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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Les Poisons de la couronne (13 page)

Ils eurent à parlementer un bon
moment avant qu’on ne leur permît de franchir le premier corps de garde. Puis,
ils durent attendre encore, et Jeanne de Poitiers au milieu d’eux, entre la
première et la seconde enceinte.

La nouvelle lune s’était levée dans
un ciel encore clair. Mais l’ombre s’épaississait au fond des cours d’Hesdin.
Tout était tranquille, trop tranquille même, au goût des barons. Ils
s’étonnaient de voir si peu d’hommes d’armes. Un cheval au fond d’une écurie
hennit, ayant flairé la présence d’autres chevaux.

La fraîcheur du soir s’installait,
où Jeanne reconnaissait des parfums d’enfance. Madame de Beaumont, dans le
char, continuait à gémir qu’elle se mourait. Les barons discutaient entre eux.
Certains estimaient qu’ils en avaient assez fait pour le moment, que l’affaire
commençait à sentir le traquenard, et que l’on aurait avantage à revenir en
force, un autre jour. Jeanne vit l’instant où elle allait être emmenée, elle
aussi, en otage.

Enfin, le deuxième pont-levis
s’abaissa, puis le troisième. Les barons hésitaient.

— Es-tu bien sûre que ma mère
soit ici ? souffla Jeanne à Béatrice d’Hirson.

— Je vous le jure sur ma vie,
Madame.

Alors Jeanne pencha la tête hors du
char.

— Eh bien ! Messeigneurs,
dit-elle, avez-vous perdu la hâte que vous montriez de parler à votre
suzeraine, et le courage vous manque-t-il au moment de l’approcher ?

Ces paroles poussèrent les barons en
avant et, pour ne pas démériter aux regards d’une femme, ils entrèrent dans la
troisième cour où ils mirent pied à terre.

Si préparé qu’on soit à un
événement, il est rare qu’il survienne de la manière qu’on attendait.

Jeanne de Poitiers avait envisagé de
vingt façons le moment où elle se retrouverait en présence des siens. Elle
s’était apprêtée à tout, à l’accueil glacial comme aux embrassements, à la
grande scène de réhabilitation officielle comme à l’intime réunion de
réconciliation. Pour chaque éventualité, elle avait construit son attitude et
prévu des paroles. Mais jamais elle n’avait imaginé qu’elle rentrerait au château
de famille escortée du désordre de la guerre civile et d’une dame de parage en
train de faire une fausse couche.

Lorsque Jeanne pénétra dans la
grand-salle éclairée aux cierges où la comtesse Mahaut, debout, bras croisés,
lèvres serrées, regardait s’avancer les barons, ses premiers mots furent pour
dire :

— Ma mère, il faut donner
secours à madame de Beaumont qui est en train de perdre son fruit. Vos vassaux
lui ont causé trop violente peur.

Aussitôt la comtesse chargea sa
filleule Mahaut d’Hirson, une sœur de Béatrice qui était également de ses
demoiselles de parage, d’aller quérir maître Hermant et maître Pavilly, ses
physiciens particuliers, pour qu’ils portassent leurs soins à la malade. Puis,
retroussant ses manches et s’adressant aux barons :

— Sont-ce là, méchants sires,
des actions de chevalerie, que de vous en prendre à ma noble fille et aux dames
de sa suite, et croyez-vous ainsi me faire fléchir ? Aimeriez-vous qu’on
en usât de même avec vos femmes et vos pucelles lorsqu’elles cheminent par les
routes ? Allons répondez, et dites-moi quelle est l’excuse à vos forfaits,
pour lesquels je demanderai punition au roi !

Les alliés poussèrent Souastre en
avant.

— Parle ! Dis ce que tu
dois…

Souastre toussa pour s’éclaircir la
gorge. Il avait tant parlé, vitupéré, crié ses griefs, harangué ses partisans,
que maintenant, au moment le plus important, la voix lui manquait.

— Or ça, Madame, commença-t-il
d’un ton enroué, nous voulons savoir si vous allez enfin désavouer votre
mauvais chancelier qui étouffe nos requêtes, et consentir à nous reconnaître
nos coutumes comme elles étaient du temps de Saint Louis…

Il s’interrompit parce qu’un nouveau
personnage entrait dans la pièce, et que ce personnage était le comte de
Poitiers. La tête un peu inclinée vers l’épaule, il avançait à longs pas
tranquilles. Les barons, qui ne s’attendaient pas à voir surgir ainsi le frère
du roi, se tassèrent les uns contre les autres.

— Messeigneurs… dit le comte de
Poitiers.

Il s’arrêta, ayant aperçu Jeanne.

Il vint à elle et la baisa sur la
bouche, de la façon la plus naturelle du monde, devant toute l’assistance, pour
bien prouver par-là que sa femme était pleinement revenue en grâce et que donc
les intérêts de Mahaut étaient pour lui affaires de famille.

