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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

La Révolution des Fourmis (10 page)

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explique que la terre est bien plus
vaste que ne le croient les fourmis et que la plupart des Doigts habitent loin.

Les Doigts sont une toute jeune espèce animale. Les fourmis
peuplent la Terre depuis cent millions d’années, les Doigts, depuis trois
millions seulement. Longtemps, ils sont restés sous-développés. Ce n’est que
très récemment, il y a quelques milliers d’années tout au plus, qu’ils ont
découvert l’agriculture et l’élevage, entrepris de construire des villes.

Cependant, si les Doigts constituent une espèce relativement
attardée, ils n’en possèdent pas moins un énorme avantage sur tous les autres
hôtes de la planète : l’extrémité de leurs pattes, ce qu’ils nomment leurs
mains, est formée de cinq doigts articulés capables de pincer, d’agripper, de
couper, de serrer, d’écraser. Cet atout leur sert à pallier les lacunes de
leurs corps. Comme ils n’ont pas de carapace solide, ils fabriquent des « vêtements »
à l’aide de fragments de fibres végétales tressées. Faute de mandibules
pointues, ils utilisent des couteaux fabriqués avec des minéraux taillés et
polis jusqu’à ce qu’ils deviennent coupants. Comme ils n’ont pas de pattes
aptes à les propulser à grande vitesse, ils se servent de voitures,
c’est-à-dire de nids mobiles mus par une réaction de feu et d’hydrocarbure.
Ainsi, grâce à leurs mains, les Doigts sont parvenus à rattraper leur retard
sur les espèces plus avancées.

Les douze jeunes fourmis ont du mal à croire les assertions
de l’ancienne.

Avec leur « machine à traduire », les Doigts
lui ont raconté n’importe quoi
, émet 13
e
.

6
e
estime, quant à elle, que le grand âge de 103 683
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trouble son entendement. Elle délire, les Doigts n’existent pas, ils ne sont
qu’invention de nourrices pour effrayer les couvains.

La vieille fourmi lui demande alors de lécher cette marque
qu’elle porte là, sur son front. C’est une marque spéciale, que lui ont apposée
les Doigts, pour qu’ils la reconnaissent, elle, entre toutes les fourmis qui
courent partout sur cette Terre. 6
e
accepte l’expérience, lèche,
flaire. Ce n’est pas de la fiente d’oiseau, ni un reste de nourriture. 6
e
en convient : elle rencontre cette matière pour la première fois.

Normal, triomphe 103 683
e
. Cette substance
dure et collante n’est que l’une des glus mystérieuses que savent concocter les
Doigts.

Ils appellent cela du « vernis à ongles » et
c’est l’un de leurs produits les plus rares. Ils honorent avec cet onguent les
êtres qui leur semblent importants
.

103 683
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profite de cette preuve concrète de
sa connaissance des Doigts pour pousser son avantage. Pour bien comprendre son
aventure, insiste-t-elle, il faut la croire sur parole.

L’assistance écoute à nouveau.

Dans leur pays pour géants, les Doigts présentent des
comportements aberrants, inconcevables pour une fourmi normale. Mais de toutes
leurs idées insolites, trois ont particulièrement intéressé 103 683
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et lui ont semblé dignes d’être approfondies.

L’humour
,

l’art
,

l’amour
, énonce-t-elle.

L’humour, explique-t-elle, c’est ce besoin maladif
qu’éprouvent certains Doigts de raconter des histoires qui provoquent chez eux
des spasmes nerveux et leur permettent de mieux supporter la vie. Elle ne
comprend pas très bien ce dont il s’agit. Même son Doigt communicant lui a
narré des « blagues », qui n’ont suscité aucun effet chez elle.

L’art, c’est le besoin tout aussi intense qu’ont les Doigts
de confectionner des choses qu’ils trouvent très jolies et qui pourtant ne
servent à rien. Ni à manger ni à se protéger ni à subsister en quoi que ce
soit. Avec leurs « mains », les Doigts produisent des formes,
badigeonnent des couleurs ou bien associent des sons qui, liés les uns aux
autres, leur semblent particulièrement mélodieux. Cela aussi provoque chez eux
des spasmes et leur permet de mieux supporter la vie.

Et l’amour
 ? interroge 10
e
, très
intéressée.

L’amour, c’est encore plus énigmatique
.

L’amour, c’est quand un Doigt mâle multiplie les
comportements bizarres pour parvenir à ce qu’un Doigt femelle lui accorde une
trophallaxie. Car, chez les Doigts, les trophallaxies ne sont pas automatiques.
Parfois même ils se les refusent !

Refuser une trophallaxie… les fourmis sont de plus en plus
étonnées. Comment peut-on refuser d’embrasser quelqu’un ? Comment peut-on
refuser de régurgiter de la nourriture dans la bouche d’autrui ?

