— C’est l’histoire d’un homme qui s’assoit à une table,
ouvre un tiroir, en sort un miroir et le scrute longuement, croyant y voir
l’image de son père. Sa femme remarque qu’il tripote souvent ce cadre et s’en
inquiète, s’imaginant qu’il s’agit de la photo d’une éventuelle maîtresse. Un
après-midi, elle profite de l’absence de son mari pour en avoir le cœur net.
Elle va voir quelle est cette étrange image que son mari garde cachée. À peine
est-il revenu qu’elle le questionne jalousement : « Mais qui est
cette vieille femme acariâtre dont tu gardes le portrait dans ton
tiroir ? »
Nouvelles esclaffades et rires polis. Deuxième vague de
rires pour ceux qui ont compris à retardement. Plus une troisième vague de
rires pour ceux qui se la sont fait expliquer.
Le préfet Dupeyron et l’ambassadeur nippon, ravis de leur
succès, sortirent d’autres blagues. Ils s’aperçurent qu’il n’était pas facile
d’en trouver qui soient aussi amusantes pour les deux peuples, tant les blagues
abondent en références culturelles n’ayant de sens que dans leur pays
d’origine.
— Croyez-vous qu’il existe un humour universel capable
de faire rire tout le monde ? demanda le préfet.
Le calme ne revint que lorsque le maître d’hôtel sonna la
clochette pour annoncer que tout le monde pouvait s’installer à table car le
dîner allait être servi. Des serveuses déposèrent devant chaque assiette des
petits pains ronds.
RECETTE DU PAIN
: À l’usage de ceux qui l’ont oubliée.
Ingrédients :
600 g. de farine.
1 paquet de levure sèche.
1 verre d’eau.
2 cuillerées à café de
sucre.
1 cuillerée à café de sel,
un peu de beurre.
Versez la levure et le
sucre dans l’eau et laissez-les reposer pendant une demi-heure. Une mousse
épaisse et grisâtre se forme alors. Versez la farine dans une jatte, ajoutez le
sel, creusez un puits au centre pour y verser lentement le liquide. Mélanger
tout en versant. Couvrez la jatte et laissez reposer un quart d’heure dans un
endroit tiède et à l’abri des courants d’air. La température idéale est de 27°C
mais, à défaut, il vaut mieux une température plus basse. La chaleur tuerait la
levure. Quand la pâte a levé, travaillez-la un peu à pleines mains. Puis
laissez-la à nouveau lever pendant trente minutes. Ensuite vous pouvez la faire
cuire pendant une heure dans un four ou dans des cendres de bois.
Si vous n’avez pas de four
ni de cendres, faites-la cuire sur une pierre en la laissant au grand soleil.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
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e
exige encore un peu d’attention de
ses douze compagnes. Elle n’a pas tout dit. Si elle tient à rejoindre au plus
vite sa cité natale, c’est qu’un danger terrible pèse sur Bel-o-kan.
Les Doigts communicants sont très bricoleurs. Ils peuvent
œuvrer longtemps pour réussir à produire ce dont ils ont besoin. Ainsi, comme
ils voulaient à tout prix lui faire comprendre leur monde de visu, ils ont
travaillé pour lui fabriquer une mini-télévision à son échelle.
C’est quoi une télévision
? demande 16
e
.
La vieille fourmi a du mal à se faire comprendre. Elle agite
ses antennes pour dessiner un carré. La télévision, c’est une boîte nantie
d’une antenne qui, au lieu de percevoir les odeurs, perçoit les images qui
traînent dans l’air du monde des Doigts.
Les Doigts ont donc des antennes
? s’étonne 10
e
.
Oui, mais des antennes particulières, incapables de
dialoguer entre elles. Elles servent uniquement à recevoir des images et des
sons
.
Elle explique que ces images montrent tout ce qui se passe
dans le monde des Doigts. Elles en sont la représentation et apportent toutes
les informations nécessaires pour le comprendre. 103 683
e
sait
bien que ce n’est pas facile à expliquer. Là encore, il faut la croire sur
parole. Grâce à la télévision, et sans même avoir à se déplacer, la vieille
fourmi rousse a réussi à tout voir et tout connaître du monde des Doigts.
Or, un jour, elle a vu à la télévision, dans une émission
régionale, une pancarte blanche plantée précisément à quelques centaines de pas
de la grande fourmilière de Bel-o-kan.
Les douze soldates dressent leurs antennes de surprise.
C’est quoi, une pancarte
?
