Julie n’en croyait pas ses oreilles.
— Comment m’as-tu retrouvée ?
— Quand j’ai entendu tout à l’heure à la radio que tu
étais en fuite dans le quartier ouest de la ville, je me suis dit que je tenais
enfin ma chance de rédemption. J’ai foncé pour ratisser le coin en priant de te
découvrir avant les policiers. Dieu a exaucé ma prière…
Elle esquissa rapidement un signe religieux.
— Tu peux nous abriter à la maison ? demanda
Julie.
Ils arrivèrent devant un barrage. Décidément, les policiers
voulaient les coincer.
— Faites demi-tour, conseilla David.
Mais la mère était trop lancée. Elle préféra accélérer et
bousculer le barrage pour passer. Des policiers sautèrent vivement en arrière
pour éviter le bolide.
Derrière eux, de nouveau, des sirènes retentissaient.
— Ils sont à nos trousses, dit la mère, et ils ont
sûrement déjà relevé le numéro de la plaque d’immatriculation. Ils savent que
c’est moi qui suis venue à votre secours. Dans deux minutes, les flics seront à
la maison.
La mère s’engouffra dans une rue en sens interdit. Elle fit
une embardée, tourna brusquement dans une voie perpendiculaire, arrêta le
moteur et attendit que les voitures de police défilent devant eux pour
rebrousser chemin.
— Je ne peux plus vous cacher chez moi. Il faut que
vous vous planquiez là où les flics ne vous trouveront pas.
La mère avait opté pour une direction précise. L’ouest. Une forme
verte, une autre encore. Des arbres s’alignaient comme une armée grandissante
au fur et à mesure qu’ils en approchaient.
La forêt.
— Ton père disait que si un jour il avait de gros
problèmes, c’est là qu’il irait. « Les arbres protègent ceux qui le leur
demandent poliment », affirmait-il. Je ne sais pas si tu as eu le temps de
t’en rendre compte, Julie, mais tu sais, ton père était un type formidable.
Elle stoppa et tendit une coupure de cinq cents francs à sa
fille pour ne pas la laisser sans argent.
Julie secoua la tête.
— En forêt, l’argent, ça ne sert pas à grand-chose. Je
te donnerai de mes nouvelles dès que je le pourrai.
Ils descendirent de la voiture et la mère leur adressa un
petit signe de la main.
— Pas besoin. Vis ta vie. De te savoir libre sera ma
récompense.
Julie ne savait que dire. Il était tellement plus facile de
lancer des insultes et de trouver des reparties cinglantes que de réagir à ce
genre de paroles. Les deux femmes s’embrassèrent et s’étreignirent très fort.
— Au revoir, ma Julie !
— Maman, une chose…
— Quoi, ma fille ?
— Merci.
Adossée à sa voiture, la femme regarda la fille et le garçon
s’éloigner parmi les arbres ; puis elle s’assit au volant et démarra.
La voiture disparut à l’horizon.
Ils s’enfoncèrent dans les ténèbres végétales. David et
Julie avaient l’impression que les arbres les acceptaient comme deux réfugiés.
C’était peut-être là une des stratégies globales de la forêt. Sa manière de
lutter contre l’espèce humaine était d’en protéger les proscrits.
Pour échapper à d’éventuels poursuivants, le jeune homme
choisit systématiquement les sentiers non balisés. L’attention de Julie fut
soudain attirée par une fourmi volante qui semblait les suivre depuis un bon
moment. Elle s’immobilisa et l’insecte plana d’abord au-dessus de sa tête avant
de virevolter autour d’elle.
— David, je crois que cette fourmi volante s’intéresse
à nous.
— Tu penses que c’est un animal du même genre que celui
des égouts ?
— On va bien voir.
La jeune fille tendit sa main, paume ouverte, doigts largement
écartés afin de former un terrain d’atterrissage à l’intention de la fourmi
volante. Elle vint doucement s’y poser et s’y promena un peu.
— Elle veut écrire, comme l’autre !
Julie saisit une baie dans la broussaille, l’écrasa un peu
et, immédiatement, l’insecte y trempa ses mandibules.
« Suivez-moi. »
— Soit c’est la même qui a réussi à se sortir de la
grenouille, soit c’est sa sœur jumelle, annonça David.
Ils contemplèrent l’insecte qui semblait les attendre tel un
taxi.
— Pas de doute, elle voulait nous guider dans les
égouts, elle veut maintenant nous diriger dans la forêt ! s’écria Julie.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda David.
— Au point où on en est…
L’insecte voleta devant eux, les dirigeant vers le
sud-ouest. Ils passèrent entre toutes sortes d’arbres étranges, des charmes aux
ramures étendues en ombrelle, des trembles aux écorces jaunes craquelées de
noir, des frênes dont les feuilles exhalaient le mannitol.