Le cercle d’audience se resserre pour tenter de comprendre.

Selon 103 683
e
, l’amour provoque chez eux
des spasmes et leur permet de mieux supporter la vie.

C’est la parade nuptiale
, suggère 16
e
.

Non, c’est autre chose
, répond 103 683
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,
mais elle ne peut en dire plus car, là encore, elle n’est pas sûre d’avoir tout
bien compris. Mais cela lui semble un sentiment exotique inconnu des insectes.

La petite troupe balance.

10
e
voudrait mieux les connaître. Elle est
curieuse de l’amour, de l’humour et de l’art.

Nous n’avons que faire de l’amour, de l’humour et de
l’art
, répond 15
e
.

16
e
désire situer leur royaume, ne serait-ce que
pour les cartes chimiques.

13
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dit qu’il est temps d’ameuter l’univers, de rassembler
en une immense armée toutes les fourmis et tous les animaux et, ensemble, de
détruire ces Doigts monstrueux.

103 683
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secoue la tête. Les tuer tous, la
tâche est impossible. Il serait plus simple de les… apprivoiser.

Les apprivoiser
 ? s’exclament ses
interlocutrices, surprises.

Mais oui ! Les fourmis apprivoisent déjà des multitudes
de bêtes pucerons, cochenilles… Alors, pourquoi pas les Doigts ? Après
tout, les Doigts nourrissent bien déjà les blattes. Ce que les blattes
réussissent pourrait être reproduit ici, à beaucoup plus grande échelle.

103 683
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, qui a dialogué avec les Doigts,
estime qu’il ne s’agit pas que de monstres insensés et semeurs de mort. Il faut
nouer avec eux des relations diplomatiques, coopérer afin que les Doigts
bénéficient du savoir des fourmis et, réciproquement, les fourmis de celui des
Doigts.

Elle est revenue afin de transmettre cette suggestion à
toute son espèce. Que les douze exploratrices lui apportent leur soutien. Si
l’idée n’est pas facile à faire accepter par l’ensemble des fourmis, l’effort
en vaut la peine.

L’escouade est stupéfiée. Son séjour parmi ces êtres
bizarres a troublé l’entendement de 103 683
e
. Coopérer avec les
Doigts ! Les apprivoiser comme de simples troupeaux de pucerons !

Autant faire alliance avec les habitants les plus féroces de
la forêt, les plus énormes lézards, par exemple. D’ailleurs, les fourmis n’ont
pas coutume de nouer des alliances avec qui que ce soit. Elles ne parviennent
déjà pas à s’entendre entre elles. Le monde n’est que conflits. Guerres de
castes, guerres de cités, guerres de quartiers, guerres fratricides…

Et cette vieille exploratrice au front sali et à la carapace
marquée des coups reçus toute une existence durant propose de faire alliance
avec des… Doigts ! Des êtres si colossaux qu’on n’en aperçoit ni la bouche
ni les yeux !

Quelle idée saugrenue.

103 683
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insiste. Elle répète encore et
encore que, là-haut, des Doigts, certains Doigts en tout cas, entretiennent ce
même objectif, parvenir à une coopération fourmis-Doigts. Elle soutient qu’il
ne faut pas mépriser ces animaux sous prétexte qu’ils sont différents et
méconnus.

On a toujours besoin d’un plus grand que soi
,
affirme-t-elle.

Après tout, les Doigts savent abattre très rapidement un
arbre entier et le découper en tronçons. Ils sont susceptibles de devenir des
alliés militaires très intéressants. En cas de coalition, il suffira de leur
indiquer à quelle cité s’en prendre pour qu’ils l’éventrent aussitôt.

La guerre étant la première préoccupation des fourmis,
l’argument porte. La vieille fourmi rousse s’en rend compte et renchérit :

Vous vous rendez compte de quelle force nous disposerions
si nous alignions dans une bataille une légion de cent Doigts apprivoisés 
!

Blottie dans l’anfractuosité du hêtre, l’escouade est
consciente de vivre un moment crucial dans l’histoire des fourmis. Si cette
vieille soldate parvient à les convaincre, elle pourra peut-être un jour
convaincre la fourmilière en son entier. Et alors…

 

24. BAL MAGIQUE AU CHÂTEAU

 

Les doigts s’entremêlèrent. Les danseurs enlacèrent
fermement leurs cavalières.

Bal au château de Fontainebleau.

En l’honneur du jumelage de la ville de Fontainebleau avec
la cité nippone d’Hachinoé, il y avait fête en la demeure historique. Échange
de drapeaux, échange de médailles, échange de cadeaux. Représentations de
danses folkloriques. Chorales locales. Présentation du panneau : « FONTAINEBLEAU-HACHINOÉ :
VILLES JUMELÉES », qui marquerait désormais l’entrée des deux lieux.

Dégustation enfin de saké japonais et d’eau-de-vie de prune
française.

