— Nous allons seulement connaître ce dont les humains
rêvent depuis toujours : une communication totale et sincère, la rassura
David.
Julie eut un mouvement de recul.
— Tu vas apprendre mes pensées les plus intimes ?
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as des choses à
cacher ?
— Comme tout le monde. Après tout, mon crâne est mon
dernier rempart.
David la prit gentiment par la nuque et la pria de fermer
les yeux. Il approcha d’elle son appendice sensoriel. Leurs antennes se
cherchèrent un instant, se touchèrent et se titillèrent avant de se caler l’une
contre l’autre dans leurs rainures. Julie eut un petit rire nerveux. À présent,
elle se sentait un peu ridicule avec cette prothèse en plastique au bout des
narines. Elle devait ressembler à une langouste.
David lui reprit fermement la tête. Leurs deux fronts se
touchèrent sur toute la surface. Ils refermèrent les yeux.
— Écoutons nos sensations, dit David doucement.
Ce n’était pas facile. Julie avait peur de ce que David
allait découvrir en elle. À choisir, la jeune fille, si pudique, aurait préféré
dévoiler son corps plutôt que de montrer à quiconque l’intérieur de son
cerveau.
— Inspire, chuchota David.
Elle obtempéra et fut aussitôt assaillie par une affreuse
odeur de nez, l’odeur du nez de David. Elle faillit se dégager. Elle se retint
car juste après l’odeur de nez, elle avait perçu autre chose, une brume rose,
attirante et embaumée. Elle rouvrit les yeux.
En face d’elle, paupières bien closes, David respirait
harmonieusement avec sa bouche. Julie s’empressa de l’imiter.
Très naturellement, leurs deux respirations s’accordèrent.
La jeune fille ressentit ensuite d’étranges petits
picotements dans sa cavité nasale, comme si on y avait introduit du jus de citron.
Là encore, elle voulut se retirer mais l’acidité du citron laissa peu à peu
place à une lourde odeur opiacée. Elle la visualisa. La brume rose s’était
transformée en une matière épaisse qui coulait vers elle comme une lave
cherchant à pénétrer de force dans ses narines.
Elle eut une pensée désagréable. Dans l’Antiquité, avant de
les momifier, les Égyptiens arrachaient le cerveau de leurs pharaons à l’aide
de tiges passées dans les narines. Là, c’était le contraire : un cerveau
était en train de s’immiscer dans ses cavités nasales.
Elle renifla un grand coup et, soudain, les pensées de David
affluèrent dans ses hémisphères cérébraux. Julie n’en revenait pas. Les idées
de David circulaient à la vitesse de la pensée dans son propre cerveau. Elle
recevait les images, les sons, les musiques, les odeurs, les projets, les
souvenirs qui sortaient du cerveau voisin. Par moments, en dépit de toute la
résistance du jeune homme, une petite pensée de couleur chatoyante, rose
fuchsia, apparaissait comme un lapin effarouché pour s’évanouir aussitôt.
David, pour sa part, visualisa un nuage bleu marine et une
porte qui s’ouvrait dans ce nuage. Derrière, une petite fille courait et il la
suivit. Elle le conduisit à un terrier que bouchait une énorme tête de Julie,
pleine de circonvolutions et de couloirs. Le visage de Julie s’ouvrit comme une
porte et dévoila un cerveau en forme de fourmilière. Il y avait un petit tunnel
dans lequel il entra.
David entreprit de circuler dans le cerveau de Julie ;
les images s’effacèrent et une voix jaillit non pas de l’extérieur mais de
l’intérieur de lui-même.
— Tu y es, maintenant, non ?
Julie s’adressait directement à son esprit.
Elle lui montra comment elle le voyait et il fut très
étonné.
Elle le considérait comme un jeune homme chétif et timide.
Il lui montra comment lui la voyait. Pour lui, elle était
une fille d’une beauté et d’une intelligence extraordinaires.
Ils s’expliquèrent tout, se révélèrent tout, comprirent
leurs véritables sentiments mutuels.
Julie ressentit quelque chose de nouveau. Ses neurones
pactisèrent avec ceux de David : les uns et les autres bavardèrent,
s’apprécièrent et devinrent amis. Puis, dans sa brume rose, le petit lapin
fuchsia si effarouché réapparut, se tint immobile, fourrure palpitante, et,
cette fois, la jeune fille comprit. C’était l’affection que David éprouvait
pour elle.