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explique : quand les Doigts
apposent des pancartes blanches quelque part, cela signifie qu’ils s’apprêtent
à couper des arbres, saccager des cités et tout aplatir. En général, les
pancartes blanches annoncent la construction d’un de leurs nids cubiques. Ils
en mettent une et toute la région est vite transformée en un désert plat, dur,
sans herbe, sur lequel s’élève bientôt un nid à Doigts.
C’est ce qui est en train de se passer. Il faut à tout prix
prévenir Bel-o-kan avant que ne commencent les travaux de destruction et de
mort.
Les douze réfléchissent.
Chez les fourmis, il n’y pas de chef, il n’y a pas de
hiérarchie, il n’y a donc pas d’ordres donnés ou reçus, pas d’obligation
d’obéissance. Chacun fait ce qu’il veut quand il veut. Les douze se concertent
à peine. Cette vieille exploratrice leur a signalé que la cité natale est en
danger. Il n’y a pas à pinailler. Elles renoncent à explorer le bord du monde
et décident de regagner rapidement Bel-o-kan pour avertir leurs sœurs du danger
que représente l’effroyable « pancarte des Doigts ».
En avant vers le sud-ouest.
Cependant, même s’il fait chaud, la nuit tombe et il est
trop tard pour se mettre en route. L’heure est venue de la mini-hibernation
vespérale. Les fourmis se regroupent dans l’anfractuosité d’un arbre, replient
pattes et antennes et se pelotonnent les unes contre les autres pour bénéficier
quelques instants encore de leur chaleur mutuelle. Puis, presque simultanément,
les antennes doucement se rabattent et elles s’endorment en rêvant du curieux
monde des Doigts, ces géants aux têtes perdues loin là-haut, vers les cimes des
arbres.
12
e
les imagine en train de manger.
Une multitude de serveurs surgirent, brandissant des
plateaux de victuailles. Le responsable du protocole surveillait leur ballet de
haut et de loin, comme un chef d’orchestre, donnant des ordres par de petits
gestes frénétiques de la main.
Chacun des plateaux constituait une véritable œuvre d’art.
Des cochons de lait aux sourires figés, la gueule fourrée
d’une belle tomate rouge, étaient accroupis parmi des montagnes de choucroute.
Des chapons rebondis se prélassaient comme si la purée de châtaignes dont ils
étaient farcis ne les gênait pas. Des veaux entiers présentaient leurs filets
en offrande. Des homards se tenaient par les pinces pour former une ronde
joyeuse au travers d’affriolantes macédoines de légumes badigeonnées de mayonnaise
luisante.
Le préfet Dupeyron se chargea de porter un toast.
Sentencieusement, il sortit sa « feuille habituelle de jumelage » déjà
très écornée et très jaunie car elle avait servi à plusieurs dîners avec des
ambassadeurs étrangers, puis il déclara :
— Je lève mon verre à l’amitié entre les peuples et à
la compréhension entre les êtres de bonne volonté de toutes les contrées. Vous
nous intéressez et j’espère que nous vous intéressons. Quelles que soient les
mœurs, les traditions, les technologies, je crois que nous nous enrichissons
mutuellement, d’autant que nos différences sont importantes…
Enfin, les impatients furent autorisés à se rasseoir et à se
concentrer sur leurs assiettes.
Le souper fut encore l’occasion d’échanger des plaisanteries
et des anecdotes. Le maire d’Hachinoé parla d’un de ses habitants
extraordinaires. C’était un ermite né sans bras qui vivait en peignant avec ses
pieds. On l’appelait le « maître des orteils ». Non seulement il
savait peindre mais il contrôlait suffisamment ses orteils pour tirer à l’arc
et se laver les dents.
L’anecdote passionna l’assistance qui voulait savoir s’il
était marié. Le maire d’Hachinoé prétendit que non ; en revanche, le
maître des orteils avait de nombreuses maîtresses et les femmes en étaient
folles pour des raisons inexpliquées.
Ne voulant pas être en reste, le préfet Dupeyron signala que
la ville de Fontainebleau possédait aussi son lot de citoyens hors du commun.
Mais de tous, le plus extravagant avait été sans conteste un savant fou, du nom
d’Edmond Wells. Ce pseudo-scientifique avait carrément cherché à convaincre ses
concitoyens que les fourmis constituaient une civilisation parallèle avec
laquelle les hommes auraient tout intérêt à communiquer sur un plan
d’égalité !
D’abord, Julie n’en crut pas ses oreilles, mais le préfet
avait bel et bien prononcé le nom d’Edmond Wells. Elle se pencha pour mieux
l’entendre. D’autres convives aussi s’approchaient pour écouter cette histoire
de savant fou des fourmis. Ravi de captiver son auditoire, le préfet poursuivit :
— Ce professeur Wells était tellement persuadé de la
justesse de son obsession qu’il a pris contact avec le président de la
République pour lui proposer de créer… de créer… vous ne devinerez jamais
quoi !
