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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

La Révolution des Fourmis (33 page)

Son masque de chant était impeccable.

Toute sa bouche se réveilla en quête du son parfait. Le
si
bémol s’améliorait encore en pureté, en simplicité, en efficacité. Dans sa
bouche, le palais vibra ainsi que ses dents. Sa langue tendue, elle, ne
bougeait plus.

La salle s’était calmée. Même les retraités des premiers
rangs avaient cessé de tripoter leurs prothèses auditives. Rats noirs et filles
du club de aïkido cessèrent de se battre.

Le soufflet des poumons avait lâché tout son air.

Ne pas perdre le contrôle. Vite, Julie enchaîna sur une
autre note.

. Il partit d’autant mieux que le
si
bémol avait
déjà échauffé la bouche tout entière. Le

pénétra tous les cerveaux. À
travers cette note, elle transmettait toute son âme. Dans cette unique
vibration, il y avait tout : son enfance, sa vie, ses soucis, sa rencontre
avec Yankélévitch, ses démêlés avec sa mère.

Il y eut un tonnerre d’applaudissements. Les Rats noirs
préférèrent partir. Elle ne savait pas si l’on ovationnait le départ de
Gonzague et de sa bande ou sa nouvelle note suspendue dans les airs.

Une note qui tenait toujours.

Julie s’arrêta. Elle avait récupéré à présent toute son
énergie. Que les autres se préparent, elle reprenait le micro.

Paul éteignit les projecteurs pour ne laisser qu’un cône de
lumière blanche auréolant Julie. Lui aussi comprit qu’il fallait revenir à la
simplicité.

Elle articula lentement :

— L’art sert à faire la révolution. Notre prochain
morceau s’intitule : LA RÉVOLUTION DES FOURMIS.

Elle prit de nouveau sa respiration et ferma les paupières
pour prononcer :

 

Rien de nouveau sous le soleil.

Il n’y a plus de visionnaires.

Il n’y a plus d’inventeurs.

Nous sommes les nouveaux visionnaires.

Nous sommes les nouveaux inventeurs.

 

Elle obtint quelques « ouais » en réponse.

Ji-woong se lança comme un fou sur sa batterie. Zoé le
suivit à la basse, puis Narcisse à la guitare. Francine fit des arpèges.
Comprenant qu’ils allaient tenter de faire décoller l’avion, Paul monta la sono
au maximum. Toute la salle vibrait. S’ils ne s’envolaient pas avec ça, ils ne
le feraient jamais.

Julie posa ses lèvres tout contre le micro et fredonna en
montant progressivement :

 

Fin, ceci est la fin.

Ouvrons tous nos sens.

Un vent nouveau souffle ce matin.

Rien ne pourra ralentir sa folle danse.

Mille métamorphoses s’opéreront dans ce monde endormi.

Il n’est pas besoin de violence pour briser les valeurs
figées.

Soyez surpris : nous réalisons simplement la
« révolution des fourmis ».

 

Puis, plus fort, en fermant les yeux et en levant le poing :

 

Il n’y a plus de visionnaires…

Nous sommes les nouveaux visionnaires.

Il n’y a plus d’inventeurs,

Nous sommes les nouveaux inventeurs
.

 

Cette fois, tout fonctionnait. Chaque instrument sonnait
juste. Les réglages de Paul étaient parfaits. La voix de Julie, avec sa
tessiture chaude, maîtrisait idéalement les sonorités. Chaque vibration, chaque
mot articulé sonnait clair. Tout se mettait en place pour mieux agir sur les
organes. Si ces gens-là savaient qu’elle était totalement maîtresse de sa voix,
qu’elle pouvait prononcer des sons qui agiraient avec précision sur le pancréas
ou le foie !

Paul haussa encore le volume. Les amplificateurs à mille
watts crachèrent une énergie incroyable. La salle ne vibrait plus, elle
tremblait. Amplifiée par son micro, la voix de Julie emplissait les tympans
jusqu’au cerveau. Il était impossible en ce moment de penser à autre chose qu’à
la voix de la jeune fille aux yeux gris.

Jamais Julie ne s’était sentie aussi ardente. Elle en
oubliait sa mère et le baccalauréat.

Sa musique était bénéfique à tout le monde. Les retraités du
premier rang avaient ôté leurs prothèses auditives et battaient des mains et
des pieds en cadence. La porte du fond ne grinçait plus. L’assistance tout
entière marquait le rythme, dansait même dans les travées.

L’avion avait fini par décoller. Il fallait maintenant
prendre de l’altitude.

Julie fit signe à Paul de baisser la musique d’un ton puis
elle se rapprocha du public et égrena les paroles :

 

Rien de nouveau sous le soleil.

