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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Les Poisons de la couronne (11 page)

La haute noblesse était représentée
dans la ligue par Jean de Fiennes, beau-frère du comte de Flandre, ce qui
rendait le mouvement de révolte particulièrement inquiétant.

Pour la procédure, les conjurés
disposaient d’un des leurs, Gérard Kiérez, homme fort habile à formuler les
doléances, rédiger les pétitions et conduire les actions juridiques devant le
Parlement et le Conseil du roi.

Les sires de Souastre et de Caumont
dirigeaient les rassemblements militaires.

Tous travaillaient pour le compte et
sous l’inspiration de Robert d’Artois. Leurs revendications étaient de deux
sortes. D’une part, ils requéraient l’application immédiate et intégrale de la
charte dont ils avaient obtenu l’octroi récemment, et qui restaurait les
« coutumes » du temps de Saint Louis ; d’autre part, ils réclamaient
des changements de personnes dans l’administration du comté, et avant tout le
renvoi du chancelier de Mahaut, Thierry d’Hirson, leur bête noire.

Leurs exigences, si elles avaient
été satisfaites, eussent conduit la comtesse Mahaut à être privée de toute
autorité dans son apanage, ce qu’espérait fermement Robert.

Mais Mahaut n’était pas femme à se
laisser dépouiller. Rusant, discutant, promettant sans tenir, feignant de céder
un jour pour tout remettre en question le lendemain, elle cherchait à gagner du
temps par n’importe quel moyen. Les coutumes ? Certes, on allait appliquer
les coutumes. Mais il fallait auparavant mener enquête, afin qu’on connût bien
précisément quelles étaient les coutumes d’autrefois en chaque seigneurie. Les
prévôts, les officiers, le chancelier lui-même ? S’ils avaient failli, ou
abusé de leurs fonctions, elle les châtierait sans pitié. Pour cela aussi elle
était résolue à faire enquêter… Et puis l’on portait le débat devant le roi,
qui n’y comprenait rien et songeait à ses autres soucis. La comtesse Mahaut
écoutait les doléances de maître Gérard Kiérez ; elle témoignait une
évidente bonne volonté. Afin de s’accorder sur tout, on aurait une entrevue
prochaine à Bapaume… Pourquoi Bapaume ? Parce que Bapaume était à elle,
qu’elle y entretenait une garnison… Elle insistait sur Bapaume. Et puis, le
jour convenu, elle ne venait pas à Bapaume, car elle avait dû se rendre à Reims
pour le sacre… Le sacre passé, elle oubliait l’entrevue promise. Mais elle
viendrait bientôt en Artois ; qu’on prît patience ; les enquêtes
suivaient leur cours… c’est-à-dire que des sergents s’employaient à récolter,
sous menace de bâton ou de prison, des témoignages favorables à
l’administration du chancelier Thierry d’Hirson.

Le sang monta bientôt à la tête des
barons ; ils entrèrent en rébellion ouverte et firent défense à Thierry de
reparaître en Artois, le donnant pour mort s’il s’y montrait. Puis, ils
mandèrent devant eux un autre Hirson, Denis, le trésorier, qui eut la sottise
de se rendre à leur convocation ; lui mettant une épée sur la gorge, ils
l’obligèrent à renier son frère par serment.

Les choses prenaient si dangereuse
tournure que Louis X résolut d’aller lui-même à Arras pour rétablir
l’ordre. Il y vint, mais sans résultat. Que pouvait-il, alors qu’ayant dissous
son armée la seule bannière restée sur pied était justement celle qui se
révoltait ?

Le 19 septembre, les gens de Mahaut
crurent bon d’arrêter par surprise les sires de Souastre et de Caumont, qu’on
désignait comme les meneurs, et de les jeter en prison. Robert d’Artois
aussitôt courut plaider leur cause auprès du roi.

— Sire mon cousin, dit-il, je
ne suis point concerné par cette affaire ; elle regarde ma tante Mahaut,
puisque c’est elle qui gouverne le comté, et avec le beau résultat que l’on
voit. Mais si l’on maintient en geôle Souastre et Caumont, je vous dis que ce
sera demain la guerre en Artois. Je ne vous donne cet avis que pour le bien du
royaume.

Le comte de Poitiers tirait de
l’autre côté.

— Il est peut-être malhabile
d’avoir arrêté ces deux seigneurs, mais ce serait maladresse plus grave que de
les faire relâcher à présent. Vous allez encourager par là toute rébellion dans
le royaume ; c’est votre autorité, mon frère, que vous laissez atteindre.

Charles de Valois s’emporta.

— C’est assez, mon neveu,
s’écria-t-il en s’adressant à Philippe de Poitiers, que de vous avoir rendu
votre femme qui justement sort de Dourdan ces jours-ci. N’allez pas déjà
plaider la cause de sa mère ! Il ne faut point demander au roi d’ouvrir
les prisons pour qui vous plaît, et de les fermer sur qui vous déplaît.

