— Papa, ne me laisse pas tomber.
Il fit mine de n’avoir rien entendu.
— Fais de beaux rêves, dit-il simplement.
Il sortit, entraînant son chien par la laisse. Tout excité,
Achille voulut démarrer en flèche mais ses griffes trop longues et non
rétractiles le firent patiner sur le parquet rigoureusement ciré.
Julie ne voulut pas s’attarder en un tête-à-tête avec sa
génitrice. Elle prétexta un besoin pressant et courut aux toilettes.
La porte dûment verrouillée, assise sur le couvercle de la
cuvette, la jeune fille brune aux yeux gris clair eut l’impression d’être
tombée dans un précipice bien plus profond que celui de la forêt. Cette fois-ci,
personne ne pourrait la tirer de là.
Elle éteignit la lumière pour se retrouver totalement seule
avec elle-même. Pour se réconforter, elle fredonna encore : « Une
souris verte, qui courait dans l’herbe…», mais tout en elle était vacant. Elle
se sentait perdue dans un monde qui la dépassait. Elle se sentait toute petite,
minuscule comme une fourmi.
La fourmi galope de toute la puissance de ses six pattes et
le vent rabat ses antennes en arrière tant elle va vite. Son menton rase les
mousses et les lichens.
Elle multiplie les tours et les détours entre les soucis,
les pensées et les fausses renoncules, mais son poursuivant ne renonce pas. Le
hérisson, mastodonte cuirassé de pointes effilées, s’entête à la poursuivre et
son affreuse odeur de musc empuantit l’atmosphère. Le sol tremble à chacun de
ses pas. Quelques lambeaux d’ennemis sont encore accrochés à ses piquants et si
la fourmi prenait le temps de l’examiner, elle verrait des nuées de puces
grimpant et redescendant le long de ses épines.
La vieille fourmi rousse saute par-dessus un talus dans
l’espoir de semer son poursuivant. Le hérisson ne ralentit pas pour autant. Ses
piquants le protègent des chutes et lui servent d’amortisseurs à l’occasion. Il
se roule en boule pour mieux cabrioler puis se rétablit sur ses quatre pattes.
La vieille fourmi rousse accélère encore. Soudain, elle
distingue devant elle une sorte de tunnel lisse et blanc. Elle n’identifie pas
aussitôt ce dont il s’agit. L’entrée est suffisamment large pour laisser passer
une fourmi. Qu’est-ce que ça peut bien être ? C’est trop béant pour être
un trou de grillon ou de sauterelle. Peut-être un refuge de taupe ou
d’araignée ?
Trop rabattues en arrière, ses antennes ne lui permettent
pas de flairer la chose. Elle est contrainte d’en appeler à sa vision qui ne
lui offre une image nette que de très près. Justement, elle y est et, à
présent, elle voit. Ce tunnel blanc n’a rien d’un abri. Il s’agit de la gueule
béante d’un… serpent !
Un hérisson derrière, un serpent devant. Décidément, ce
monde n’est pas fait pour les individus solitaires.
La vieille fourmi rousse n’aperçoit qu’un seul salut :
une brindille où s’accrocher et grimper. Déjà, le hérisson au long museau
s’encastre dans le palais du reptile.
Il n’a que le temps de se retirer en toute hâte et de mordre
le cou du serpent. Ce dernier s’est immédiatement vrillé sur lui-même. Il
n’aime pas qu’on vienne lui visiter le fond de la gorge.
Du haut de sa brindille, la vieille fourmi rousse observe,
éberluée, le combat de ses deux prédateurs.
Long tube froid contre chaude boule piquante. Le regard
jaune fendu de noir de la vipère n’exprime ni peur ni haine, simplement un
souci d’efficacité. Elle s’affaire à bien placer sa gueule mortelle. Le
hérisson, lui, panique. Il se cabre et tente de lancer ses piquants à l’assaut
du ventre du reptile. L’animal est d’une incroyable agilité. Ses petites pattes
griffues matraquent les écailles qui résistent aux piquants. Mais le fouet
glacé s’entortille et serre. La gueule de la vipère s’ouvre et déploie dans un
déclic ses doubles crochets à venin suintant la mort liquide. Les hérissons
résistent très bien aux morsures venimeuses des vipères sauf si celles-ci
atteignent précisément la zone tendre du bout de leur museau.
Avant de connaître l’issue de la bataille, la vieille fourmi
rousse se sent emportée. À sa grande surprise, la brindille à laquelle elle
s’est agrippée se met à se mouvoir lentement. Elle pense d’abord que c’est le
vent qui la fait pencher et, lorsque la brindille se détache de son rameau et
entreprend d’avancer, elle n’y comprend plus rien. La brindille se déplace
lentement en dodelinant et grimpe sur une autre branche. Après une courte
étape, elle choisit de gravir le tronc.