C’était une affection qu’il lui avait portée depuis le
premier instant où il l’avait aperçue, le jour de la rentrée au lycée. Elle
n’avait cessé de s’amplifier comme lorsqu’il lui avait soufflé la solution, en
cours de mathématiques. Elle lui avait donné tous les courages pour la tirer à
deux reprises des griffes de Gonzague Dupeyron et de sa bande. Elle l’avait
poussé à l’inclure dans son groupe de rock.
Elle comprenait David, il était désormais dans son esprit
même.
1 + 1 = 3. Ils étaient trois, David,
Julie et leur complicité.
Une vague glacée parcourut leur échine quand la
communication cessa. Ils ôtèrent leurs antennes nasales et Julie se blottit
tout contre David pour se réchauffer. Il lui caressa avec douceur le visage et
les cheveux et, dans le grand sanctuaire triangulaire, tendrement, ils
s’endormirent côte à côte.
TEMPLE DE SALOMON
: Le temple du roi Salomon à Jérusalem
représentait un modèle de formes géométriques parfaites. Quatre plates-formes
ceintes chacune d’un mur de pierre le composaient. Elles représentaient les
quatre mondes qui forment l’existence.
— Le monde
matériel : le corps.
— Le monde
émotionnel : l’âme.
— Le monde
spirituel : l’intelligence.
— Le monde
mystique : la part de divinité qu’il y a en chacun de nous.
Au sein du monde divin,
trois portiques étaient censés représenter :
— La Création.
— La Formation.
— L’Action.
Le monument avait pour
forme générale un grand rectangle de cent coudées de longueur sur cinquante
coudées de largeur et trente coudées de hauteur. Situé au centre, le temple
mesurait trente coudées de longueur sur dix coudées de largeur. Au fond du
temple était placé le cube parfait du Saint des Saints.
Dans le Saint des Saints
était disposé l’autel en bois d’acacia. Il était parfaitement cubique avec des
arêtes de cinq coudées. Déposés sur sa surface, douze pains représentaient
chaque mois de l’année. Au-dessus, le chandelier à sept branches symbolisait
les sept planètes.
D’après les textes anciens
et notamment ceux de Philon d’Alexandrie, le temple de Salomon est une figure
géométrique calculée pour former un champ de forces. Au départ, le nombre d’or
est la mesure de la dynamique sacrée. Le tabernacle est censé condenser
l’énergie cosmique. Le temple est conçu comme un lieu de passage entre deux
mondes : le visible et l’invisible.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
Ici se perdaient les traces de pas. Maximilien déambulait de
haut en bas et de long en large sur la colline sans comprendre comment une
pyramide de béton s’était ainsi volatilisée. Son sens de l’observation était en
alerte. Quelque chose clochait, mais c’est comme s’il lui manquait un élément
pour appréhender le décor. Du talon, il martela le sol.
Sous la chaussure de Maximilien, une semelle, sous la
semelle l’herbe, sous l’herbe la terre.
Sous la terre, des racines, des vers, des cailloux, du
sable. Sous le sable, une paroi de béton. Sous le béton, le plafond de la loge
de Julie. Sous le plafond, de l’air.
Sous l’air, un drap de coton. Sous le drap, un visage
endormi. Sous la peau du visage, des veines, des muscles, du sang.
Toc, toc.
Julie se réveilla en sursaut. Arthur passa la tête par
l’entrebâillement de la porte. Il était venu la réveiller et ne s’offusqua pas
de la présence de David dans le lit de la jeune fille. Il vit ses antennes sur
la table de chevet et comprit qu’ils s’en étaient servis.
Aux jeunes gens qui se frottaient les yeux, il demanda si
elles avaient bien fonctionné.
— Oui, répondirent-ils à l’unisson.
Alors, Arthur s’esclaffa. Ils le regardèrent sans comprendre
tandis que le vieil homme retenait une quinte de toux pour leur expliquer qu’il
ne s’agissait là que de prototypes. En fait, les habitants de la pyramide
n’avaient pas encore eu le temps de mener à bien ce projet.
— Il faudra sûrement attendre des siècles avant que des
humains puissent se livrer à une Communication Absolue.
— Vous vous trompez, votre système est parfaitement au
point, ça a marché, rétorqua David.
— Ah oui, vraiment ?
Le vieil homme afficha un air réjoui, démonta les antennes
et désigna un emplacement vide.
— Ça m’étonnerait que ça puisse marcher sans piles.
Comment les pompes olfactives pourraient-elles se déclencher ?
Douche froide pour les jeunes gens.
Arthur, pour sa part, était franchement amusé.
