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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

La Révolution des Fourmis (2 page)

Une faible lueur lui sembla apparaître au loin.

Épuisée, elle pensa qu’il s’agissait d’une hallucination
quand la lueur se divisa en multiples et minuscules scintillements jaunes,
certains clignotants.

La jeune fille aux yeux gris clair s’imagina un instant que
ce sous-sol recelait des diamants ; en approchant, elle reconnut des
lucioles, insectes phosphorescents posés sur un cube parfait.

Un cube ?

Elle tendit les doigts et, aussitôt, les lucioles
s’éteignirent et disparurent. Julie ne pouvait compter sur sa vue dans ce noir
total. Elle palpa le cube, faisant appel à toutes les finesses de son sens du
toucher. C’était lisse. C’était dur. C’était froid. Et ce n’était ni une pierre
ni un éclat de rocher. Une poignée, une serrure… c’était un objet fabriqué par
la main d’un homme.

Une petite valise de forme cubique.

À bout de fatigue, elle ressortit du tunnel. En haut, un
aboiement joyeux lui apprit que son père l’avait retrouvée. Il était là, avec
Achille et, d’une voix molle et lointaine, il clamait :

— Julie, tu es là, ma fille ? Réponds, je t’en
prie, fais-moi un signe !

 

5. UN SIGNE

 

De la tête, elle accomplit un mouvement en forme de
triangle. La feuille de peuplier se déchire. La vieille fourmi rousse en
attrape une autre et la déguste au bas de l’arbre, sans prendre le temps de la
laisser fermenter. Si le repas n’a pas bon goût, au moins il est roboratif. De
toute façon, elle n’apprécie pas spécialement les feuilles de peuplier, elle
préfère la viande, mais comme elle n’a encore rien mangé depuis son évasion, ce
n’est pas le moment de faire la difficile.

Le mets avalé, elle n’oublie pas de se nettoyer. Du bout de
sa griffe, elle s’empare de sa longue antenne droite et la courbe en avant
jusqu’à l’amener au niveau de ses labiales. Puis, sous ses mandibules, elle la dirige
vers son tube buccal et elle suçote la tige pour la débarbouiller.

Ses deux antennes une fois enduites de la mousse de sa
salive, elle les lisse dans la fente de la petite brosse placée sous ses
tibias.

La vieille fourmi rousse fait jouer les articulations de son
abdomen, de son thorax et de son cou jusqu’à leur point extrême de torsion.
Avec ses griffes, elle décrasse ensuite les centaines de facettes de ses yeux.
Les fourmis ne disposent pas de paupières pour protéger et humidifier leurs
yeux ; si elles ne pensent pas à récurer en permanence leurs lentilles
oculaires, au bout d’un moment elles ne distinguent plus que des images floues.

Plus ses facettes retrouvent leur propreté, mieux elle voit
ce qui se trouve face à elle. Tiens, il y a quelque chose. C’est grand, c’est
même immense, c’est plein de piquants, ça bouge.

Attention, danger : un hérisson énorme sort d’une
caverne !

Détaler, et vite. Le hérisson, boule imposante recouverte de
dards acérés, la charge, gueule béante.

 

6. RENCONTRE AVEC QUELQU’UN D’ÉTONNANT

 

Des piqûres, elle en avait par tout le corps.
Instinctivement, elle nettoya d’un peu de sa salive ses plaies les plus
profondes. En clopinant, elle porta la valise cubique jusqu’à sa chambre. Un
instant, elle s’assit sur son lit. Au-dessus, sur le mur, s’étalaient de gauche
à droite des posters de la Callas, Che Guevara, les Doors et Attila le Hun.

Julie se releva péniblement pour se rendre dans la salle de
bains. Elle prit une douche très chaude et se frotta vigoureusement de son
savon parfumé à la lavande. Ensuite, elle se drapa dans une grande serviette,
glissa ses pieds dans des babouches d’éponge et entreprit de débarrasser ses
vêtements noirs des amas de terre beige qui les souillaient.

Impossible de remettre ses souliers. Son talon blessé avait
doublé de volume. Elle chercha au fond d’un placard une vieille paire de
sandalettes d’été dont les lanières présentaient le double avantage de ne pas
appuyer sur son talon et de laisser ses orteils à l’air libre. Julie avait en
effet des pieds petits mais très larges. Or, la vaste majorité des fabricants
de chaussures n’imaginaient pour les femmes que des souliers aux formes
étroites et allongées, ce qui avait le déplorable effet de multiplier les
durillons douloureux.

De nouveau, elle se massa le talon. Pour la première fois,
il lui semblait ressentir tout ce qu’il y avait à l’intérieur de cette partie
de son pied comme si ses os, ses muscles, ses tendons avaient attendu cet
incident pour se manifester. À présent, ils étaient là, tous, en pleine
effervescence à l’extrémité de sa jambe. Ils existaient. Ils se manifestaient
par des signaux de détresse.