— Alors, Messeigneurs, reprit-il,
vous voici mécontents. Eh bien ! Nous aussi. Alors si nous nous entêtons
de part et d’autre, et usons de violence, nous n’arriverons à rien de
profitable… Ah ! Je vous reconnais, Bailliencourt ; vous étiez à
l’ost… La violence, c’est le recours des gens qui ne savent pas penser… Je vous
salue, Caumont… Ah ! Mon cousin de Fiennes ! Je n’attendais pas votre
visite en telle compagnie…

En même temps, il passait parmi eux,
les dévisageant, s’adressant nommément à ceux qu’il avait déjà eu l’occasion de
voir, et leur tendant la main, à plat, pour qu’ils y posassent leurs lèvres, en
signe d’hommage.

— Si la comtesse d’Artois
voulait vous châtier des mauvais usages que vous venez d’avoir envers elle,
cela lui serait facile… Messire de Souastre, regardez par cette fenêtre et
dites-moi si vous auriez chance d’échapper ?

Quelques alliés se portèrent aux
fenêtres ; les murs s’étaient garnis de casques qui se découpaient sur le
crépuscule. Une compagnie d’archers s’installait dans la cour, et des sergents
se tenaient prêts, au premier signe, à remonter les ponts et à faire choir les
herses.

— Fuyons, s’il en est temps,
murmurèrent certains.

— Mais non, Messeigneurs, ne
fuyez pas ; votre fuite ne vous mènerait pas plus loin que le second mur.
Encore une fois, je vous dis que nous voulons éviter la violence, et je prie
votre suzeraine de ne point user des armes contre vous. N’est-ce pas, ma
mère ?

La comtesse Mahaut approuva d’un
bref signe de tête.

— Tentons de résoudre autrement
nos différends, poursuivit le comte de Poitiers en s’asseyant.

Il convia les barons à en faire
autant, et demanda qu’on leur servît à boire.

Comme il n’y avait pas assez de
sièges pour tous, quelques-uns s’assirent à même le sol. Cette alternance de
menaces et de courtoisie les désorientait.

Philippe de Poitiers leur parla
longuement. Il leur démontra que la guerre civile n’apportait que le malheur,
qu’ils étaient sujets du roi avant que d’être sujets de la comtesse, et qu’ils
devaient se soumettre à l’arbitrage du souverain. Or celui-ci avait envoyé deux
émissaires, messires Flotte et Paumier, avec mission de conclure une trêve.
Pourquoi les alliés refuseraient-ils la trêve ?

— Mes compagnons n’ont plus
confiance en la comtesse Mahaut, répondit Jean de Fiennes.

— La trêve vous était demandée
au nom du roi ; c’est donc au roi que vous faites affront, en doutant de
sa parole.

— Mais Monseigneur Robert nous
avait assuré… dit Souastre.

— Ah ! J’attendais bien
cela ! Prenez garde, mes bons sires, à ne pas trop écouter les avis de
Monseigneur Robert qui parle un peu facilement au nom du roi, et vous fait
travailler pour son compte. Notre cousin d’Artois a perdu sa cause contre
Madame Mahaut depuis six années, et le roi mon père, dont Dieu garde l’âme, en
a jugé lui-même. Ce qui se passe en ce comté ne regarde que vous, la comtesse
et le roi.

Jeanne de Poitiers observait son
mari. Elle entendait avec bonheur le timbre égal de sa voix ; elle prenait
plaisir à reconnaître cette façon qu’il avait de brusquement relever les
paupières, pour ponctuer ses phrases, et cette nonchalance de l’attitude qui
n’était que force dissimulée. Philippe paraissait mûri. Ses traits s’étaient
accusés ; son grand nez maigre se découpait davantage ; son visage
avait pris une structure définitive. En même temps, Philippe semblait avoir
acquis une singulière autorité comme si, depuis la mort de son père, une partie
de la majesté naturelle du défunt fût passée en lui.

Au bout d’une grande heure employée
à parlementer, le comte de Poitiers obtint ce qu’il voulait, ou du moins ce qui
se pouvait raisonnablement obtenir. Denis d’Hirson serait libéré ;
Thierry, provisoirement, ne reparaîtrait pas en Artois, mais l’administration
de la comtesse resterait en place, jusqu’à la fin des enquêtes. La tête du
sergent Cornillot serait remise aux siens pour recevoir une sépulture
chrétienne…

— Car, dit le comte de
Poitiers, c’est se conduire en mécréants et non en défenseurs de la vraie foi
que d’agir comme vous l’avez fait. De telles actions ouvrent la voie à des
œuvres de vindicte dont vous seriez bientôt victimes à votre tour.

