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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Les Poisons de la couronne (15 page)

BOOK: Les Poisons de la couronne
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— Est-il vrai, demanda-t-elle,
que la petite Madame de Navarre, que l’on tient loin de la cour et que je n’ai
vue qu’une fois, ne soit pas de mon époux ?

Et en même temps, elle se
disait : « N’aurais-je pas dû être avertie plus tôt de ces secrets de
couronne ? Ma grand-mère aurait dû s’informer davantage ; en vérité,
on m’a laissée venir à ce mariage en ignorant bien des choses. »

— Bah ! Madame… répondit
Eudeline en continuant de dresser les coussins, et comme si la question ne la
surprenait pas outre mesure… je crois que nul ne le sait, pas même notre Sire
Louis. Chacun dit sur cela ce qui l’arrange ; ceux qui affirment que
Madame de Navarre est la fille du roi ont intérêt à le faire, et pareillement ceux
qui tiennent pour la bâtardise. On en voit même, comme Monseigneur de Valois,
qui changent d’avis selon les mois, sur une chose où pourtant il n’y a qu’une
vérité. La seule personne dont on aurait pu tenir une certitude, qui était
Madame de Bourgogne, a maintenant la bouche pleine de terre…

Eudeline s’interrompit et regarda
vers la reine.

— Vous vous inquiétez, Madame,
de savoir si notre Sire le roi…

Elle s’arrêta de nouveau, mais
Clémence l’encouragea des yeux.

— Rassurez-vous, Madame, dit
Eudeline ; Monseigneur Louis n’est pas empêché d’avoir un héritier, comme
de méchantes langues le prétendent dans le royaume et même à la cour.

— Sait-on… murmura Clémence.

— Moi, je sais, répliqua
Eudeline lentement, et l’on a pris bien soin que je sois seule à le savoir.

— Que veux-tu dire ?

— Je veux dire le vrai, Madame,
parce que moi aussi j’ai un lourd secret. Sans doute devrais-je encore me
taire… Mais ce n’est pas offenser une dame telle que vous, de si haute
naissance et de si grande charité, que de vous avouer que ma fille est de
Monseigneur Louis.

La reine contemplait Eudeline avec
un étonnement sans mesure. Que Louis ait eu une première épouse n’avait guère
posé à Clémence de problèmes personnels. Louis, comme tous les princes, avait
été marié selon les intérêts d’État. Un scandale, la prison, puis la mort
l’avaient séparé d’une femme infidèle. Clémence ne s’interrogeait pas sur
l’intimité ou les mésententes secrètes du couple. Aucune curiosité, aucune
représentation n’assaillaient sa pensée. Or voici que l’amour, l’amour non
conjugal, se dressait devant elle en la personne de cette belle femme rose et
blonde, à la trentaine plantureuse ; et Clémence se mettait à imaginer…

Eudeline prit le silence de la reine
pour un blâme.

— Ce n’est pas moi qui l’ai
voulu, Madame, je vous l’assure ; c’est lui qui y avait mis bien de
l’autorité. Et puis, il était si jeune, il n’avait point de discernement ;
une grande dame l’eût sans doute effarouché.

D’un geste de la main, Clémence
signifia qu’elle ne souhaitait point d’autre explication.

— Je veux voir ta fille.

Une expression de crainte passa sur
les traits de la lingère.

— Vous le pouvez, Madame, vous
le pouvez, bien sûr, puisque vous êtes la reine. Mais je vous demande de n’en
rien faire, car on saurait alors que je vous ai parlé. Elle ressemble tant à
son père que Monseigneur Louis, par crainte que sa vue ne vous blesse, l’a fait
enfermer dans un couvent juste avant que vous n’arriviez. Je ne la visite
qu’une fois le mois et, dès qu’elle sera en âge, elle sera cloîtrée.

Les premières réactions de Clémence
étaient toujours généreuses. Elle oublia pour un moment son propre drame.

— Mais pourquoi, dit-elle à
mi-voix, pourquoi cela ? Comment croyait-on qu’un tel acte pût me plaire,
et à quel genre de femmes les princes de France sont-ils donc accoutumés ?
Ainsi, ma pauvre Eudeline, c’est pour moi que l’on t’a arraché ta fille !
Je t’en demande bien grand pardon.

— Oh ! Madame, répondit
Eudeline, je sais bien que cela ne vient pas de vous.

— Cela ne vient pas de moi,
mais cela s’est fait à cause de moi, dit Clémence pensivement. Chacun de nous
n’est pas seulement comptable de ses mauvais agissements, mais aussi de tout le
mal dont il est l’occasion, même à son insu.

— Et moi-même, Madame, reprit
Eudeline, moi-même qui étais première fille lingère du Palais, Monseigneur
Louis m’a envoyée ici, à Vincennes, dans une plus petite condition que celle
que j’avais à Paris. Nul n’a rien à dire contre les volontés du roi, mais c’est
vraiment bien peu de remerciements pour le silence que j’ai gardé. Sans doute,
Monseigneur Louis voulait-il me cacher moi aussi ; il ne pensait pas que
vous iriez préférer ce séjour des bois au grand palais de la Cité.