À voix basse, elle salua : « Bonjour, mon
talon
. »

Cela l’amusa de saluer ainsi une parcelle de son corps. Elle
ne s’intéressait à son talon que parce qu’il était meurtri. Mais, à bien y
réfléchir, quand donc pensait-elle à ses dents sinon lorsqu’elles présentaient
des caries ? De même, on ne découvrait l’existence de l’appendice qu’au
moment de la crise. Il devait y avoir ainsi dans son corps des tas d’organes
dont elle ignorait l’existence, simplement parce qu’ils n’avaient pas eu
l’impolitesse de lui envoyer des signaux de souffrance.

Son regard revint sur la valise. Elle était fascinée par cet
objet sorti des entrailles de la terre. S’en emparant, elle la secoua. La
mallette était lourde. Un système de cinq molettes, chacune nantie d’un code,
préservait la serrure.

La valise était faite d’un métal épais. Il aurait fallu un
marteau piqueur pour la percer. Julie considéra la serrure. Chaque molette était
gravée de chiffres et de symboles. Elle les manœuvra au hasard. Elle avait
peut-être une chance sur un million de découvrir la bonne combinaison.

Elle secoua encore. Il y avait quelque chose à l’intérieur,
un objet unique. Le mystère commençait à exacerber sa curiosité.

Son père entra dans la chambre avec son chien. C’était un
grand gaillard rouquin et moustachu. Un pantalon de golf contribuait à lui
donner des allures de garde-chasse écossais.

— Ça va mieux ? demanda-t-il.

Elle hocha la tête.

— Tu es tombée dans une zone à laquelle on ne peut
accéder qu’en traversant une véritable muraille d’orties et de ronces,
expliqua-t-il, c’est une sorte de clairière que la nature aurait préservée des
curieux et des promeneurs. Elle n’est même pas signalée sur le plan.
Heureusement qu’Achille a flairé que tu étais là ! Que serions-nous sans
les chiens ?

Il flatta affectueusement son setter irlandais qui, en
retour, étala une bave argentée au bas de son pantalon et jappa joyeusement.

— Ah, quelle histoire ! reprit-il. C’est bizarre,
cette serrure protégée par une combinaison. Il s’agit peut-être d’une sorte de
coffre-fort que des cambrioleurs n’auraient pas réussi à ouvrir.

Julie secoua sa chevelure brune.

— Non, dit-elle.

Le père soupesa la chose.

— S’il y avait des pièces ou des lingots à l’intérieur,
ça pèserait plus lourd et s’il y avait des liasses de billets, on les
entendrait s’entrechoquer. Peut-être un sac de drogue, abandonné par des
trafiquants. Peut-être une… bombe.

Julie haussa les épaules.

— Et s’il y avait dedans une tête humaine ?

— Dans ce cas, il aurait fallu d’abord que des Jivaros
se chargent de la réduire, contra le père. Ta mallette n’est pas assez grande
pour renfermer une tête humaine normale.

Il regarda sa montre, se rappela un rendez-vous important et
s’éclipsa. Son chien, heureux sans aucune raison précise, le suivit en agitant
la queue et en haletant bruyamment.

Julie secoua encore la valise. Aucun doute, c’était mou et
s’il y avait une tête dedans, à force de la remuer en tous sens, elle lui avait
sûrement brisé le nez. Du coup, la valise lui répugna et elle se dit qu’elle
ferait mieux de ne plus s’en occuper. Dans trois mois, il y avait le
baccalauréat et si elle ne voulait pas passer une quatrième année en terminale,
l’heure était aux révisions.

Julie sortit donc son livre d’histoire et entreprit de le
relire. 1789. La Révolution française. La prise de la Bastille. Le chaos.
L’anarchie. Les grands hommes. Marat. Danton. Robespierre. Saint-Just. La
Terreur. La guillotine…

Du sang, du sang et encore du sang. « L’Histoire n’est
qu’une suite de boucheries », songea-t-elle, en plaçant un sparadrap sur
l’une de ses écorchures qui s’était rouverte. Plus elle lisait, plus elle était
écœurée. Penser à la guillotine lui rappela la tête coupée à l’intérieur de la
valise.

Cinq minutes plus tard, armée d’un gros tournevis, elle
s’attaquait à la serrure. La valise résistait. Elle prit un marteau, tapa sur
le tournevis pour augmenter ses capacités de levier sans plus de résultat. Elle
pensa : « Il me faudrait un pied-de-biche », et puis :
« Zut, je n’y arriverai jamais. »

Elle retourna à son livre d’histoire et à la Révolution
française. 1789. Le tribunal populaire. La Convention. L’hymne de Rouget de
Lisle. Le drapeau bleu-blanc-rouge. Liberté-Égalité-Fraternité. La guerre
civile. Mirabeau. Chénier. Le procès du roi. Et toujours la guillotine… Comment
s’intéresser à tant de massacres ? Les mots lui entraient par un œil et
ressortaient par l’autre.

