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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

La Révolution des Fourmis (8 page)

Le lendemain, John Ross
plantait son drapeau national sur le territoire et s’en appropriait les
richesses. Les Inuit ne s’en étaient pas aperçus mais, en une heure, ils
étaient devenus sujets de la couronne britannique. Une semaine plus tard, leur
pays apparaissait sur toutes les cartes à la place de la mention terra
incognito.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

20. LA PEUR DU DESSUS

 

La vieille fourmi rousse solitaire leur parle de terres
inconnues, d’un voyage, d’un monde étranger. Les douze exploratrices ont du mal
à en croire leurs antennes.

Tout a commencé alors que 103 683
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, simple
soldate, se promenait dans les couloirs de la Cité interdite de Bel-o-kan, à
proximité de la loge royale. Deux sexués, un mâle et une femelle, avaient surgi
pour lui réclamer son aide. Ils affirmaient qu’une expédition de chasse avait
été exterminée en son entier par une arme secrète capable d’anéantir une
dizaine de soldates à la fois.

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avait mené son enquête, déduit que
le coup était l’œuvre de leurs ennemis héréditaires, les fourmis naines de la
cité de Shi-gae-pou. Une guerre avait été déclenchée contre elles, mais les
naines n’avaient pas lancé d’armes géantes aplatissantes dans la bataille.
Elles n’en possédaient donc pas.

Il avait donc été décidé de rechercher cette arme du côté
d’un autre ennemi ancestral : les termites. Avec une expédition de chasse,
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était partie vers la termitière de l’Est. Elles n’y
trouvèrent qu’une cité anéantie par du gaz chloré empoisonné. La reine des
termites était l’unique survivante. Elle affirma que toutes ces catastrophes
qui se multipliaient depuis peu étaient l’œuvre de « monstres géants
gardiens du bord du monde ».

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se dirigea donc vers l’est, au-delà
du grand fleuve, et après mille péripéties, elle découvrit ce fameux bord du
monde oriental.

D’abord, comme le monde n’est pas cubique, son bord ne
consiste pas en un vertigineux précipice. Selon elle le bord du monde est plat.
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essaie de le décrire. Elle se souvient d’une zone
grise et noire aux forts relents d’essence. Dès qu’une fourmi s’y avançait,
elle était pulvérisée par une masse noire qui sentait le caoutchouc. Beaucoup
de fourmis avaient tenté de forcer le passage et avaient péri là. Le bord du
monde est plat mais c’est une zone de mort instantanée.

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s’apprêtait à faire demi-tour quand
l’idée lui était venue de creuser un tunnel sous cette bande infernale. Elle
était ainsi passée de l’autre côté du bord du monde et avait découvert le pays
exotique où vivent ces fameux animaux géants, les gardiens du bord du monde
évoqués par la reine des termites.

Le récit fascine les douze exploratrices.

Qui sont ces animaux géants
 ? demande 14
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,
intriguée.

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hésite, puis répond d’un mot :

DOIGTS
.

Aussitôt les douzes soldates, pourtant habituées à chasser
les pires prédateurs, sursautent et, de surprise, se débranchent de la ronde de
communication.

Les Doigts
 ?

Pour elles, ce mot signifie un cauchemar incarné.

Toutes les fourmis connaissent des histoires plus
abominables les unes que les autres sur les Doigts. Les Doigts sont les
monstres les plus terrifiants de toute la Création. Certains disent qu’ils se
déplacent toujours par troupeaux de cinq. D’autres assurent qu’ils tuent les
fourmis juste comme ça, sans raison, sans même les manger après.

Dans l’univers de la forêt, la mort est toujours légitimée.
On tue pour manger. On tue pour se défendre. On tue pour accroître son
territoire de chasse. On tue pour s’emparer d’un nid. Mais les Doigts, eux, ont
un comportement absurde. Ils exterminent les fourmis… pour rien !

Du coup, les Doigts ont pris dans le monde myrmécéen une
réputation de bêtes démentes dont le comportement est au-delà de l’horreur
absolue. Chacun connaissait les anecdotes affreuses qui couraient à leur sujet.

Les Doigts

Certaines fourmis affirment que les Doigts éventrent des
cités entières et creusent dedans en faisant tournoyer des quartiers d’où
sortent des grappes de citoyennes épouvantées. Ils déchiquettent même les zones
de pouponnières, les soulevant alors que, vision ignoble, il en dégouline des chapelets
de couvains à moitié aplatis.

Les Doigts

À Bel-o-kan, on raconte que les Doigts ne respectent rien,
pas même les reines. Ils saccagent tout. On dit qu’ils sont aveugles et que
c’est pour se venger d’être privés de vision qu’ils tuent tout ce qui voit.

