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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Les Poisons de la couronne (25 page)

— Ah ! les belles choses,
s’écria Mahaut, et comme on a plaisir à voir drap de haute lisse si bien ouvré.

Elle s’approcha, palpa le tissu, le
caressa.

— Regardez, Jeanne,
reprit-elle, comme le grain est uni et moelleux, et voyez le joli contraste
entre ce fond ramagé, ces fleurettes piquées d’indigo, et le beau rouge de
kermès dont sont faites les plumes de ces papegais. C’est grand art, vraiment,
dans le maniement des laines !

Clémence l’observait avec un peu
d’étonnement. Les yeux gris de la comtesse Mahaut brillaient de joie ; sa
main se faisait douce. La tête un peu penchée, elle s’attardait à contempler la
délicatesse des contours, l’opposition des teintes. Cette étrange femme, solide
comme un guerrier, rusée comme un chanoine, indomptable en ses appétits comme
en ses haines, s’abandonnait, soudain désarmée, à l’enchantement d’un tapis de
haute lisse. Et, de fait, elle était certainement, à travers tout le royaume,
le meilleur expert qu’on pût trouver
[15]
.

— C’est bon choix que celui-là,
ma cousine, reprit-elle, et je vous en complimente. Cette étoffe donnerait à la
plus laide muraille un air de fête. C’est la manière d’Arras, et pourtant les
laines chantent avec plus d’ardeur sur la trame. Les gens sont bien habiles qui
vous ont ouvré cela.

— Ce sont des haute-lissiers
qui travaillent dans mon pays, expliqua Clémence ; mais je dois vous
confesser qu’ils viennent du vôtre, les maîtres d’œuvre tout au moins. Ma
grand-mère, qui m’a fait envoyer ces tapis à images pour remplacer mes cadeaux
gâchés en mer, m’a envoyé aussi les lissiers. Je les ai installés près d’ici,
pour un temps, où ils vont continuer de tisser pour moi et pour la cour. Et s’il
vous plaît de les employer, ou bien s’il plaît à Jeanne, vous pouvez bien en
disposer. Vous leur commandez le dessin de votre choix, et ils font avec leurs
doigts et leurs broches l’image telle que vous la voyez.

— Eh bien ! c’est chose
dite, ma cousine, j’accepte de bon cœur, déclara Mahaut. J’ai grand désir
d’orner un peu ma demeure, où je m’ennuie… et puisque messire de Conflans
gouverne mes lissiers d’Arras, le roi me pardonnera bien de placer un peu vos
lissiers de Naples sous ma main.

Clémence accueillit la pointe comme
elle avait été dite, avec un demi-sourire. Entre elle et la comtesse d’Artois
venait de se glisser cette complicité que fait naître un goût partagé pour le
luxe et les œuvres de l’art humain.

Tandis que la reine continuait à
montrer à Jeanne les tapisseries des murs, Mahaut se dirigea vers celles qui
isolaient le lit royal, auprès duquel elle avait vu une coupe pleine de
dragées.

— Le roi s’est-il entouré, lui
aussi, de tapis à images ? demanda-t-elle à Clémence.

— Non, Louis n’a pas encore de
tentures dans sa chambre. Il faut dire qu’il y dort bien peu.

— Cela prouve qu’il goûte fort
votre compagnie, ma cousine, répliqua Mahaut d’un ton gaillard. D’ailleurs,
quel homme n’apprécierait pas créature si bellement faite !

— J’avais craint, reprit
Clémence avec l’impudeur tranquille des âmes pures, que Louis n’allât s’écarter
de moi parce que j’étais grosse. Eh bien ! nullement. Et nous dormons fort
chrétiennement !

— J’en suis aise, vraiment bien
aise, dit Mahaut. Il continue de dormir avec vous ! Le bon époux que vous
avez là. Le mien, que Dieu garde, n’en faisait pas autant.

Elle était arrivée à côté de la
table de chevet.

— Puis-je… ma cousine ?
demanda-t-elle en désignant la coupe. Savez-vous que vous m’avez donné le goût
des dragées ?

En dépit des maux de dents dont elle
souffrait toujours, elle prit une dragée et la croqua stoïquement.

— Oh ! celle-ci était
faite d’une amande amère, j’en prends une autre.

Tournant le dos à la reine et à
Jeanne de Poitiers, qui se tenaient à moins de cinq pas, Mahaut sortit de son
aumônière une dragée fabriquée chez elle et la glissa dans la coupe.

« Rien ne ressemble à une
dragée comme une autre dragée, se dit-elle, et s’il trouve celle-ci un peu âcre
à la langue, il pensera que c’est l’amertume de l’amande. »

Elle revint vers les deux femmes.

— Allons, Jeanne, reprit-elle,
dites maintenant à Madame votre belle-sœur ce que vous avez sur le cœur, et que
vous vouliez tant lui faire savoir.

— En vérité, ma sœur, dit
Jeanne un peu hésitante, je voulais vous confier ma peine.

