— L’audience est ouverte. Greffier, lisez l’acte
d’accusation.
L’homme dressa un bref résumé des épisodes précédents. Le
concert qui avait viré à l’émeute, les échauffourées avec la police,
l’occupation du lycée, les coûteuses dégradations, les premiers blessés, la
fuite des meneurs, la traque en forêt, le refuge dans la pyramide, enfin le
décès de trois des policiers chargés de les arrêter.
Arthur fut le premier appelé à la barre.
— Vous êtes bien Ramirez Arthur, soixante-douze ans,
commerçant, domicilié rue Phœnix à Fontainebleau ?
— Oui.
— Dites : oui, monsieur le président.
— Oui, monsieur le président.
— Monsieur Ramirez, vous avez assassiné le 12 mars
dernier M. Gaston Pinson en utilisant pour arme un minuscule robot tueur
en forme de mouche volante. Ce robot tueur étant téléguidé est assimilable à un
missile à tête chercheuse et donc classé arme de cinquième catégorie.
Qu’avez-vous à répondre à ce chef d’accusation ?
Arthur passa une main sur son front moite. La station debout
épuisait le vieil homme malade.
— Rien. Je suis désolé de l’avoir tué. Je voulais
seulement l’endormir. J’ignorais qu’il était allergique aux anesthésiants.
— Vous trouvez normal d’attaquer les gens avec des
mouches robots ? interrogea l’avocat général, narquois.
— Des fourmis volantes téléguidées, rectifia Arthur. Il
s’agit d’une version améliorée de mon modèle de fourmi rampante téléguidée.
Vous comprenez, mes amis et moi tenions à travailler en paix, sans être
dérangés par des curieux ou des promeneurs.
« C’est dans le but de converser avec les fourmis et de
parvenir à une coopération entre nos deux cultures que nous avons bâti cette
pyramide. »
Le président feuilleta ses papiers.
— Ah oui ! construction illicite sans permis sur
un site protégé, en plein parc naturel national.
Il fureta encore.
— Je vois ici que votre tranquillité vous est si chère
que vous avez récidivé en envoyant une de vos « fourmis volantes » s’en
prendre à un fonctionnaire chargé de l’ordre public, le commissaire Maximilien
Linart.
Arthur confirma.
— Lui, il voulait détruire ma pyramide. C’était de la
légitime défense.
— Tous les arguments vous sont décidément bons pour
tuer les gens avec des petits robots volants, remarqua l’avocat général.
Arthur fut alors secoué d’une violente quinte de toux. Il ne
pouvait plus parler. Deux policiers le ramenèrent au box des accusés où il
s’effondra lourdement parmi ses amis qui, anxieusement, se penchèrent vers lui.
Jacques Méliès se leva pour exiger d’urgence un médecin. Le praticien de
service accourut et déclara que l’accusé poursuivrait dans un instant mais
qu’il ne fallait pas trop l’épuiser.
— Accusé suivant : David Sator.
David se présenta devant le magistrat sans le secours de sa
canne, dos tourné au public.
— David Sator, dix-huit ans, lycéen. Vous êtes accusé d’être
le stratège de cette « Révolution des fourmis ». Nous avons en notre
possession des photos vous montrant en train de diriger vos troupes de
manifestants comme un général son armée. Vous vous êtes pris pour un nouveau
Trotski en train de ressusciter l’Armée rouge ?
David n’eut pas le temps de répondre. Le juge poursuivit :
— Vous vouliez créer une armée fourmi, non ?
D’ailleurs, expliquez donc aux jurés pourquoi vous avez fondé votre mouvement
sur l’imitation des insectes ?
— J’ai commencé à m’intéresser aux insectes quand nous
avons intégré un grillon à notre groupe de rock. C’était vraiment un bon
musicien.
Il y eut des ricanements dans le public. Le président
réclama le silence mais David ne se laissa pas déconcerter.
— Après les grillons qui ont une communication
d’individu à individu, j’ai découvert les fourmis qui, elles, ont une
communication tous azimuts. Dans une cité fourmi, chaque individu fait partager
ses émotions à l’ensemble de la fourmilière. Leur solidarité est totale. Ce que
les sociétés humaines tentent de réussir depuis des millénaires, les sociétés
fourmis y sont parvenues bien avant notre apparition sur la terre.
— Vous voudriez que nous portions tous des
antennes ? demanda l’avocat général, goguenard.
Cette fois, les rires dans la salle ne furent pas réprimés
et David dut attendre que le calme revienne pour répondre :
— Je pense que si nous disposions d’un système de
communication aussi efficace que celui des fourmis, il n’y aurait pas autant de
méprises, de quiproquos, de contresens et de mensonges. Une fourmi ne ment pas
car elle n’est même pas capable d’imaginer l’intérêt de mentir. Pour elle,
communiquer, c’est transmettre de l’information aux autres.
Le public réagit en murmurant et le juge abattit son maillet
d’ivoire.