Des voitures arborant les drapeaux des deux nations se
garaient encore dans la cour centrale et des couples de retardataires en
sortaient, en vêtements de gala.

Encore drapées dans le noir de leur deuil, Julie et sa mère
débouchèrent dans la salle de bal. La jeune fille aux yeux gris clair n’était
guère habituée à un tel déploiement de luxe.

Au centre de la pièce illuminée, un orchestre à cordes
entamait une valse de Strauss et les couples virevoltaient, mêlant le noir du
smoking des hommes au blanc des robes de soirée des femmes.

Des serveurs en livrée circulaient, portant sur des plateaux
d’argent des rangées de petits-fours multicolores alignés dans leurs barquettes
en papier.

Les musiciens accélérèrent : le tourbillon final du
Beau
Danube bleu
. Les couples ne furent plus que toupies noires et blanches
exhalant des parfums lourds.

Le maire attendit la pause pour prononcer son discours.
Rayonnant, il dit sa satisfaction devant ce jumelage de sa chère ville de
Fontainebleau et de celle, si amicale, d’Hachinoé. Il loua l’indéfectible amitié
nippo-française et espéra qu’elle durerait à jamais. Il énuméra les principales
personnalités présentes : grands industriels, éminents universitaires,
hauts fonctionnaires, militaires gradés, artistes renommés. Tout le monde
applaudit très fort.

Le maire de la cité japonaise répondit par un petit exposé
sur le thème de la compréhension entre les cultures, si différentes soient-elles.

— Nous avons cependant, vous ici et nous là-bas, la
même chance de vivre dans de petites villes paisibles ; la beauté de la
nature y croît au rythme des saisons et ajoute aux talents des hommes,
déclara-t-il.

Sur ces fortes paroles et de nouveaux applaudissements, la
valse reprit. Pour varier les plaisirs, les danseurs s’accordèrent pour tourner
cette fois dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.

Difficile de s’entendre dans un tel brouhaha. Julie, sa mère
et Achille s’assirent à une table dans un coin où le préfet vint les saluer. Il
était accompagné d’un homme plutôt grand, blond, au visage mangé par deux
immenses yeux bleus.

— Voici le commissaire divisionnaire Maximilien Linart,
dont je vous ai déjà parlé, précisa le préfet. Il est chargé de l’enquête sur
la mort de votre mari. Vous pouvez avoir toute confiance en lui. C’est un
policier hors pair. Il enseigne à l’école de police de Fontainebleau. Il saura
déterminer rapidement les causes du décès de Gaston.

L’homme tendit la main. Échange de sueurs métacarpiennes.

— Enchantée.

— Enchantée.

— Moi de même.

N’ayant rien d’autre à ajouter, ils se retirèrent. Julie et
sa mère contemplèrent à distance la fête qui battait son plein.

— Vous dansez, mademoiselle ?

Un jeune japonais, très guindé, s’inclinait devant Julie.

— Non, merci, répondit-elle.

Surpris par cette rebuffade, le japonais resta un instant
indécis, se demandant ce qu’exigeait la politesse française quand un cavalier
était éconduit lors d’une manifestation officielle. La mère vint à sa rescousse :

— Excusez ma fille. Nous sommes en deuil. En France, le
noir est la couleur du deuil.

À la fois soulagé de n’être pas personnellement en cause et
confus d’avoir commis une bévue, le garçon se cassa en deux devant la table.

— Pardonnez-moi de vous avoir dérangées. Chez nous,
c’est le contraire, le blanc est la couleur du deuil.

Le préfet décida de donner du piquant à la soirée en
racontant une blague à un petit groupe de convives qui l’entouraient :

— C’est un Esquimau qui creuse un trou dans la glace.
Il lance son fil de pêche avec un hameçon et un appât. Il attend, lorsque
soudain résonne une voix très forte qui fait trembler le sol : « IL
N’Y A PAS DE POISSON ICI ! » Apeuré, l’Esquimau s’en va un peu plus
loin creuser un autre trou. Il lance son hameçon et attend. La voix terrible
tonne à nouveau : « IL N’Y A PAS DE POISSON ICI NON PLUS. » L’Esquimau
va encore plus loin creuser un troisième trou. À nouveau la voix se
manifeste : « PUISQUE JE VOUS DIS QU’IL N’Y A PAS DE POISSON
ICI ! » L’Esquimau fouille des yeux les alentours, n’y voit personne
et, de plus en plus effrayé, lève son regard vers le ciel : « Qui me
parle ? Est-ce Dieu ? » Et la voix puissante de retentir :
« NON. C’EST LE DIRECTEUR DE LA PATINOIRE…»

Quelques rires. Félicitations. Puis deuxième vague de rires
pour ceux qui ont compris à retardement.

L’ambassadeur du japon tient lui aussi à présenter une
histoire.

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