— Vous vous êtes imaginé que ça marchait, les enfants,
c’est tout. Mais c’est déjà beaucoup. En fait, c’est comme si ça avait marché
vraiment. Lorsqu’on croit très fort à quelque chose, même d’imaginaire, c’est
comme si ça existait réellement. Vous vous êtes figuré qu’avec ce petit gadget,
les humains avaient droit eux aussi à leurs C.A. et vous avez vécu une
expérience unique. Remarquez, il y a des religions entières qui ont été fondées
ainsi.
Arthur rangea soigneusement les prototypes dans leur boîte.
— Et quand bien même cela marcherait, serait-il
vraiment souhaitable de répandre ces antennes artificielles ? Supposez ce
qui se passerait si tout le monde était capable de lire dans l’esprit des
autres… Si vous voulez mon avis, ce serait une catastrophe. Nous ne sommes pas
prêts pour ça.
À leur mine, Arthur comprenait bien que Julie et David
étaient fort déçus.
— Sacrés gamins, marmonna-t-il dans l’escalier.
Dans le lit, les deux révolutionnaires avaient l’impression
de s’être fait avoir. Ils y avaient tellement cru, à leur C.A.
— J’ai toujours su que c’était impossible, affirma
David avec une parfaite mauvaise foi.
— Moi aussi, renchérit Julie.
Et ensemble, ils éclatèrent de rire en roulant l’un sur
l’autre. Arthur avait peut-être raison. Il suffisait de croire très fort aux
choses pour qu’elles existent. David se leva pour fermer la porte et revint
vers le lit. De leurs genoux, ils surélevèrent drap et couverture pour s’en faire
une tente.
Dans les épaisseurs de coton, leurs bouches se cherchèrent
et se trouvèrent. Après avoir mêlé leurs antennes, ils mêlèrent leurs langues,
leurs épidermes, puis leurs respirations haletantes et leurs sueurs.
Elle était au pied du mur. Pour la première fois, elle
allait connaître l’amour physique. Finie la virtualité, place à la réalité.
Elle permit à David de la caresser, toutes ses cellules neuronales se demandant
ce qu’il fallait en penser.
La plupart de ses neurones se prononçaient pour un laisser-aller
total. Après tout, ils connaissaient bien David et il était inéluctable qu’un
jour Julie perdrait sa virginité. Une petite minorité considérait, elle, que ce
serait renoncer à ce que la jeune fille avait de plus important, sa pureté. Les
caresses de David déclenchèrent cependant des vagues irisées d’acétylcholine –
cette drogue euphorisante naturelle – qui finirent par réduire au silence
les neurones réactionnaires.
C’était comme si une ultime porte centrale s’était enfin
ouverte. Julie se sentait à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de son
corps. À l’intérieur, il y avait cette respiration ample et ce sang qui battait
à ses tempes pour la remercier de leur autoriser le plaisir. Son cerveau était
parcouru de milliers d’infimes courants de foudre électrique.
Échange de fluides.
Elle était heureuse d’être vivante, heureuse d’exister,
heureuse d’être née et d’être celle qu’elle était à présent. Il y avait tant à
apprendre, tant de gens à rencontrer, le monde était si vaste.
Elle comprenait pourquoi elle avait tellement redouté
jusqu’ici de passer à l’acte. Il lui avait d’abord fallu trouver les
circonstances idéales.
Maintenant, elle savait.
L’amour est une cérémonie secrète qui doit se dérouler dans
un lieu souterrain de préférence pyramidal, avec un homme de préférence
prénommé David.
Prince 24
e
réclame des précisions sur la
sexualité des Doigts, probablement parce qu’il est en train de rédiger un
passage sur ce thème.
SEXUALITÉ :
Les Doigts sont l’espèce animale la plus sexuée.
Alors que tous les autres animaux limitent leur activité
sexuelle à une courte période de l’année dite « période nuptiale »,
les Doigts sont en permanence disposés à faire l’amour.
Ils le font d’ailleurs n’importe quand, en espérant
tomber au bon moment pour la fécondation : aucun signe extérieur n’informe
le mâle de l’ovulation de la femelle.
Le Doigt mâle est capable de maîtriser l’acte sexuel et
de le prolonger aussi longtemps qu’il le souhaite alors que, pour la plupart
des mammifères, l’acte reproductif dépasse rarement les deux minutes.
Quant à la femelle Doigt, elle pousse de grands cris au
paroxysme de l’acte. On ne sait pas pourquoi.
Princesse 103
e
et Prince 24
e
,
doucement ballottés par leur escargot de voyage, discourent du monde des Doigts
sans prêter attention ni au décor qui les entoure ni aux cornes oculaires de
leur escargot qui parfois les observent.