les syllabes au cas où on la leur demanderait à l’oral du bac.

— Et quel âge avez-vous, monsieur ? interrogea
Julie.

Le professeur de philosophie se retourna.

— J’ai vingt-neuf ans, répondit-il avec un sourire
espiègle.

Il s’avança vers la jeune fille aux yeux gris.

— … Je suis donc encore anarchiste pour quelque
temps. Profitez-en.

— Et être anarchiste, ça signifie quoi ? demanda
Francine.

— N’avoir ni dieu ni maître, se sentir un homme libre.
Je me sens un homme libre et je compte bien vous apprendre à l’être aussi.

— Ni dieu ni maître, c’est facile à dire, intervint
Zoé. Mais pour nous, ici, vous êtes notre maître et nous sommes donc bien
obligés de vous écouter.

Le philosophe n’eut pas le temps de répondre. La porte
s’ouvrit brusquement et le proviseur pénétra en trombe dans la salle.
Rapidement, il monta sur l’estrade.

— Restez assis, demanda-t-il aux élèves. Je suis venu
vous parler d’un sujet grave. Un pyromane rôde dans l’établissement. Il y a
quelques jours, il y a eu un incendie dans le coin des poubelles et le concierge
a découvert un cocktail Molotov près de la porte de derrière, laquelle est en
bois. Notre lycée est en béton mais il n’en contient pas moins de faux plafonds
garnis de laine de verre, des plastiques facilement inflammables et qui se
consument très vite en dégageant des fumées extrêmement toxiques. J’ai donc
décidé de nous doter d’un système anti-incendie des plus efficaces. Nous sommes
désormais équipés de huit bornes contenant des lances à incendie déployables en
quelques secondes et capables d’atteindre n’importe quelle zone de notre
établissement qui pourrait se trouver en proie aux flammes.

Une sirène résonna mais le proviseur continua, de la même
voix tranquille :

— … De plus, j’ai fait blinder la porte arrière
qui est désormais à l’abri du feu et, je peux vous le garantir, tout à fait
solide. Quant à la sirène que vous entendez maintenant, c’est un signal
d’alarme avertissant qu’il y a un début d’incendie. Dorénavant, dès que vous
l’entendrez vous vous mettrez en rang et, sans vous bousculer, vous quitterez
au plus vite la classe pour vous regrouper dans la cour devant l’entrée.
Faisons un essai.

La sirène devenait assourdissante.

Les élèves se livrèrent volontiers à l’exercice
d’évacuation, enchantés de la diversion. En bas, des pompiers leur montrèrent
comment ouvrir les bornes, sortir les tuyaux, ajuster les raccords. Ils leur
enseignèrent quelques mesures de survie, comme de placer des linges humides
autour des portes, ou de se baisser pour chercher l’oxygène sous le nuage de
fumée. Dans le brouhaha, le proviseur s’adressa à Ji-woong.

— Alors, ce concert, vous le préparez activement ?
C’est pour après-demain, n’oubliez pas.

— Nous manquons de temps.

Il se donna quelques secondes pour réfléchir, puis annonça :

— Bon, à titre exceptionnel, je vous dispense de cours.
Sautez-les tous, mais montrez-vous dignes de ce privilège.

La sirène consentit enfin à se taire. Julie et les Sept
Nains se précipitèrent vers leur local. Dans l’après-midi, ils mirent encore de
nouveaux morceaux au point. Ils en disposaient maintenant de trois, plus deux
en cours d’élaboration. Ils puisaient les paroles dans l’Encyclopédie et
s’acharnaient ensuite à les doter de la musique apte à les mettre en valeur.

 

69. ENCYCLOPÉDIE

 

INSTINCT GUERRIER
 : Aime tes ennemis. C’est le meilleur moyen de
leur porter sur les nerfs.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du savoir relatif et absolu
, tome III.

 

70. QUITTONS LA TOUR DU CHÊNE

 

Vous devez partir
.

La reine des guêpes réitère son message sous forme de signes
antennaires. Alors que d’une antenne elle tapote impatiemment le crâne de la
fourmi, de l’autre elle lui désigne l’horizon. Voilà des signes compréhensibles
par tout le monde. Il faut partir.

À Bel-o-kan, les vieilles nourrices disaient :

Chaque être se doit de connaître une métamorphose. S’il rate
cette étape, il ne vit que la moitié de sa vie
.

103
e
entame donc la deuxième partie de sa vie.
Elle dispose désormais de douze années d’existence supplémentaires et elle
compte bien les mettre à profit.

103
e
a maintenant un sexe. Elle est princesse et elle
sait que si elle rencontre un mâle, elle pourra se reproduire.

Les douze demandent à leur nouvelle princesse quelle
direction prendre. Le sol foisonne toujours de criquets et Princesse 103
e
juge que le mieux est de continuer en hauteur sur les branches et de se diriger
vers le sud-ouest.

Les douze sont d’accord.

Elles descendent le long de l’immense tour que forme le
grand chêne et bifurquent vers une longue branche ; ainsi cheminent-elles
de ramure en ramure, sautant parfois pour se rattraper, ou se suspendant par
les pattes comme des trapézistes pour rejoindre d’un mouvement pendulaire une
feuille éloignée. Elles marchent longtemps avant de cesser de percevoir l’odeur
amère des criquets.

Prudemment, Princesse 103
e
en tête, le groupe
descend le long d’un sycomore et touche le sol. La nappe des criquets s’étale à
quelques dizaines de mètres à peine.

5
e
signale aux autres de se faufiler discrètement
en sens inverse mais cette prudence s’avère inutile. Soudain, comme répondant
ensemble à un invisible appel, tous les criquets s’élèvent dans le ciel.

Ils s’envolent, les flocons de mort.

Le spectacle est impressionnant. Les criquets sont équipés
de muscles de pattes mille fois plus puissants que ceux des fourmis. Ils
peuvent ainsi s’élancer à des hauteurs égales à vingt fois la longueur de leur
corps. Parvenus au sommet de leur saut, ils déploient le plus largement
possible leurs quatre ailes et les agitent à très grande vitesse pour s’élever
encore plus loin dans les airs. Tant de mouvement produit un vacarme incroyable.
Innombrables sont les criquets et dans le nuage, leurs ailes se percutent.
Certains sont broyés dans la masse de leur propre population.

Autour d’elles, les criquets n’en finissent pas de décoller.
À terre, ils ont tout mangé et ils laissent derrière eux une terre ruinée où se
dressent encore quelques arbres dépouillés sur lesquels ne subsiste plus ni
feuille, ni fleur, ni fruit.

Par moments l’excès de vie tue la vie
, émet 15
e
en regardant les criquets s’éloigner. Mais c’est bien une réflexion de
chasseuse précisément habituée à ôter la vie à son entourage.

Pourtant, Princesse 103
e
qui les regarde aussi
s’envoler ne comprend pas quel intérêt a la nature à produire un spécimen tel
que le criquet. Peut-être font-ils alliance avec le désert pour détruire la vie
animale et la vie végétale et ne laisser subsister que la vie minérale ?
Là où ils passent le désert s’étend, les animaux et les végétaux reculent.

Princesse 103
e
tourne le dos au spectacle
désolant de la prairie ravagée. Au-dessus d’elle, les bourrasques de vent
donnent au nuage de criquets la forme d’un visage qui grimace et s’étire en
tous sens avant que le vent ne le pousse vers le nord.

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