Maintenant qu’elle avait commencé de
se confier, elle ne pouvait plus s’arrêter.

— Je puis bien vous avouer,
poursuivit-elle, qu’à votre arrivée, je n’étais prête à vous servir que par
devoir, mais certainement point par plaisir. Il faut que vous soyez très noble
dame, et aussi bonne de cœur que vous êtes belle de visage, pour que je me sois
sentie gagnée d’affection pour vous. Vous ne savez point comme vous êtes aimée
des petites gens ; il faut entendre parler de la reine, aux cuisines, aux
écuries, aux buanderies ! C’est là, Madame, que vous avez des âmes
dévouées, bien plus que parmi les grands barons. Vous nous avez conquis le cœur
à tous, et même le mien qui vous était le plus fermé ; vous n’avez pas
maintenant de servante plus attachée que moi, acheva Eudeline en saisissant la
main de la reine pour y poser les lèvres.

— Ta fille te sera rendue, dit
Clémence, et je la protégerai. J’en veux parler au roi.

— N’en faites rien, Madame, je
vous en prie, s’écria Eudeline.

— Le roi me comble de cadeaux
que je ne souhaite pas ; il peut bien m’en accorder un qui me
plaise !

— Non, non, je vous en supplie,
n’en faites rien, répéta Eudeline. J’aime mieux voir ma fille sous le voile que
de la voir sous terre.

Clémence, pour la première fois
depuis le début de l’entretien, eut un sourire, presque un rire.

— Les gens de ta condition, en
France, ont-ils donc si peur du roi ? Ou bien est-ce le souvenir du roi
Philippe, qu’on disait être sans merci, qui pèse encore sur vous ?

Si Eudeline éprouvait une véritable
affection pour la reine, elle n’en gardait pas moins au Hutin une solide
rancune ; l’occasion était belle de satisfaire à la fois ces deux
sentiments.

— Vous ne connaissez pas encore
Monseigneur Louis comme chacun le connaît ici ; il ne vous a pas encore
montré le revers de son âme. Personne n’a oublié, dit-elle en baissant la voix,
que notre sire Louis a fait tourmenter les serviteurs de son hôtel, après le
procès de Madame Marguerite, et que huit cadavres, tout mutilés et brisés, ont
été repêchés au pied de la tour de Nesle. Ils y ont été poussés par le hasard,
pensez-vous ? Je n’aimerais pas que le hasard nous poussât, ma fille et
moi, du même côté.

— Ce sont là commérages que
font circuler les ennemis du roi…

Mais en même temps qu’elle
prononçait ces paroles, Clémence se rappelait les allusions du cardinal Duèze,
en Avignon. « Aurais-je épousé un cruel ? » se demandait-elle.

— J’ai regret, si j’ai trop
parlé, reprit Eudeline. Dieu veuille que vous n’ayez rien à apprendre de pire,
et que votre grande bonté vous laisse en ignorance.

— Quel est ce pire que je
pourrais apprendre ?… Cela touche-t-il à la fin de Madame Marguerite ?…

Eudeline haussa tristement les
épaules.

— Vous êtes la seule à la cour,
Madame, pour qui la chose fasse un doute. Si vous n’êtes pas encore informée,
c’est que d’aucuns guettent un méchant moment, peut-être, pour vous mieux
nuire. Il l’a fait étouffer, on le sait bien. Autour de Château-Gaillard, on ne
se prive point de le dire… Mais à vous connaître on finit par approuver le roi.

— Mon Dieu, mon Dieu, est-ce
possible… est-ce possible qu’on ait tué pour m’épouser ! gémit Clémence en
se cachant le visage dans les mains.

— Ah ! Ne vous remettez
pas à pleurer, Madame, dit Eudeline. Ce sera bientôt l’heure du souper, et vous
n’y pouvez paraître ainsi. Il faut vous rafraîchir le visage.

Elle alla chercher un bassin d’eau
fraîche et un miroir, pressa un linge mouillé sur les joues de la reine, lui
rattacha une tresse qui s’était défaite. Elle avait une grande douceur de
gestes, et une sorte de tendresse protectrice.

Un moment les visages des deux
femmes apparurent côte à côte dans le miroir, deux visages aux mêmes teintes
blondes et dorées, aux mêmes yeux larges et bleus.

— Tu sais que nous nous
ressemblons, dit la reine.

— C’est bien le plus beau
compliment qu’on m’ait jamais fait, et je voudrais fort que ce fût vrai,
répondit Eudeline.

Comme leur émotion à toutes les deux
était profonde, et qu’elles avaient un égal besoin d’amitié, le même mouvement
les poussa l’une vers l’autre, et elles se tinrent un instant embrassées.