Un grattement dans le bois d’une poutre attira son
attention. Ce termite au travail lui donna une idée.

Écouter.

Elle posa une oreille contre la serrure de la valise et
tourna lentement une première molette. Elle perçut comme un infime déclic. La
roue dentée avait accroché son répondant. Julie recommença quatre fois l’opération.
Un mécanisme finit par s’enclencher, la serrure couina. Mieux que la violence
du tournevis et du marteau, la seule sensibilité de son oreille avait suffi.

Appuyé au chambranle de la porte, son père s’étonna.

— Tu as réussi à l’ouvrir ? Comment ?

Il examina la serrure qui inscrivait :
« 1 + 1 =3 ».

— Mmh, ne me dis rien, je sais. Tu as réfléchi. Il y a
une rangée de chiffres, une rangée de symboles, une rangée de chiffres, une
rangée de symboles et une rangée de chiffres. Tu as déduit qu’il s’agissait
d’une équation. Tu as ensuite pensé que quelqu’un qui voudrait conserver un
secret n’utiliserait pas une équation logique de type 2 + 2 =4.
Tu as donc essayé 1 + 1= 3. Cette équation, on la retrouve
souvent dans les rites anciens. Elle signifie que deux talents réunis sont plus
efficaces que leur simple addition.

Le père haussa ses sourcils roux et se lissa la moustache.

— Tu t’y es vraiment prise comme ça, hein ?

Julie le considéra, une lueur taquine dans ses yeux gris
clair. Le père n’aimait pas qu’on se moque de lui mais il ne dit rien. Elle
sourit.

— Non.

Elle actionna le bouton. Le ressort souleva d’un coup sec le
couvercle de la valise cubique.

Père et fille se penchèrent.

Les mains égratignées de Julie attrapèrent ce qu’il y avait
à l’intérieur et l’apportèrent sous la lumière de la lampe de son bureau.

Il s’agissait d’un livre. Un gros livre épais d’où
s’échappaient par endroits des morceaux de feuillets collés.

Un titre était calligraphié sur la couverture en grandes
lettres stylisées :

 

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
par le Professeur Edmond Wells

 

Gaston maugréa.

— Curieux titre. Les choses sont soit relatives, soit
absolues. Elles ne peuvent être à la fois les deux. Il y a là une antinomie.

Au-dessous, et en caractères plus petits, une précision :

 

Tome III

 

Au-dessous encore, un dessin : un cercle renfermant un
triangle, pointe en haut, contenant lui-même une sorte de Y. À bien y
regarder les branches de l’Y étaient formées de trois fourmis se touchant
mutuellement les antennes. La fourmi de gauche était noire, la fourmi de droite
était blanche et la fourmi du centre, constituant le tronc inversé de l’Y,
était mi-blanche, mi-noire.

Enfin, sous le triangle, était répétée la formule
déclenchant l’ouverture de la valise cubique : 1 + 1 = 3.

— On dirait un vieux grimoire, marmonna le père.

Julie, considérant la fraîcheur de la couverture, estima
qu’il était au contraire très récent. Cette couverture, elle la caressa. Elle
était lisse et douce au contact.

La fille brune aux yeux gris clair ouvrit la première page
et lut.

 

7. ENCYCLOPÉDIE

 

BONJOUR
 : Bonjour, lecteur inconnu.

Bonjour pour la troisième
fois ou bonjour pour la première fois. À vrai dire, que vous découvriez ce
livre en premier ou en dernier n’a guère d’importance.

Ce livre est une arme
destinée à changer le monde.

Non, ne souriez pas. C’est
possible. Vous le pouvez. Il suffit que quelqu’un veuille vraiment quelque
chose pour que cela se produise. Très peu de cause peut avoir beaucoup d’effet.
On raconte que le battement d’une aile de papillon à Honolulu suffit à causer
un typhon en Californie. Or, vous possédez un souffle plus important que celui
provoqué par le battement d’une aile de papillon, n’est-ce pas ?

Moi, je suis mort. Désolé,
je ne pourrai vous aider qu’indirectement, par l’intermédiaire de ce livre.

Ce que je vous propose,
c’est de faire une révolution. Ou, plutôt, devrais-je dire, une
« évolution ». Car notre révolution n’a nul besoin d’être violente ou
spectaculaire, comme les révolutions d’antan.

Je la vois plutôt comme
une révolution spirituelle. Une révolution de fourmis. Discrète. Sans violence.
Des séries de petites touches qu’on pourrait croire insignifiantes mais qui,
ajoutées les unes aux autres, finissent par renverser des montagnes.

Je crois que les révolutions
anciennes ont péché par impatience et par intolérance. Les utopistes n’ont
raisonné qu’à court terme. Parce qu’ils voulaient à tout prix voir de leur
vivant le fruit de leur travail.

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