La vieille fourmi, surprise, se laisse porter par la brindille
ambulante. Elle regarde au-dessous d’elle et comprend. La brindille a des yeux
et des pattes. Pas de miracle arboricole. Ce n’est pas une brindille mais un
phasme.
Ces insectes au corps allongé et frêle se protègent de leurs
prédateurs en poussant le mimétisme jusqu’à adopter l’aspect des brindilles,
des branches, des feuilles ou des tiges sur lesquelles ils se posent. Ce
phasme-ci a si bien réussi son camouflage que son corps est imprimé de marques
de fibres de bois, avec des taches et des coupures marron comme si un termite
l’avait un peu entamé.
Autre atout du phasme : sa lenteur participe à son
mimétisme. On ne pense pas à s’attaquer à quelque chose de lent, voire de quasi
immobile. La vieille fourmi avait déjà assisté à une parade amoureuse de phasmes.
Le mâle, de taille plus réduite, s’était approché de la femelle en déplaçant
une patte toutes les vingt secondes. La femelle s’était un peu éloignée et le
mâle était tellement lent qu’il n’avait même pas été capable de la poursuivre.
Qu’importe ! À force d’attendre leurs mâles à la lenteur légendaire, les
femelles phasmes ont fini par s’adapter. Certaines espèces ont trouvé une
solution originale au problème de la reproduction : la parthénogenèse. Pas
de problème d’accouplement chez les phasmes, pas besoin de trouver un
partenaire pour se reproduire, on fait des enfants juste comme ça, en les
désirant.
La brindille sur laquelle elle s’est embarquée s’avère une
femelle car, soudain, la voilà qui se met à pondre. Un à un, très lentement
bien sûr, elle lâche des œufs qui rebondissent de feuille en feuille comme des
gouttes de pluie durcies. L’art du camouflage des phasmes est tel que leurs
œufs ressemblent à des graines.
La fourmi mordille un peu la brindille pour voir si elle est
comestible. Mais les phasmes ne disposent pas que du mimétisme pour leur
défense ils savent aussi jouer les morts. Aussi, dès que l’insecte perçoit la
pointe de la mandibule, il se met en catalepsie et se laisse tomber sur le sol.
La fourmi n’en a cure. Comme le serpent et le hérisson ont
déguerpi, elle suit son phasme en bas et le mange. L’exaspérant animal ne lui
offre même pas un sursaut d’agonie. À moitié dévoré, il reste impassible telle
une véritable brindille. Un détail le trahit pourtant : l’extrémité de la
brindille continue de pondre ses œufs-graines. Assez d’émotions pour la
journée. Il fraîchit, l’heure est venue de l’hibernation quotidienne. La
vieille fourmi rousse s’enfouit dans un abri de terre et de mousse. Demain,
elle se remettra en quête d’un chemin pour retrouver son nid natal. Il faut à
tout prix « les » avertir avant qu’il ne soit trop tard.
Calmement, avec ses tibias, elle lave ses antennes pour bien
percevoir ce qui l’entoure. Puis elle referme avec un caillou son petit abri
pour ne plus être dérangée.
DIFFÉRENCE DE
PERCEPTION
: On ne
perçoit du monde que ce qu’on est préparé à en percevoir. Pour une expérience
de physiologie, des chats ont été enfermés dès leur naissance dans une petite
pièce tapissée de motifs verticaux. Passé l’âge seuil de formation du cerveau,
ces chats ont été retirés de ces pièces et placés dans des boîtes tapissées de
lignes horizontales. Ces lignes indiquaient l’emplacement de caches de
nourriture ou de trappes de sortie, mais aucun des chats éduqués dans les
pièces aux motifs verticaux ne parvint à se nourrir ou à sortir. Leur éducation
avait limité leur perception aux événements verticaux.
Nous aussi, nous
fonctionnons avec ces mêmes limitations de la perception. Nous ne savons plus
appréhender certains événements car nous avons été parfaitement conditionnés à
percevoir les choses uniquement d’une certaine manière.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
Sa main s’ouvrit et se ferma nerveusement avant de se
crisper sur le traversin. Julie rêvait. Elle rêvait qu’elle était une princesse
du Moyen Âge. Un serpent géant l’avait capturée afin de la dévorer. Il l’avait
lancée dans des sables mouvants boueux beiges remplis de serpenteaux rampants
et elle s’enfonçait dans la mélasse. Un jeune prince, protégé par une armure de
papier imprimé, accourait sur son destrier blanc et se battait avec le serpent
géant. Il brandissait une longue épée rouge et pointue et implorait la
princesse de tenir bon. Il venait à son secours.
Mais le serpent géant se servit de sa gueule comme d’un
lance-flammes. Son armure de papier ne fut pas d’une grande utilité au prince.
Une seule flammèche suffit à l’embraser. Ficelés avec une cordelette, lui et
son cheval furent servis rôtis dans une assiette, entourés d’une purée livide.