« Nous y sommes donc, pensa
Clémence, je vais savoir pourquoi elles sont venues. »

— Voici que mon époux est fort
loin, continua Jeanne, et cette absence m’inquiète l’âme. Ne pourriez-vous
obtenir du roi que Philippe revînt pour le moment de mes couches ? C’est
un temps où l’on n’aime guère savoir son mari éloigné. C’est faiblesse,
peut-être ; mais on se sent comme protégée, et l’on craint moins les
douleurs si le père est proche. Vous connaîtrez bientôt ce sentiment, ma sœur.

Mahaut s’était gardée de mettre
Jeanne dans la confidence de son entreprise, mais elle se servait de sa fille
pour en réaliser les préparatifs. « Si le coup réussit, avait-elle
imaginé, il conviendrait que Philippe fût à Paris au plus tôt afin d’y saisir
la régence. »

La requête de Jeanne était des mieux
faites pour émouvoir Clémence. Celle-ci, qui avait craint qu’on ne lui parlât
de l’Artois, se sentit presque soulagée dès lors qu’il ne s’agissait que d’un
appel à sa bonté. Elle promit de s’employer à ce que le souhait de Jeanne fût
exaucé.

Jeanne lui baisa les mains, et
Mahaut l’imita en s’écriant :

— Ah ! que vous êtes bonne
dame ! Je disais bien à Jeanne qu’il n’y avait de recours qu’auprès de
vous !

En sortant de Vincennes pour
regagner Conflans, Mahaut pensait : « Voilà qui est fait… Maintenant,
il nous faut attendre. Quand la mangera-t-il ? Ce soir peut-être, ou bien
dans trois jours. À moins que Clémence… Elle n’est point friande de
sucre ; mais pourvu qu’elle n’aille pas, par une envie de femme grosse, croquer
justement celle-là ! Bah ! Ce serait tout de même atteindre Louis, en
lui ôtant du coup sa femme et son enfant… Il se peut aussi que le valet de la
chambre renouvelle les dragées avant qu’elles soient épuisées. Alors le travail
serait à refaire… »

— Vous êtes bien silencieuse,
ma mère, s’étonna Jeanne. Cette entrevue s’est fort aimablement passée. En
avez-vous quelque déplaisir ?

— Nullement, ma fille,
nullement, répondit Mahaut. C’est une utile démarche que nous avons accomplie
là.

 

IX
LE MOINE EST MORT

Or le même événement naturel qui,
pour l’heure, à la cour de France, comblait de joie la reine et la comtesse de
Poitiers, allait répandre drame et désastre dans un petit manoir, à dix lieues
de Paris.

Marie de Cressay, depuis quelques
semaines, avait le visage ravagé d’angoisse et de chagrin. Elle répondait à
peine aux questions qu’on lui posait. Ses yeux bleu sombre s’étaient agrandis
d’un cerne mauve ; une petite veine se dessinait sur sa tempe
transparente. Il y avait de l’égarement dans son attitude.

— Ne va-t-elle pas nous faire
un mal de langueur, comme l’autre année ? disait son frère Pierre.

— Mais non, elle ne maigrit
pas, répondait dame Eliabel. Une impatience d’amour, voilà ce qui la
tient ; et ce Guccio lui trotte par la tête. Il est grand temps de la
marier.

Mais le cousin de Saint-Venant,
pressenti par les Cressay, avait répondu que les affaires de la ligue d’Artois
l’occupaient trop, dans le moment, pour qu’il pût songer au mariage.

— Il a dû s’enquérir de l’état
de nos biens, disait Pierre de Cressay. Vous verrez, ma mère, vous
verrez ; nous regretterons peut-être d’avoir écarté Guccio.

Le jeune Lombard continuait d’être
reçu de temps à autre au manoir où l’on feignait de le traiter en ami, comme
par le passé. La créance de trois cents livres courait toujours, ainsi que ses
intérêts. D’autre part, la disette n’était pas terminée, et les Cressay
n’avaient pas été sans s’apercevoir que le comptoir de Neauphle ne se trouvait
pourvu de vivres que les jours, précisément, où Marie s’y rendait. Jean de Cressay,
par un souci de dignité, demandait parfois à Guccio le compte de leurs
dettes ; mais, une fois la note en main, il négligeait d’en acquitter la
moindre partie. Et dame Eliabel laissait sa fille aller à Neauphle, une fois la
semaine, mais la faisait maintenant accompagner de la servante et lui mesurait
soigneusement le temps.

Les entrevues des époux clandestins
étaient donc rares. Mais la jeune servante se montrait sensible à la générosité
de Guccio et, de plus, Ricardo, le premier commis, ne lui était pas
indifférent ; elle rêvait d’une position bourgeoise et s’attardait
volontiers parmi les coffres et les registres, écoutant l’agréable tintement de
l’argent dans les balances, tandis que le premier étage de la banque abritait
des amours pressées.