Comme la nuit tombait, à un moment, ils la perdirent de vue.
— On ne va plus pouvoir la suivre, dans le noir.
Aussitôt, il y eut comme une lueur et un petit éclair devant
eux. La fourmi volante venait d’« allumer » son œil droit, comme un
phare.
— Je croyais que les lucioles étaient les seuls
insectes capables d’émettre de la lumière, remarqua Julie.
— Mmmm… Tu sais, je commence à croire que notre amie
n’est pas une vraie fourmi. Aucune fourmi n’écrit le français et n’allume ses
yeux.
— Alors ?
— Alors, il peut s’agir d’un minuscule robot téléguidé
en forme de fourmi volante. J’ai vu un reportage à la télévision sur ce genre
d’engins. Il montrait des fourmis robots fabriquées par la NASA en vue de la
conquête de la planète Mars. Mais les leurs étaient plus grosses. Personne n’a
encore atteint un tel niveau de miniaturisation, affirma David.
Il y eut des aboiements furieux derrière eux. La battue
avait commencé et les policiers avaient lâché leurs chiens.
Ils s’élancèrent de toute la vitesse de leurs jambes. La
fourmi volante les éclairait de son faisceau mais les chiens galopaient plus
vite qu’eux. Et, avec sa jambe boiteuse, David n’était pas avantagé. Ils
grimpèrent sur un talus d’où David, à l’aide de sa canne, s’efforça de
maintenir les fauves à distance. Eux sautaient pour planter leurs crocs et
cherchaient également à attraper la fourmi volante qui éclairait cette scène de
désolation.
— Séparons-nous, dit Julie. Peut-être qu’ainsi, au
moins l’un de nous parviendra à s’en tirer.
Sans attendre de réponse, elle partit en enjambant un
buisson. Toute une meute de dogues partit à ses trousses, aboyant, bavant et
décidés à mettre la jeune fille en charpie.
COURSE DE FOND
: Quand le lévrier et l’homme font la course
ensemble, le chien arrive le premier. Le lévrier est doté de la même capacité
musculaire par rapport à son poids que l’homme. Logiquement, tous deux
devraient courir à la même vitesse. Pourtant le lévrier fait toujours la course
en tête. La raison en est que lorsqu’un homme court, il vise une ligne
d’arrivée. Il court avec un objectif précis à atteindre dans la tête. Le lévrier,
lui, ne court que pour courir.
À force de se fixer des
objectifs, à force de croire que sa volonté est bonne ou mauvaise, on perd
énormément d’énergie. Il ne faut pas penser à l’objectif à atteindre, il faut
seulement penser à avancer. On avance et puis on modifie sa trajectoire en
fonction des événements qui surgissent. C’est ainsi, à force d’avancer, qu’on
atteint ou qu’on double l’objectif sans même s’en apercevoir.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
Princesse 103
e
est immobile dans sa loge. Prince
24
e
tourne autour d’elle sans raison. Dans la Cité, certaines
nourrices affirment que lorsque le mâle tourne autour de la femelle sans que se
produise une copulation, cela génère une tension érotique perceptible comme de
l’énergie pure.
Princesse 103
e
ne croit pas trop à ces légendes
citadines mais elle reconnaît que de voir 24
e
tourner autour d’elle
ainsi suscite chez elle une certaine tension.
Cela l’énerve.
Elle s’efforce donc de penser à autre chose. Sa dernière
idée, c’est de construire un cerf-volant. Se souvenant de la feuille de
peuplier qui est tombée non pas à la verticale mais en zigzaguant, elle pense
qu’il est peut-être possible de lâcher des fourmis en équilibre sur des
feuilles, qui voyageraient en surfant sur les courants d’air. Reste à résoudre
le problème du contrôle de la direction.
Des exploratrices lui apprennent que de nouvelles cités de
l’est viennent de rejoindre la fédération de la Nouvelle-Bel-o-kan. Elle qui ne
comptait jusqu’alors que soixante-quatre cités filles uniquement peuplées de
rousses, en comprend désormais près de trois cent cinquante, d’au moins une
dizaine d’espèces différentes. Sans parler de quelques nids de guêpes et des
quelques termitières qui parlementent déjà en vue de leur adhésion.
Chaque nouvelle cité intégrée reçoit le drapeau odorant
fédéral ainsi qu’une braise rougeoyante et les recommandations d’usage. Ne pas
approcher le feu des feuilles. Ne pas allumer de feu par temps de vent. Ne pas
consumer de feuilles à l’intérieur de la cité, cela produit une fumée
asphyxiante. Ne pas s’en servir pour la guerre sans autorisation de la cité
mère. On les instruit aussi sur le levier et la roue au cas où elles
découvriraient dans leurs propres laboratoires des utilisations intéressantes
de ces deux concepts.