Nous regardons toujours le même monde de la même manière.

Nous sommes pris dans la spirale de l’escalier d’un
phare.

Nous recommençons sans cesse les mêmes erreurs, mais vues
d’un étage plus haut.

Il est temps de changer le monde.

Il est temps de changer de ronde.

Ceci n’est pas une fin. Bien au contraire, ce n’est qu’un
début.

 

Sachant que le mot « début » marquait la fin du
morceau, sur sa console Paul déclencha la fonction « feu d’artifice »
et des explosions de lumière jaillirent au-dessus des têtes.

La salle applaudit.

David et Léo soufflèrent à Julie de bisser la chanson. La
voix de la jeune fille était de plus en plus forte. Elle ne tremblait plus du
tout. À se demander comment une si frêle adolescente pouvait introduire tant de
puissance dans son chant.

 

Il n’y a plus d’inventeurs,

Nous sommes les nouveaux inventeurs.

Il n’y a plus de visionnaires…

 

Cette phrase eut un effet détonant. Comme d’une seule bouche
la foule lui répondit.

— 
Nous sommes les nouveaux visionnaires !

Le groupe n’avait pas prévu pareille communion. Julie
improvisa.

— C’est bien. Si on ne veut pas changer le monde, on le
subit.

Nouvelles acclamations. Les idées de l’
Encyclopédie du
Savoir Relatif et Absolu
faisaient mouche. Elle répéta :

— Si on ne veut pas changer le monde, on le subit.
Pensez à un monde différent. Pensez différemment. Libérez vos imaginations. Il
faut des inventeurs, il faut des visionnaires.

Elle ferma les yeux. Son cerveau lui procurait une sensation
étrange. C’était peut-être cela que les japonais appelaient
satori
. Le
moment où le conscient et l’inconscient ne font qu’un, l’état de félicité
totale.

Le public tapait dans ses mains au rythme de ses propres
battements cardiaques. Le concert ne faisait que commencer et tous redoutaient
déjà l’instant où il finirait, où le bonheur et la communion laisseraient place
à la monotonie des jours.

Julie ne s’en tenait plus à l’
Encyclopédie
, elle
improvisait des paroles. Des mots sortaient de sa bouche sans qu’elle sache
d’où ils venaient, comme s’ils avaient envie d’être prononcés et qu’elle leur
servait de truchement.

 

78. ENCYCLOPÉDIE

 

NOOSPHÈRE
 : Les êtres humains possèdent deux cerveaux
indépendants : l’hémisphère droit et l’hémisphère gauche. Chacun dispose
d’un esprit qui lui est propre. Le cerveau gauche est dévolu à la logique,
c’est le cerveau du chiffre. Le cerveau droit est dévolu à l’intuition, c’est
le cerveau de la forme. Pour une même information, chaque hémisphère aura une
analyse différente, pouvant déboucher sur des conclusions absolument
contraires.

Il semblerait que, la nuit
seulement, l’hémisphère droit, conseiller inconscient, par l’entremise des
rêves, donne son avis à l’hémisphère gauche, réalisateur conscient, à la
manière d’un couple dans lequel la femme, intuitive, glisserait furtivement son
opinion au mari, matérialiste.

Selon le savant russe
Vladimir Vernadski, aussi inventeur du mot « biosphère », et le
philosophe français Teilhard de Chardin, ce cerveau féminin intuitif serait doté
d’un autre don encore, celui de pouvoir se brancher sur ce qu’ils nomment la
« noosphère ». La noosphère serait un grand nuage cernant la planète
tout comme l’atmosphère ou l’ionosphère. Ce nuage sphérique immatériel serait
composé de tous les inconscients humains émis par les cerveaux droits.
L’ensemble constituerait un grand Esprit immanent, l’Esprit humain global en
quelque sorte.

C’est ainsi que nous
croyons imaginer ou inventer des choses alors qu’en fait, c’est tout simplement
notre cerveau droit qui va les chercher là-bas. Et lorsque notre cerveau gauche
écoute attentivement notre cerveau droit, l’information passe et débouche sur
une idée apte à se concrétiser en actes.

Selon cette hypothèse, un
peintre, un musicien, un inventeur ou un romancier ne seraient donc que
cela : des récepteurs radio capables d’aller, avec leur cerveau droit,
puiser dans l’inconscient collectif puis de laisser communiquer hémisphères
droit et gauche suffisamment librement pour qu’ils parviennent à mettre en
œuvre ces concepts qui traînent dans la noosphère.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

79. INSOMNIE

 

Il fait nuit et pourtant la fourmi ne dort pas. Un bruit et
une lueur ont réveillé 103
e
. Autour d’elle, les douze jeunes
exploratrices sommeillent toujours.