Les sires de Licques et de Nédonchel
ne subiraient aucunes représailles, car ils n’avaient voulu que le bien de
tous. Les dames et demoiselles seraient respectées de part et d’autre, comme il
se devait en terre de chevalerie. Et puis tout le monde se retrouverait à
Arras, au bout de la quinzaine, c’est-à-dire le 7 octobre, afin de conclure une
trêve jusqu’à la fameuse conférence de Compiègne, tant de fois repoussée, et
que l’on fixait cette fois au 15 novembre. Si les deux Guillaume, Flotte et
Paumier, ne réussissaient pas à accorder les souhaits des barons et les désirs
du roi, on verrait à envoyer d’autres négociateurs.

— Il n’est point besoin de
signer rien aujourd’hui ; je fais confiance, Messeigneurs, à votre parole,
dit le comte de Poitiers. Vous êtes hommes de raison et d’honneur ; je
sais bien que vous, Fiennes, et vous, Souastre, et vous, Loos, et tous, tant
que vous êtes, aurez à cœur de ne pas me décevoir, et de ne point me laisser
m’engager en vain auprès du roi. Et vous saurez faire entendre sagesse à vos
amis afin qu’ils respectent nos conventions.

Il les avait si bien manœuvrés
qu’ils partirent en le remerciant, comme s’ils avaient trouvé en lui un
défenseur. Ils reprirent leurs chevaux, franchirent les trois ponts-levis et
s’enfoncèrent dans la nuit.

— Mon cher fils, dit Mahaut,
vous m’avez sauvée. Je n’aurais pas su montrer tant de patience.

— Je vous ai gagné un répit de
quinze jours, dit Philippe en haussant les épaules. Les coutumes de Saint
Louis ! Ils commencent à me lasser, tous, avec les coutumes de Saint
Louis ! On croirait que mon père n’a jamais vécu. Faut-il donc toujours,
quand un grand roi a fait progresser le royaume, qu’il se trouve des sots pour
s’obstiner à revenir en arrière ? Et mon frère les encourage !

— Ah ! quelle pitié,
Philippe, que vous ne soyez roi ! dit Mahaut.

Philippe ne répondit pas ; il
regardait sa femme. Celle-ci, maintenant que ses frayeurs étaient dissipées et
qu’elle touchait au terme de tant de mois d’espérance, sentait soudain toute
force se retirer d’elle et luttait contre les larmes.

Pour cacher son trouble, elle allait
à travers la pièce, reprenant contact avec les lieux de sa jeunesse. Mais
chaque objet reconnu augmentait son émotion. Elle touchait l’échiquier de jaspe
et calcédoine sur lequel elle avait appris à jouer.

— Tu vois, rien n’est changé,
dit Mahaut.

— Non, rien n’est changé,
répéta Jeanne, la gorge serrée.

Elle se détourna vers la librairie,
l’une des plus riches du royaume, en dehors des librairies de monastères, et
qui contenait douze volumes. Jeanne caressa du doigt les reliures…
les
Enfances d’Ogier,
la
Bible
en français
, la Vie des Saints, le
Roman de Renart, le Roman de Tristan
… Elle avait tant de fois regardé, en
compagnie de sa sœur Blanche, les belles enluminures peintes sur les feuilles
de parchemin ! Et l’une des dames de Mahaut leur faisait la lecture.

— Celui-ci, tu le connaissais…
oui, je l’avais déjà acheté, dit Mahaut en montrant
le Roman de la violette
.

Elle cherchait à dissiper la gêne
qui les gagnait tous trois.

À ce moment, le nain de Mahaut,
qu’on appelait Jeannot le Follet, entra, tenant le cheval de bois sur lequel il
était censé caracoler à travers la demeure. Âgé de plus de quarante ans, il
avait une tête large avec de gros yeux de chien et un petit nez camus. Il
arrivait tout juste à la hauteur des tables ; on le vêtait d’une robe
brodée de « bestelettes ».

Lorsqu’il aperçut Jeanne, il eut un
grand saisissement ; sa bouche s’ouvrit, mais sans rien prononcer ;
et au lieu d’avancer en faisant des cabrioles comme c’était son devoir, il
courut précipitamment vers la jeune femme et s’aplatit au sol pour lui baiser
les pieds.

La résistance de Jeanne, son
contrôle sur elle-même, cédèrent d’un coup. Brusquement, elle se mit à
sangloter, se tourna vers le comte de Poitiers, vit qu’il lui souriait, et se
jeta dans ses bras en balbutiant :

— Philippe !…
Philippe !… Enfin, je vous ai retrouvé !

La dure comtesse Mahaut éprouva un
petit pincement au cœur parce que sa fille s’était élancée vers son mari, et non
vers elle, pour pleurer de bonheur.

« Mais que souhaitais-je
d’autre ? pensa Mahaut. Allons, c’est cela le plus important, j’ai
réussi. »

— Philippe, votre femme est
lasse, dit-elle. Conduisez-la dans vos appartements. On vous y montera votre
souper.

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