Les Doigts

Tous les récits les décrivent comme d’immenses boules roses
sans yeux mais aussi sans bouche, sans antennes, sans pattes. De grosses boules
roses et lisses dotées d’une puissance phénoménale, qui assassinent tout sur
leur passage et ne mangent rien.

Les Doigts

Certains prétendent qu’ils arrachent une par une les pattes
des exploratrices qui se hasardent trop près d’eux.

Les Doigts

Nul ne sait plus ce qui relève de la réalité et ce qui
appartient à la légende. Dans les cités myrmécéennes, on leur donne mille
surnoms :

« boules roses tueuses », « mort dure qui
vient du ciel », « maîtres de la sauvagerie », « terreur
rose », « épouvante qui marche par cinq », « férocité
lisse », « éventreurs de cités », « innommables »…

Les Doigts

Il y a encore des fourmis qui pensent qu’ils n’existent pas
réellement mais que les nourrices se plaisent à les évoquer pour faire peur aux
larves précoces qui veulent sortir trop tôt du nid.

N’allez pas dehors, le grand extérieur est plein de
Doigts !

Qui n’a pas entendu cette injonction durant son
enfance ? Et qui n’a pas entendu les mythologies des grandes guerrières
héroïques partant chasser les Doigts à mandibules nues ?

Les Doigts

Les douze jeunes soldates tremblent rien que de les évoquer.
On dit aussi que les Doigts ne s’acharnent pas que sur les fourmis. Ils s’en
prennent à tous les êtres vivants. Ils empalent des vermisseaux sur des épines
courbes et les plongent dans l’eau du fleuve jusqu’à ce que des poissons
généreux viennent les délivrer !

Les Doigts

On prétend qu’en quelques instants, ils mettent à bas des
arbres millénaires. On affirme qu’ils détachent les pattes postérieures des
grenouilles avant de les rejeter, mutilées mais encore vivantes, dans leur
mare.

Et si ce n’était que ça ! On a entendu dire que les
Doigts crucifient les papillons avec des piques. Ils abattent les moustiques en
plein vol. Ils criblent les oiseaux de petites pierres rondes, ils transforment
les lézards en bouillie, ils arrachent la peau des écureuils. Ils pillent les
ruches des abeilles. Ils étouffent les escargots dans de la graisse verte qui
sent l’ail…

Les douze fourmis considèrent 103 683
e
.
Ainsi, cette vieille guerrière prétend les avoir approchés et être revenue
indemne.

Les Doigts

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insiste. Ils se répandent sur les
pourtours du monde. Ils commencent à hanter la forêt. On ne peut plus les
ignorer.

5
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demeure circonspecte. Elle darde ses antennes :

Pourquoi alors n’en voit-on
pas ?

La vieille fourmi rousse a une explication :

Ils sont tellement grands et hauts qu’ils en deviennent
invisibles
.

Les douze exploratrices en restent coites. Se pourrait-il
que cette vieille fourmi ne raconte pas de balivernes…

Les Doigts existeraient donc pour de bon ? Leurs
antennes olfactivement silencieuses ne savent plus quoi émettre et recevoir.
C’est tellement fou. Les Doigts existeraient vraiment et s’apprêteraient à
envahir la forêt. Elles essaient d’imaginer le bord du monde et les Doigts qui
en sont les gardiens.

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demande à la vieille fourmi exploratrice
pourquoi elle veut rejoindre Bel-o-kan.

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veut informer toutes les fourmis de
la planète que les Doigts approchent et que plus rien ne sera pareil
maintenant. Il faut la croire.

Elle envoie ses molécules les plus lourdes et les plus
convaincantes.

Les Doigts existent
.

Elle s’obstine. Il faut alerter l’univers. Toutes les
fourmis doivent savoir que, là-haut, dissimulés quelque part au-dessus des
nuages, des Doigts les épient et s’apprêtent à tout changer. Que les douze
reforment le cercle, 103 683
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a encore d’autres choses à leur
conter.

Car son récit ne s’arrête pas là. Après sa première odyssée,
quand elle a regagné Bel-o-kan, sa cité natale, et rapporté ses aventures à la
nouvelle reine, celle-ci s’est alarmée et a décidé de lancer une grande
croisade afin d’effacer tous les Doigts de la surface de la terre.

Les Belokaniennes ont rapidement mis sur pied une armée de
trois mille fourmis aux abdomens surchargés d’acide formique. Mais la route
était longue et, parties à trois mille, elles arrivèrent à cinq cents sur le
bord du monde. Là, la bataille fut mémorable. Tout ce qui subsistait encore de
la glorieuse armée périt sous des jets d’eau savonneuse. 103 683
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fut l’une des rares, sinon la seule, rescapée.