— Accusée suivante : Julie Pinson. Vous avez été
la Pasionaria et l’instigatrice de cette Révolution des fourmis. En plus des
importants dégâts, il y a eu des blessés graves. Narcisse Arepo, entre autres.
— Comment va Narcisse ? interrompit la jeune
fille.
— Ce n’est pas à vous de poser les questions. Et la
politesse et la règle exigent que vous vous adressiez à moi comme à
« monsieur le président ». Je l’ai déjà rappelé à un de vos complices
tout à l’heure. Mademoiselle, vous me semblez bien ignorante de ce qu’est une
procédure judiciaire. Ce serait vous rendre service, à vous-même et à vos amis,
que de faire commettre d’office un avocat professionnel.
— Je vous prie de m’excuser, monsieur le président.
Le juge consentit à se radoucir, prenant des airs de vieux grand-père
ronchon.
— Bon. Pour répondre à votre question, l’état de
M. Narcisse Arepo est stationnaire. C’est à cause de vous qu’il en est là.
— J’ai toujours prôné une révolution non violente. Pour
moi, l’idée de Révolution des fourmis est synonyme d’accumulation de petits
actes discrets, qui, ensemble, renversent des montagnes.
En se tournant vers sa mère, désireuse de la convaincre, au
moins elle, Julie aperçut le professeur d’histoire qui hochait la tête en signe
d’assentiment. Il n’était pas le seul enseignant du lycée à s’être déplacé. Les
professeurs de mathématiques, d’économie, de gymnastique et même de biologie
étaient là aussi. Il ne manquait que les professeurs de philosophie et
d’allemand.
— Mais pourquoi cette symbolique des fourmis ?
insista le président.
Les journalistes étaient nombreux sur les bancs de la
presse. Cette fois, elle avait la possibilité de toucher un vaste auditoire.
L’enjeu était énorme. Il fallait bien choisir ses mots.
— Les fourmis forment une société où les citoyens sont
mus par une même volonté de contribuer au mieux-être de tous.
— Vision poétique, certes, sans grand rapport avec la
réalité ! interrompit l’avocat général. Une fourmilière fonctionne
parfaitement mais tout comme un ordinateur ou une machine à laver. On perdrait
son temps à y rechercher de l’intelligence ou une conscience. Il ne s’agit que
de comportements inscrits génétiquement.
Brouhaha sur les bancs de la presse. Le contrer, vite.
— Vous avez peur de la fourmilière parce qu’elle
représente une réussite sociale que nous n’arriverons jamais à égaler.
— C’est un monde militaire.
— Pas du tout. C’est au contraire semblable à une
communauté hippie où chacun fait ce qu’il lui plaît, sans chef, sans généraux,
sans prêtres, sans président, sans police, sans répression.
— Quel est donc le secret de la fourmilière alors,
selon vous ? interrogea l’avocat général, piqué au vif.
— Justement, il n’y en a pas, dit calmement Julie. Les
comportements des fourmis sont chaotiques et elles vivent dans un système
désordonné fonctionnant mieux qu’un système ordonné.
— Anarchiste ! lança quelqu’un dans le prétoire.
— Vous êtes anarchiste ? demanda le président.
— Je suis anarchiste si ce mot signifie qu’il est
possible de vivre en société sans chef, sans hiérarchie, sans maître à penser,
sans promesse d’augmentation de salaire, sans promesse de paradis après la
mort. En fait, le vrai anarchisme, c’est le summum du sens civique. Or, les
fourmis vivent comme ça depuis des millénaires.
Quelques sifflets, quelques applaudissements, l’auditoire
était partagé. Des jurés prenaient des notes.
L’avocat général se dressa, dans de grands moulinets de
manches noires.
— En fait, tout votre raisonnement se résume à ériger
la société des fourmis comme exemple à imiter. C’est bien cela ?
— Il faut prendre chez elles le bon et laisser le
mauvais. Mais oui, sur certains points, elles peuvent venir en aide à notre
société humaine qui, ayant tout exploré, tourne en rond. Essayons et on verra
bien ce que cela donnera. Et si ça ne marche pas, tentons d’autres systèmes
d’organisation. Peut-être que ce seront les dauphins, les singes ou les
étourneaux qui nous apprendront à mieux vivre en collectivité.
Tiens, Marcel Vaugirard était là. Pour une fois, il
assistait au spectacle. Elle se demanda s’il avait changé d’avis à propos de sa
devise :
« On parle mieux des choses lorsqu’on ne les connaît
pas. »
— Dans une fourmilière, tout le monde est pourtant
contraint de travailler. Comment conciliez-vous cela avec votre esprit…
libertaire ? questionna le président.
— Encore une erreur. Il n’y a que 50 % des fourmis
qui travaillent efficacement dans une cité. 30 % ont une activité
improductive de type auto-nettoiement, discussion, etc. et 20 % se
reposent. C’est ça qui est formidable : avec 50 % de fainéants et
aucune police, aucun gouvernement, aucun plan quinquennal, les fourmis arrivent
à être bien plus efficaces que nous et bien mieux en harmonie avec leur ville.