— Je ne vois point de
semblance, mon oncle, répondit Philippe.

— Moi, je la vois ; et
l’on croirait tout juste que la comtesse Mahaut dirige vos démarches.

Finalement, le Hutin prescrivit à
Mahaut de faire libérer les deux seigneurs. Dans le clan de la comtesse, un
mauvais jeu de mots commença de circuler : « Notre Sire Louis pour
l’heure est tout à la clémence. »

Souastre et Caumont, deux gaillards
qui se complétaient à merveille, l’un étant fort en gueule et l’autre rude aux
coups, sortirent de leur semaine de détention avec l’auréole du martyre. Le 26
septembre, ils rassemblaient à Saint-Pol tous leurs partisans, qui
s’intitulaient maintenant « les alliés ». Souastre parla d’abondance,
et la grossièreté de son langage autant que la violence de ses propositions
emportèrent l’approbation de l’auditoire. Il fallait refuser de payer les
impôts, et pendre tous les prévôts, receveurs, sergents ou représentants de la
comtesse.

Le roi avait dépêché deux conseillers,
Guillaume Flotte et Guillaume Paumier, pour prêcher l’apaisement et négocier
une nouvelle entrevue, à Compiègne cette fois. Les alliés acceptèrent le
principe de l’entrevue, mais à peine les deux Guillaume avaient-ils quitté la
séance qu’un émissaire de Robert d’Artois arriva, tout suant et essoufflé
d’avoir trop longtemps galopé. Il portait aux barons un simple
renseignement : la comtesse Mahaut, entourant son déplacement de beaucoup
de secret, arrivait elle-même en Artois ; elle serait le lendemain au
manoir de Vitz, chez Denis d’Hirson.

Quand Jean de Fiennes eut rendu
publique cette nouvelle, Souastre s’écria :

— Nous savons désormais, mes
sires, ce que nous avons à faire.

Les routes d’Artois résonnèrent,
cette nuit-là, d’un bruit de chevauchées et de cliquetis d’armes.

 

II
JEANNE, COMTESSE DE POITIERS

Le grand char de voyage, tout
sculpté, peint et doré, glissait entre les arbres. Il était si long qu’il
fallait parfois s’y prendre en deux temps pour lui faire franchir les
tournants, et les hommes d’escorte mettaient pied à terre afin de le pousser
dans les raidillons.

Bien que l’énorme caisse de chêne
fût posée à même les essieux, on ne sentait pas trop à l’intérieur les cahots
du chemin, tant il y avait de coussins et de tapis accumulés. Six femmes y
étaient installées un peu comme dans une chambre, bavardant, jouant aux
osselets ou aux devinettes. On entendait bruisser les basses branches contre le
cuir du toit.

Jeanne de Poitiers écarta le rideau
peint des fleurs de lis et des trois châteaux d’or d’Artois.

— Où sommes-nous ?
demanda-t-elle.

— Nous longeons l’Authie,
Madame… répondit Béatrice d’Hirson. Nous venons de traverser Auxi-le-Château.
Avant une heure, nous serons à Vitz, chez mon oncle Denis… Il va être bien aise
de vous revoir. Et peut-être Madame Mahaut y sera-t-elle déjà, avec Monseigneur
votre époux.

Jeanne de Poitiers regardait le
paysage, les arbres encore verts, les prés où les paysans fauchaient un regain
rare, sous un ciel ensoleillé. Comme il arrive souvent après les étés mouillés,
le temps, en cette fin de septembre, s’était mis au beau.

— Madame Jeanne, je vous en
prie… ne vous penchez pas ainsi à tout moment, reprit Béatrice. Madame Mahaut a
recommandé que vous preniez bien garde à ne point vous montrer… lorsque nous
serions en Artois.

Mais Jeanne ne pouvait pas se
contenir. Regarder ! Elle ne faisait rien d’autre depuis huit jours
qu’elle était libérée. Comme un affamé se gorge de nourriture sans croire qu’il
pourra jamais se rassasier, elle reprenait par le regard possession de
l’univers. Les feuilles aux arbres, les nuages légers, un clocher qui se
dessinait dans le lointain, le vol d’un oiseau, l’herbe des talus, tout lui
paraissait d’une exaltante splendeur. Lorsque les portes du château de Dourdan
s’étaient ouvertes devant elle, et que le capitaine de la forteresse,
s’inclinant fort bas, lui avait offert ses vœux de bonne route en lui exprimant
combien il s’était senti honoré de l’avoir eue pour hôte, Jeanne avait été
prise d’une sorte de vertige.

« Me réhabituerai-je jamais à
la liberté ? » se demanda-t-elle.

À Paris, une déception l’attendait.
Sa mère avait dû partir précipitamment pour l’Artois. Mais elle lui avait
laissé son char de voyage, ainsi que plusieurs dames de parage et de nombreuses
servantes.