Ménageant ses effets, il énonça lentement :
— … Une ambassade fourmi. Avec un ambassadeur des
fourmis chez nous !
Il y eut un long silence. Chacun essayait de comprendre
comment on pouvait même envisager ce genre de concept saugrenu…
— Mais comment lui était venue cette étrange
idée ? interrogea l’épouse de l’ambassadeur nippon.
Dupeyron expliqua :
— Ce professeur Edmond Wells affirmait avoir mis au
point une machine capable de traduire les mots fourmis en mots humains et vice
versa. Il pensait qu’ainsi un dialogue serait possible entre civilisations
humaine et myrmécéenne.
— Que signifie « myrmécéen » ?
— Cela signifie « fourmi » en grec.
— Et c’est vrai qu’on peut dialoguer avec les
fourmis ? demanda une autre dame.
Le préfet haussa les épaules.
— Pensez-vous ! À mon avis, cet éminent savant
avait un peu trop forcé sur notre excellente eau-de-vie locale.
Là-dessus il fit signe aux serveurs de remplir à nouveau les
verres.
Il y avait à la table un directeur de bureau d’études, très
désireux d’obtenir des commandes et des subsides de la ville. Il se jeta sur
cette occasion d’attirer sur lui l’attention des édiles. Se levant presque de
sa chaise, il intervint :
— Moi, j’ai entendu dire qu’on arrivait à quelques
résultats en fabriquant des phéromones de synthèse. Il paraît qu’on sait leur
dire deux mots : « Alerte « et « Suivez-moi »…, des
signaux basiques, en quelque sorte. Il suffit de reconstituer la molécule. On
sait le faire depuis 1991. On peut donc imaginer qu’une équipe ait développé
cette technique au point d’étendre ce vocabulaire à d’autres mots, voire à des
phrases entières.
Le sérieux de la remarque jeta un froid.
— Vous en êtes sûr ? releva le préfet.
— Je l’ai lu dans une revue scientifique très sérieuse.
Julie aussi l’avait lu, mais elle ne pouvait pas citer comme
source l’
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
.
L’ingénieur poursuivit :
— Pour reconstituer les molécules du langage olfactif
des fourmis il suffit d’utiliser deux machines : un spectromètre de masse
et un chromatographe. C’est une simple analyse-synthèse de molécules. On pourrait
dire qu’on photocopie un parfum. Les phéromones du langage fourmi ne sont que
des parfums. C’est à la portée de n’importe quel apprenti parfumeur. Avec un
ordinateur, on associe ensuite à chaque molécule odorante un mot audible et
vice versa.
— J’avais entendu parler de déchiffrage du langage
dansé des abeilles mais pas du langage olfactif des fourmis, signala un autre
convive.
— On s’intéresse plus aux abeilles parce qu’elles ont
un intérêt économique, elles produisent du miel, alors que les fourmis ne
produisent rien du tout d’utile à l’humain, c’est peut-être pour cela qu’on a
ignoré les études sur leur langage, rétorqua l’ingénieur.
— Et aussi peut-être parce que les études sur les
fourmis ne sont financées que par les boîtes… d’insecticides, remarqua Julie.
Il s’établit un silence gêné que s’empressa de rompre le
préfet. Après tout, ses hôtes n’étaient pas venus au château pour recevoir une
leçon d’entomologie. Ils étaient venus pour rire, danser et bien manger. Le
préfet détourna l’attention pour revenir sur les aspects comiques de la
proposition d’Edmond Wells.
— Quand même, vous vous imaginez la scène : si on
créait une ambassade des fourmis à Paris ? Moi, je la vois très
bien : une petite fourmi en queue-de-pie et nœud papillon circulerait
parmi les invités à l’occasion d’une réception officielle. « Qui dois-je
annoncer ? demanderait l’huissier.
— L’ambassadeur du monde des fourmis, répondrait le
petit insecte en tendant sa minuscule carte de visite !
— Oh, excusez-moi, dirait par exemple l’ambassadrice du
Guatemala, je crois que je vous ai marché dessus tout à l’heure.
— Je sais, répondrait la fourmi, je suis précisément le
nouvel ambassadeur du monde des fourmis, le quatrième qui se fait écraser
depuis le début du repas ! »
La blague improvisée fit rire tout le monde. Le préfet était
content. Il avait à nouveau accaparé les regards.
Puis lorsque les rires se calmèrent :
— Et… en admettant qu’on puisse leur parler, quel
intérêt de créer une ambassade fourmi ? interrogea la femme de
l’ambassadeur japonais.