Elle pensa alors rentrer au nid, informer les autres de la
mauvaise nouvelle mais sa curiosité fut la plus forte. Plutôt que de revenir,
elle décida de surmonter sa peur et de continuer tout droit pour visiter
l’autre côté du monde, le pays où vivent les Doigts géants.

Et elle les vit.

La reine de Bel-o-kan se trompait. Trois mille soldates
étaient bien incapables de venir à bout de tous les Doigts du monde car ils
sont bien plus nombreux qu’on ne l’imagine.

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décrit leur monde. Dans leur zone,
les Doigts ont détruit la nature et l’ont remplacée par des objets qu’ils fabriquent
eux-mêmes, des objets bizarres car parfaitement géométriques.

Partout, au pays des Doigts, les choses sont lisses,
froides, géométriques et mortes.

Mais la vieille exploratrice s’interrompt. Elle hume au loin
une présence hostile. Vite, sans réfléchir, avec les douze autres, elle court
se cacher. Qui cela peut-il bien être ?

 

21. LOGIQUE PSY

 

Pour mettre à l’aise ses patients, le médecin avait conçu
son cabinet comme un salon. Des tableaux modernes aux grandes flaques rouges
parvenaient à ne pas jurer avec des meubles anciens en acajou. Au centre de la
pièce, un lourd vase Ming, rouge aussi, s’efforçait de conserver son équilibre
sur un frêle guéridon cerclé d’un métal doré.

C’était ici que la mère de Julie avait mené sa fille dès sa
première crise d’anorexie. Le spécialiste avait immédiatement soupçonné quelque
chose de sexuel. Son père aurait-il abusé d’elle dans son enfance ? Un ami
de la famille se serait-il permis quelques privautés ? L’adolescente
aurait-elle subi des attouchements de la part de son professeur de chant ?

Cette idée avait révulsé la mère. Elle se figurait sa petite
fille aux prises avec ce vieillard. Tout viendrait donc de là…

— Vous avez peut-être raison, car elle présente aussi
un autre trouble, comme une phobie. Elle ne supporte pas qu’on la touche.

Pour le spécialiste, il était évident que la petite avait
subi un fort choc psychologique et il lui était difficile de croire qu’il soit
dû à un simple manque de vocalises.

En fait, le psychothérapeute était convaincu que la plupart
de ses clientes avaient été abusées sexuellement dans leur enfance. Il en était
tellement persuadé que, lorsqu’il n’y avait pas de traumatisme de ce genre à
découvrir derrière un comportement maladif, il proposait à ses patientes de
s’en autosuggérer un. Ensuite, il lui était facile de les soigner et elles
devenaient ses abonnées à vie.

Lorsque la mère avait téléphoné pour prendre rendez-vous, il
lui avait demandé si elle mangeait normalement maintenant.

— Non, toujours pas, avait-elle répondu. Elle chipote,
elle refuse d’avaler tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la viande. À
mon avis, elle traverse toujours une phase anorexique même si les
manifestations en sont moins spectaculaires qu’auparavant.

— Voilà qui explique sans doute son aménorrhée.

— Son aménorrhée ?

— Oui. Vous m’avez confié qu’à dix-neuf ans votre fille
n’a encore jamais eu ses règles. Il y a là un retard plutôt anormal dans son
développement. Qu’elle mange si peu en est probablement la cause. L’aménorrhée
est souvent liée à l’anorexie. Le corps possède sa sagesse propre. Il ne
produit pas d’ovule s’il ne se sent pas capable de nourrir par la suite un
fœtus pour le mener à terme, n’est-ce pas ?

— Mais pourquoi se conduit-elle ainsi ?

— Julie présente ce que, dans notre jargon, nous
appelons un « complexe de Peter Pan ». Elle veut retenir son état
d’enfance. Elle refuse de devenir adulte. Elle espère, en ne mangeant pas, que
son corps ne se développera pas, qu’elle demeurera à jamais une petite fille.

— Je vois, soupira la mère. Ce sont sans doute les
mêmes raisons qui font qu’elle ne souhaite pas réussir son baccalauréat.

— Évidemment, le bachot signifie lui aussi un passage à
l’âge adulte. Et elle ne veut pas devenir adulte. Alors, Julie se cabre comme
un cheval rétif pour ne pas passer cette haie, n’est-ce pas ?

 

Par l’interphone, une secrétaire signala l’arrivée de Julie.
Le psychothérapeute la pria de la faire entrer.

Julie était venue en compagnie du chien Achille. Autant
profiter de cette séance pour assurer la sortie quotidienne de l’animal.

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