Le beau prince avait perdu toute sa superbe : sa peau était marron-noir,
ses orbites vides et sa tête déshonorée par un raisin de Corinthe.
Le serpent géant saisit alors Julie avec ses crochets
venimeux, la hissa hors de la boue pour la jeter dans une mousse au chocolat
blanc au Grand Marnier qui se referma sur elle.
Elle voulut crier mais déjà la mousse au chocolat blanc la
submergeait, s’enfonçait dans sa bouche et empêchait les sons de sortir.
La jeune fille s’éveilla en sursaut. Sa frayeur était telle
qu’aussitôt elle s’empressa de vérifier qu’elle n’était pas devenue aphone.
« A-a-a-a, A-a-a-a » sortit du fond de sa gorge.
Ce cauchemar d’une extinction de voix revenait de plus en
plus souvent. Parfois, elle était torturée et on lui coupait la langue.
Parfois, on lui remplissait la bouche avec des aliments. Parfois, des ciseaux
lui coupaient les cordes vocales. Était-il indispensable qu’il y ait des rêves
dans le sommeil ? Elle espéra se rendormir et ne plus penser à rien de
toute la nuit.
Elle passa une main brûlante sur sa gorge moite, s’assit
contre son oreiller, consulta son réveil et constata qu’il était six heures du
matin. Dehors, c’était encore la nuit. Des étoiles pétillaient derrière la
croisée. Elle entendit des bruits en bas, des pas et des aboiements. Comme il
l’avait annoncé, son père partait de bonne heure se promener en forêt avec son
chien.
— Papa, papa…
Pour toute réponse la porte claqua.
Julie se rallongea, chercha le sommeil, en vain.
Qu’y avait-il derrière la première page de
l’Encyclopédie
du Savoir Relatif et Absolu
du Pr Edmond Wells ?
Elle s’empara du gros livre. Il y était question de fourmis
et de révolution. Ce livre lui conseillait carrément de faire la révolution,
évoquait une civilisation parallèle qui pourrait l’y aider. Elle écarquilla les
yeux. Parmi de courts textes d’une écriture crispée, ici et là, au beau milieu
d’un mot, une majuscule ou un petit dessin surgissait.
Elle lut au hasard :
Le plan de cet ouvrage est calqué sur celui du Temple de
Salomon. Chaque tête de chapitre a pour première lettre celle correspondant au
chiffre d’une des mesures du Temple
.
Elle fronça les sourcils : quel rapport pouvait-il bien
exister entre l’écriture et l’architecture d’un temple ?
Elle tourna les pages.
L’
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
était un
vaste capharnaüm d’informations, de dessins, de graphismes divers. Conformément
à son titre, elle contenait des textes didactiques, mais il y avait aussi des
poèmes, des prospectus maladroitement découpés, des recettes de cuisine, des
listings de programmes informatiques, des extraits de magazines, des images
d’actualité ou des photographies érotiques de femmes célèbres disposées là
comme autant d’enluminures.
Il y avait des calendriers précisant à quelles dates semer
les graines, planter tel légume ou tel fruit, il y avait des collages d’étoffes
et de papiers rares, des plans de la voûte céleste ou des métros des grandes
villes, des extraits de lettres personnelles, des énigmes mathématiques, des
schémas de perspectives issus de tableaux remontant à la Renaissance.
Certaines images étaient très dures, représentations de la
violence, de la mort ou de catastrophes. Des textes étaient écrits à l’encre
rouge ou bleue ou parfumée. Certaines pages paraissaient avoir été remplies
avec une encre sympathique ou du jus de citron. D’autres étaient rédigées en si
petits caractères qu’il aurait fallu une loupe pour les déchiffrer.
Elle aperçut des plans de villes imaginaires, des
biographies de personnages historiques oubliés par l’Histoire, des conseils
pour fabriquer des machines étranges…
Fatras ou trésor, Julie pensait qu’il lui faudrait au moins
deux ans pour lire le tout, quand son regard s’arrêta sur des portraits
insolites. Elle hésita, mais non, elle ne se trompait pas : il s’agissait
bien de têtes. Non pas de têtes humaines, des têtes de fourmis représentées en
buste à la manière d’imposants personnages. Aucune fourmi n’était identique à
une autre. La taille des yeux, la longueur des antennes, la forme du crâne variaient
nettement. D’ailleurs, chacune avait un nom composé d’une suite de chiffres
accolé à son portrait. Elle passa.
Parmi les hologrammes, les collages, les recettes et les
plans, le thème des fourmis revenait tel un leitmotiv.
Des partitions de Bach, les positions sexuelles prônées par
le Kamasûtra, un manuel de codage utilisé par la Résistance française pendant
la Seconde Guerre mondiale… quel esprit éclectique et pluridisciplinaire avait
pu rassembler tout cela ?