Tandis que tailleurs, couturières et
brodeuses se hâtaient de lui reconstituer une garde-robe, Jeanne avait profité
de cet arrêt de quelques jours pour parcourir, en compagnie de Béatrice, la
capitale. Elle s’y sentait comme une étrangère, venue de l’autre bout du monde,
et émerveillée par tout ce qu’elle voyait. Les rues ! Elle ne se lassait
pas du spectacle des rues. Les étalages de la Galerie mercière, les boutiques
du quai des Orfèvres !… Elle avait envie de tout palper, de tout acheter.
Encore qu’elle gardât ce maintien distant, contrôlé, qui avait toujours été le
sien, ses yeux brillaient, son corps s’animait d’une joie sensuelle au toucher
des brocarts, des perles, des bijoux. Et pourtant, elle ne pouvait chasser le
souvenir d’être venue, en ces mêmes boutiques, avec Marguerite de Bourgogne,
Blanche, les frères d’Aunay…

« Je m’étais assez promis, en
ma prison, si jamais j’en sortais, se disait-elle, de ne plus accorder mon
temps aux choses frivoles. D’ailleurs, je ne m’y complaisais pas tellement
naguère ! D’où me vient cette fringale que je ne puis
réprimer ? »

Elle observait les toilettes des
femmes, notait des détails nouveaux sur les coiffes, les robes et les surcots.
Elle cherchait à lire dans les yeux des hommes l’impression qu’elle produisait.
Les compliments muets qu’elle recevait, la manière dont les jeunes gens
tournaient la tête pour suivre son passage, pouvaient la rassurer pleinement. À
sa coquetterie, elle trouvait une excuse hypocrite. « J’ai besoin de
savoir si je possède encore des charmes, pour mon époux. »

À vrai dire, ses seize mois de
détention l’avaient peu marquée. Le régime de Dourdan n’était en rien
comparable à celui de Château-Gaillard. Jeanne y disposait d’un logis décent,
d’une servante ; elle était autorisée à lire, à broder, et même à se promener
dans le verger du château. Elle s’était ennuyée, intolérablement, plus qu’elle
n’avait souffert.

Sous de fausses nattes roulées
autour des oreilles, son cou mince soutenait toujours avec la même grâce sa
tête petite, aux pommettes hautes, aux yeux dorés et allongés vers les tempes,
ces yeux qui faisaient songer, comme sa démarche, comme toute sa personne, aux
blonds lévriers de Barbarie. Jeanne ressemblait bien peu à sa mère, sinon par
la robustesse de la santé, et tenait plutôt, pour l’apparence, du côté du feu
comte palatin qui avait été un seigneur plein d’élégance.

Maintenant qu’elle approchait du but
de son voyage, Jeanne sentait croître son impatience ; ces dernières
heures lui semblaient plus longues que tous les mois écoulés. Les chevaux n’avaient-ils
pas diminué leur train ? Ne pouvait-on pas presser les palefreniers ?

— Ah ! À moi aussi,
Madame, il tarde d’être à la halte, mais non pour les mêmes motifs que vous,
disait une des dames de parage, à l’autre bout du char.

Cette personne, la dame de Beaumont,
était enceinte de six mois. La route commençait à lui être pénible ;
parfois, elle abaissait les yeux vers son ventre en poussant un si gros soupir
que les autres femmes ne pouvaient s’empêcher d’en rire.

Jeanne de Poitiers dit à mi-voix à
Béatrice :

— Es-tu bien sûre que mon époux
n’a pas pris d’autre attachement pendant tout ce temps ? Ne m’as-tu pas
menti ?

— Mais non, Madame, je vous
l’assure… Et d’ailleurs, Monseigneur de Poitiers aurait-il tourné les yeux vers
d’autres femmes qu’il ne pourrait plus y penser maintenant… après avoir bu ce
philtre qui va vous le rendre tout entier. Voyez ; c’est lui qui a demandé
au roi votre retour…

« Et même s’il a une maîtresse,
qu’importe, je m’en accommoderai. Un homme, même partagé, vaut mieux que la prison »,
pensait Jeanne. De nouveau, elle écarta le rideau comme si cela devait activer
l’allure.

— De grâce, Madame, dit
Béatrice, ne vous montrez point tant… On ne nous aime guère en ce moment par
ici.

— Pourtant les gens semblent
bien affables. Ces manants qui nous saluent n’ont-ils pas une mine
avenante ? répondit Jeanne.

Elle laissa retomber le rideau. Elle
ne vit pas qu’aussitôt le char passé, trois paysans, qui venaient de la saluer
bien bas, rentraient en courant dans le sous-bois pour y détacher des chevaux
et partir au galop.

Un moment après, le char pénétra
dans la cour du manoir de Vitz ; l’impatience de la comtesse de Poitiers
eut à subir là une nouvelle épreuve. Denis d’Hirson, en l’accueillant, lui
apprit que ni la comtesse d’Artois ni le comte de Poitiers n’étaient venus, et
qu’ils l’attendaient au château d’Hesdin, à dix lieues plus au nord. Jeanne
pâlit.

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