Ces minutes, dérobées à la
surveillance de la famille Cressay et aux interdits du monde, avaient d’abord
été comme des îlots de lumière pour cet étrange ménage qui ne comptait pas
encore dix heures de vie commune. Guccio et Marie vivaient sur le souvenir de ces
instants-là pendant une semaine entière ; l’émerveillement de leur nuit de
noces ne s’était pas démenti. Aux dernières rencontres, toutefois, Guccio avait
noté un changement dans l’attitude de sa jeune femme. Lui aussi, comme dame
Eliabel, avait remarqué chez Marie l’anxiété du regard, la tristesse, et
l’ombre neuve qui lui mangeait les joues.

Il attribuait ces signes aux
difficultés et aux menaces qui pesaient sur leur situation, fausse s’il en fût.
Le bonheur dispensé à la petite mesure, et toujours enveloppé des haillons du
mensonge, devient vite une torture. « Mais c’est elle-même qui s’oppose à
ce que nous déchirions le silence ! se disait-il. Elle prétend que sa
famille ne voudra jamais reconnaître notre union et me fera poursuivre. Et mon
oncle est de même avis. Alors, que faire ? »

— De quoi vous inquiétez-vous,
ma bien-aimée ? lui demanda-t-il le troisième jour de juin. Voici
plusieurs fois que nous nous voyons et que vous paraissez moins heureuse. Que
craignez-vous ? Vous savez bien que je suis là pour vous défendre de tout.

Devant la fenêtre s’épanouissait un
cerisier en fleurs, tout bruissant d’oiseaux et de guêpes. Marie se retourna,
les yeux humides.

— De ce qu’il m’advient, mon
doux aimé, répondit-elle, vous-même ne pouvez point me défendre.

— Que vous arrive-t-il
donc ?

— Rien que ce qui doit, par
Dieu, me venir de vous, dit Marie en baissant la tête.

Il voulut s’assurer d’avoir bien
compris.

— Un enfant ?
murmura-t-il.

— Je craignais de vous
l’avouer. J’ai peur que vous m’en aimiez moins.

Il resta quelques secondes sans
pouvoir prononcer un mot, parce qu’aucun ne lui venait aux lèvres. Puis, il lui
prit le visage dans ses mains et la força de le regarder.

Comme presque tous les êtres
destinés aux folies de la passion, Marie avait un œil légèrement plus petit que
l’autre ; cette différence, qui ne nuisait en rien à sa beauté,
s’accentuait dans l’état de trouble où elle se trouvait et rendait son
expression plus émouvante.

— Marie, n’en êtes-vous pas
heureuse ? dit Guccio.

— Oh ! Certes je le serai,
si vous l’êtes aussi.

— Mais Marie, c’est
merveille ! s’écria-t-il. Voici qui nous comble, et nos épousailles vont
devoir éclater au plein jour. Votre famille sera bien forcée de s’incliner,
cette fois. Un enfant ! Un enfant !

Et il la regardait de la tête aux
pieds, tout ébloui. Il se sentait homme, il se sentait fort. Pour un peu, il se
fût penché à la fenêtre et il eût crié la nouvelle à tout le bourg.

Ce jeune homme, dans l’instant
qu’une chose lui survenait, la voyait toujours sous la meilleure apparence. Il
n’apercevait que le lendemain les ennuis qui pouvaient résulter de ses actes.

Du rez-de-chaussée monta la voix de
la servante, qui leur rappelait l’heure.

— Que vais-je faire ? Que
vais-je faire ? dit Marie. Jamais je n’oserai l’annoncer à ma mère.

— Eh bien, c’est moi qui
viendrai le lui dire.

— Attendez, attendez encore une
semaine.

Il la précéda dans l’étroit escalier
de bois, lui présentant les mains pour l’aider à descendre, marche par marche,
comme si elle était devenue éminemment fragile et qu’il dût la soutenir à
chacun de ses pas.

— Mais je ne suis point encore
gênée, dit-elle.

Il sentit ce que sa propre attitude
avait de comique et eut un grand rire heureux. Puis il la prit dans ses bras et
ils échangèrent un si long baiser qu’elle en perdit le souffle.

— Il me faut partir, il me faut
partir, dît-elle.

Mais la joie de Guccio était
contagieuse, et Marie s’en alla rassurée. Elle avait repris confiance,
simplement parce que Guccio partageait son secret.

— Vous verrez, vous verrez la
belle vie que nous allons avoir ! lui dit-il en la reconduisant à la porte
du jardin.

C’est un grand acte de sagesse à la
fois et de pitié de la part du Créateur, que de nous avoir interdit la
connaissance de l’avenir, alors qu’il nous a octroyé les délices du souvenir et
les prestiges de l’espérance. À beaucoup de gens la découverte de ce qui les
attend ôterait sans doute leur persévérance à vivre. Qu’auraient fait ces deux
époux, ces deux amants, s’ils avaient su ce matin-là qu’ils ne se reverraient
plus de leur existence entière ?

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