 

V
LA FOURCHETTE ET LE PRIE-DIEU

Le menton levé, le sourire aux
lèvres, et vêtu d’une robe doublée de fourrure par-dessus sa chemise de nuit,
Louis X entra dans la chambre.

Durant le souper, il avait trouvé la
reine étrangement morose, distante, presque absente, ne suivant les propos
échangés qu’avec retard, et répondant à peine aux paroles qu’on lui
adressait ; mais il ne s’en était pas autrement inquiété. « Les
femmes sont sujettes aux sautes d’humeur, se disait-il, et ce présent que je
lui apporte saura bien lui rendre la gaieté. » Car le Hutin était de ces
maris sans imagination, qui ont petite opinion des femmes et pensent que toutes
choses s’arrangent par un cadeau. Si bien qu’il arrivait, se faisant aussi
gracieux que possible, et tenant un petit écrin de forme allongée.

Il fut quelque peu surpris de voir
Clémence agenouillée sur son prie-Dieu. D’ordinaire, elle avait achevé ses
dévotions du soir avant qu’il entrât. Il lui fit un signe de la main qui
signifiait : « Ne vous mettez pas en peine pour moi, achevez en
paix…», Et il demeura à l’autre bout de la chambre, tournant l’écrin dans ses
doigts.

Les minutes passaient ; il alla
prendre une dragée dans une coupe posée auprès du lit, et la croqua. Clémence
était toujours agenouillée. Louis s’approcha d’elle, et s’aperçut qu’elle ne
priait pas. Elle le regardait.

— Voyez, ma mie, dit-il, voyez
la surprise que j’ai pour vous. Oh ! Ce n’est pas un bijou, c’est plutôt
une rareté, une trouvaille d’orfèvre. Voyez…

Il ouvrit l’écrin, en sortit un long
objet brillant, à deux pointes. Clémence, sur son prie-Dieu, eut un mouvement
de recul.

— Eh ! ma mie !
s’écria Louis en riant, n’ayez point peur, cela n’est pas fait pour
blesser ! C’est une petite fourche à manger les poires. Voyez comme le
travail en est habile.

Sur le bois du prie-Dieu il posa une
fourchette à deux fourcherons d’acier fort aigus sortant d’un manche d’ivoire
et d’or ciselé.

La reine vraiment ne semblait pas
témoigner grand intérêt pour l’objet, ni bien en apprécier la nouveauté. Louis
se sentit déçu.

— Je l’ai commandée
spécialement par Tolomei, à un orfèvre de Florence. Il paraît qu’il n’existe
que cinq de ces fourchettes dans le monde, et j’ai voulu que vous en ayez une,
afin de ne point tacher vos jolis doigts quand vous mangez les fruits. C’est
bien un objet de dame ; jamais les hommes n’oseraient ni ne sauraient se
servir d’un si précieux outil, sinon mon beau-frère d’Angleterre qui, m’a-t-on
dit, en possède un et ne craint point la risée en l’utilisant à table.

Il pensait, par ces derniers mots,
avoir fait montre d’esprit, et il attendait un sourire. Mais Clémence n’avait
pas bougé du prie-Dieu et continuait de regarder son mari fixement. Jamais elle
n’avait été plus belle ; ses longs cheveux dorés lui tombaient jusqu’aux
reins.

Louis enchaîna :

— Ah ! Messer Tolomei m’a
justement appris que son jeune neveu, que j’avais envoyé avec Bouville pour
vous quérir à Naples, se trouve guéri ; il va bientôt reprendre le chemin
de Paris ; en chaque lettre il parle à son oncle de vos bontés à son
endroit.

Il n’obtint pas de réponse.

« Mais qu’a-t-elle donc ?
se demanda-t-il ; elle aurait pu au moins me dire un mot de merci. »
Avec toute autre personne que Clémence, il se fût déjà mis en colère ;
mais il ne se résignait pas à voir son bonheur si vite terni par une scène de
ménage. Il prit sur lui et fit une nouvelle tentative.

— Je crois bien, cette fois,
que les affaires d’Artois vont être réglées, dit-il. Les choses se présentent
de bonne manière. L’entrevue de Compiègne, à laquelle vous m’avez si doucement
accompagné, a eu les résultats que j’attendais et je vais bientôt rendre mon arbitrage.
Tout s’apaise, lorsque vous êtes auprès de moi.

— Louis, dit brusquement
Clémence, de quelle manière est morte votre première épouse ?

Louis se pencha en avant, comme s’il
avait reçu un coup au milieu du corps, et la contempla un moment, stupéfait.

— Marguerite est morte… elle
est morte, répondit-il en agitant les mains… d’une fièvre de poitrine qui l’a
étouffée, à ce qu’on m’a dit.

— Louis, pouvez-vous jurer
devant Dieu…

Il l’interrompit, haussant le ton.

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