Certaines fourmis souhaiteraient que la Nouvelle-Bel-o-kan
préserve jalousement ses secrets technologiques mais Princesse 103
e
pense, au contraire, que le savoir doit être répandu chez tous les insectes,
même si un jour d’autres s’en servent pour les attaquer. C’est un choix
politique.
La magie du feu et les résultats surprenants qu’on peut en
obtenir en tant qu’énergie à usage civil font mieux comprendre à toutes les
fourmis l’avance prise par les Doigts qui le maîtrisent, eux, depuis plus de
dix mille ans.
Les Doigts.
Maintenant, toutes les cités fédérées savent que les Doigts
ne sont ni des monstres ni des dieux et que Princesse 103
e
est en
quête d’un moyen pour sceller une alliance avec eux. Dans son roman, 24
e
explique le problème en deux phrases lapidaires :
Deux mondes se regardent, celui de l’infiniment petit et
celui de l’infiniment grand. Sauront-ils se comprendre
?
Certaines fourmis approuvent le projet, d’autres le
désapprouvent, mais toutes réfléchissent au moyen de susciter cette alliance et
aux dangers et aux avantages qu’elle pourrait représenter. Peut-être qu’en plus
du feu, du levier et de la roue, les Doigts connaissent d’autres secrets que
les fourmis ne sont pas capables d’imaginer.
Seules les naines et certaines de leurs alliées s’entêtent
encore à vouloir détruire la fédération et les idées malsaines qu’elle répand
dans la nature. Après la terrible défaite subie la nuit de la bataille des
Lampions, elles n’osent plus s’attaquer pour l’instant à la Nouvelle-Bel-o-kan.
Ce n’est que partie remise. Leurs reines pondeuses – les naines en
possèdent plusieurs centaines – s’activent à mettre au monde une nouvelle
génération de soldates qui, dès qu’elles seront en âge de combattre,
c’est-à-dire dans une semaine, reviendront à la charge pour anéantir la
fédération des rousses.
Il n’est pas dit que les technologies doigtesques soient
éternellement plus efficaces que quelques ventres fertiles capables de produire
de la soldatesque à profusion.
À la Nouvelle-Bel-o-kan, on est au courant de cette menace.
On sait qu’il y aura de nombreuses guerres entre celles qui veulent changer le
monde et celles qui veulent que tout reste comme avant.
Dans sa loge, Princesse 103
e
décide qu’il faut
hâter le cours de l’Histoire. Sans instauration d’une vraie coopération entre
les deux principales espèces terriennes, il n’y aura pas d’évolution durable.
Elle convoque Prince 24
e
, les douze jeunes exploratrices et autant
de représentantes d’espèces étrangères ralliées. Tout le monde joint ses
antennes en ronde pour une C.A. collective.
La princesse dit qu’il faut tenter le tout pour le tout.
Puisque les Doigts ne parviennent pas à entrer en contact avec les fourmis, aux
fourmis de s’adresser à eux les premières. Elle pense que le seul moyen
d’impressionner les Doigts afin qu’ils les considèrent comme des partenaires à
part entière est de les approcher en nombre.
Les insectes conviés à la conférence comprennent où la
sexuée veut en venir : une nouvelle grande croisade. Princesse 103
e
s’explique. Elle ne propose pas une croisade ; elle ne veut plus de guerre
inutile, elle préfère une grande marche pacifique des fourmis. La princesse est
convaincue que les Doigts seront intimidés en prenant conscience de la masse
énorme des insectes qui vivent à leurs côtés. Elle espère que d’autres cités se
joindront à elles durant la marche et que toutes ensemble, elles s’imposeront
comme un interlocuteur indispensable pour les Doigts.
Viendras-tu
? demande Prince 24
e
.
Évidemment
.
103
e
entend prendre elle-même la tête de cette
grande marche.
Les espèces étrangères sont inquiètes. Elles veulent savoir
qui va rester pendant ce temps à la Nouvelle-Bel-o-kan pour veiller à la
sécurité de la Cité et faire fructifier leur travail.
Un quart de la population
, propose 103
e
.
Les insectes branchés estiment que c’est là prendre un grand
risque.
Les naines seront bientôt à l’affût et il reste encore des
déistes dans les environs. Les forces réactionnaires sont considérables. Il ne
faut pas les sous-estimer.
Les avis sont partagés. Beaucoup se sont mises à apprécier
la tranquillité et la réussite de la Nouvelle-Bel-o-kan. Elles ne comprennent
pas pourquoi elles devraient prendre des risques. D’autres redoutent que la
rencontre avec les Doigts ne se passe mal. Pour l’instant il n’y a eu que des
échecs. À quoi cela sert-il d’investir autant d’énergie pour une marche
pacifique au résultat somme toute plutôt aléatoire ?