Jadis, tout ce qui se passait durant la nuit n’existait pas
car le sommeil éteignait complètement son corps à sang froid. Mais, depuis
qu’elle a un sexe, durant son sommeil elle connaît une sorte d’état de
semi-torpeur. Le moindre signal la réveille. C’est l’un des inconvénients
d’être dotée de sens plus fins. On a une légère tendance à l’insomnie.

Elle se lève.

Il fait froid mais elle a suffisamment mangé hier pour
disposer des réserves d’énergie nécessaires à la maintenir éveillée.

Elle sort sur le seuil de la caverne pour voir ce qui se
passe dehors. Un nuage rouge s’en va.

Les crapauds ont cessé de coasser. Le ciel est noir et la
lune à demi dévoilée se reflète en petits losanges sur le fleuve.

103
e
voit un trait de lumière zébrer le ciel. Un
orage. L’orage ressemble à un arbre aux longues branches qui poussent du ciel
pour caresser la terre. Son existence est pourtant si éphémère que, déjà, la
princesse ne le voit plus.

Après le tonnerre, le silence devient encore plus pesant. Le
ciel est encore plus sombre. Avec ses organes de Johnston, 103
e
perçoit de l’électricité magnétique dans l’air.

Et puis, une bombe tombe. Une énorme boule d’eau qui explose
au sol et l’éclabousse. La pluie. Cette sphère mortelle est suivie d’une
multitude de sœurs. Le phénomène est moins dangereux que les criquets mais 103
e
préfère quand même reculer de trois pas.

La Princesse regarde la pluie.

La solitude, le froid, la nuit, elle les considérait
jusqu’ici comme des valeurs contraires à l’esprit de la fourmilière. Or, la
nuit est belle. Même le froid a son charme.

Troisième fracas. Un grand arbre de lumière pousse à nouveau
entre les nuages et meurt en touchant le sol. C’est plus proche. La caverne est
illuminée d’un flash qui, une seconde, transforme les douze exploratrices en
albinos.

Un arbre noir du sol a été touché par l’arbre blanc du ciel.
Aussitôt, il s’embrase.

Le feu.

La fourmi regarde le feu qui peu à peu mange l’arbre.

La princesse sait que, là-haut, les Doigts ont basé leur
technologie sur la maîtrise du feu. Elle a vu ce que cela a donné : les
roches fondues, les aliments carbonisés et, surtout, les guerres avec du feu.
Les massacres avec du feu.

Chez les insectes, le feu est tabou.

Tous les insectes savent qu’autrefois, il y a plusieurs
dizaines de millions d’années, les fourmis contrôlaient le feu et se livraient
à des guerres terribles qui détruisaient parfois des forêts entières. Si bien
qu’un jour tous les insectes se sont mis d’accord pour proscrire l’utilisation
de cet élément mortel. C’est peut-être pour cela que les insectes n’ont jamais
développé de technologie du métal ni de l’explosif.

Le feu.

Pour évoluer, seront-elles, elles aussi, contraintes de
surmonter ce tabou ?

La princesse replie ses antennes et se rendort, bercée par
la pluie qui rebondit sur le sol. Elle rêve de flammes.

 

80. MATURITÉ DE CONCERT

 

Chaleur.

Immergée dans cette foule, Julie se sentait bien.

Francine agitait ses cheveux blonds, Zoé se livrait à une
danse du ventre, David liait ses solos à ceux de Léopold, Ji-woong, yeux au
ciel, frappait simultanément toutes ses caisses de ses baguettes.

Leurs esprits étaient en fusion. Ils n’étaient plus huit
mais un, et Julie aurait voulu que ce précieux instant dure éternellement.

Le concert devait s’achever à vingt-trois heures trente.
Mais les sensations étaient trop fortes. Julie avait de l’énergie à revendre,
elle avait encore besoin de ce fabuleux contact collectif. Elle avait
l’impression de voler, et elle refusait d’atterrir.

Ji-woong lui fit signe de reprendre la « Révolution des
fourmis ». Les filles du club de aïkido scandaient dans les allées :

 

Qui sont les nouveaux visionnaires ?

Qui sont les nouveaux inventeurs ?

 

Acclamations.

 

Nous sommes les nouveaux visionnaires

Nous sommes les nouveaux inventeurs !

 

Le regard de la jeune fille changea légèrement de couleur.
Dans sa tête, plusieurs mécanismes s’enclenchaient, ouvrant des portes,
libérant des vannes, dégageant des grilles. Un nerf reçut un message à
transmettre à la bouche. Une phrase à prononcer. Le nerf s’empressa de faire
circuler le message, la mâchoire fut priée de s’ouvrir, la langue s’agita et
les mots sortirent.

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