« Les fourmis sont admirables et dérangeantes car elles
nous montrent qu’une société n’a pas besoin de contraintes pour bien
fonctionner. »
Un murmure d’approbation parcourut l’assistance.
Le juge se lissa la barbe.
— Une fourmi n’est pas libre. Elle est biologiquement
obligée de répondre à un appel olfactif.
— Et vous ? Avec votre téléphone portable ?
Vos supérieurs hiérarchiques vous joignent bien à tout moment pour vous donner
des ordres auxquels vous êtes tenu d’obéir. Où est la différence ?
Le magistrat leva les yeux au ciel.
— Assez de cette apologie de la société insecte. Les
jurés en ont suffisamment entendu pour s’être fait une opinion sur ce sujet.
Vous pouvez vous rasseoir, mademoiselle. Passons à l’accusé suivant.
Butant sur chaque syllabe, yeux rivés sur sa fiche, il
déchiffra :
— Ji… woong… Choi.
Le Coréen se présenta à la barre.
— Monsieur Ji-woong Choi, vous êtes accusé d’avoir créé
le réseau informatique qui a disséminé un peu partout les idées subversives de
votre prétendue Révolution des fourmis.
Le visage du Coréen s’orna d’un sourire. Dans le jury, les
dames manifestèrent de l’intérêt. L’institutrice en congé maladie cessa
d’examiner ses ongles et la contrôleuse du métro de marteler la table.
— Les bonnes idées, dit Ji-woong, méritent d’être
répandues le plus largement possible.
— C’était de la propagande « myrmécéenne » ?
dit l’avocat général.
— S’inspirer d’une forme de pensée non humaine pour
réformer la pensée humaine, ça a plu à beaucoup de connectés en tout cas.
L’avocat général se dressa, avec de nouveaux effets de
manches.
— Vous avez bien entendu, mesdames et messieurs les
jurés. L’accusé entendait saper les bases mêmes de notre société et ce, en
imposant des idées fallacieuses. Car qu’est-ce qu’une société fourmi sinon une
société de castes ? Les fourmis naissent ouvrières, soldates ou sexuées et
en aucun cas ne peuvent modifier le sort auquel elles ont été destinées. Pas de
mobilité sociale, pas d’avancement au mérite, rien. C’est la société la plus
inégalitaire au monde.
Le visage du Coréen exprima une franche gaieté.
— Chez les fourmis, lorsqu’une ouvrière a une idée,
elle en parle tout autour d’elle. Les autres la testent et, si elles la jugent
bonne, elles la réalisent. Chez nous, si vous n’êtes pas couvert de diplômes,
si vous n’avez pas atteint un certain âge, si vous n’appartenez pas à une bonne
catégorie sociale, personne ne vous laissera exprimer votre idée.
Le président n’avait pas l’intention d’offrir une tribune à
ces gamins séditieux. Les jurés comme l’ensemble du prétoire suivaient un peu
trop attentivement les arguments du jeune homme.
— Accusée suivante, Francine Tenet. Mademoiselle,
qu’est-ce qui vous a incitée à soutenir cette Révolution des fourmis ?
La jeune fille blonde s’efforça de dominer sa timidité. Un
prétoire, c’était beaucoup plus impressionnant qu’une salle de concert. Elle
jeta un coup d’œil vers Julie pour se donner du courage.
— Tout comme mes amis, monsieur le président…
— Parlez plus fort, que les jurés vous entendent.
Francine s’éclaircit la gorge.
— Tout comme mes amis, monsieur le président, j’estime
que nous avons besoin d’autres exemples de sociétés pour agrandir l’horizon de
notre imagination. Les fourmis sont un excellent moyen de comprendre notre
monde. En les observant, c’est nous-mêmes en miniature que nous observons.
Leurs villes ressemblent à nos villes et leurs routes à nos routes. Elles nous permettent
de changer de point de vue. Rien que pour ça, l’idée de la Révolution des
fourmis me plaisait.
L’avocat général tira de ses dossiers des liasses de
feuillets qu’il brandit avec conviction.
— Avant de procéder à l’audition des prévenus, je me
suis informé auprès de vrais scientifiques, d’entomologistes spécialistes des
fourmis.
Doctement, il poursuivit :
— Je vous assure, mesdames et messieurs les jurés, que
les fourmis ne sont pas du tout les gentilles bêtes généreuses dont parlent nos
accusés. Bien au contraire, les sociétés fourmis sont en permanence en guerre.
Depuis cent millions d’années elles sont en expansion partout dans le monde. On
pourrait même dire que les fourmis sont déjà maîtresses de la planète
puisqu’elles en occupent pratiquement toutes les niches écologiques. Il n’y a
que la banquise qu’elles ne soient pas parvenues à coloniser.