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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Les Poisons de la couronne (26 page)

Marie chanta tout au long du chemin
de retour, entre les prés semés de boutons d’or et les arbres fleuris. Elle
voulut s’arrêter au bord de la Mauldre pour y cueillir des iris.

— C’est pour orner notre
chapelle, dit-elle.

— Madame, hâtez-vous, lui
répondit la servante, vous aurez des remontrances.

Marie rentra au manoir, monta droit
dans sa chambre et, arrivée là, sentit le sol lui fuir sous les pieds. Dame
Eliabel se tenait au milieu de la pièce et mesurait un surcot décousu au niveau
de la taille. Marie vit toute sa garde-robe, peu fournie et dont elle avait
élargi chaque pièce de la même manière, étalée sur le lit.

— D’où viens-tu pour être si
tardive ? demanda dame Eliabel froidement.

Marie ne dit pas un mot, et laissa
choir les iris qu’elle avait encore à la main.

— Je n’ai pas besoin que tu
parles pour le savoir, reprit dame Eliabel. Déshabille-toi.

— Ma mère !… fit Marie
d’une voix étranglée.

— Dévêts-toi, je te le
commande.

— Jamais, répliqua Marie.

Une gifle sonore répondit à son
refus.

— Et maintenant, vas-tu te
soumettre ? Vas-tu avouer ton péché ?

— Je n’ai point péché !
répondit Marie avec violence.

— Et ce nouvel
embonpoint ? Où l’as-tu pris ? cria dame Eliabel en montrant les
vêtements.

Sa colère croissait d’avoir en face
d’elle, non plus une enfant docile à la volonté maternelle, mais soudainement
une femme qui lui tenait tête.

— Eh bien, oui, je vais être
mère ; eh bien, oui, c’est Guccio ! disait Marie, et je n’ai pas à en
rougir, car je n’ai point péché. Guccio est mon époux.

Dame Eliabel n’accorda aucune foi au
récit du mariage de minuit. L’eût-elle admis pour véridique que cela,
d’ailleurs, n’eût rien changé. Marie avait agi contre la volonté familiale,
contre l’autorité paternelle exercée, au nom du père mort, par la mère et le
fils aîné. Une fille n’avait pas le droit de disposer de soi. Et puis, ce moine
italien pouvait aussi bien être un faux moine. Non, décidément, dame Eliabel ne
croyait pas à la mauvaise fable de ce prétendu mariage.

— À ma mort, vous entendez, ma mère,
à ma mort je ne confesserai rien d’autre ! répétait Marie.

La tempête dura une grande
heure ; enfin dame Eliabel enferma sa fille à double tour.

— Au couvent ! C’est au
couvent des filles repenties que tu vas aller, lui lança-t-elle à travers la
porte.

Et Marie s’écroula en sanglots parmi
ses robes éparses.

Dame Eliabel dut attendre jusqu’au
soir, pour mettre ses fils au courant, qu’ils fussent rentrés des champs. Le
conseil de famille fut bref. La colère saisit les deux garçons, et Pierre, le
cadet, se sentant presque fautif d’avoir jusque-là soutenu Guccio, se montra le
plus exalté et le plus porté aux solutions de vengeance. On avait déshonoré
leur sœur, on les avait abominablement trahis sous leur propre toit ! Un
Lombard ! Un usurier ! Ils allaient le clouer par le ventre à la
porte de son comptoir.

Ils s’armèrent de leurs épieux de
chasse, ressanglèrent leurs chevaux et coururent à Neauphle.

Or, ce soir-là, Guccio, trop agité
pour trouver le sommeil, marchait à travers le jardin. La nuit était constellée
d’étoiles, imprégnée de parfums ; le printemps d’Ile-de-France à son
apogée chargeait l’air d’une fraîche saveur de sève et de rosée.

Dans le silence de la campagne,
Guccio entendait avec plaisir ses semelles crisser… un pas fort, un pas faible…
sur les graviers, et sa poitrine n’était pas assez large pour contenir sa joie.

« Et dire qu’il y a six mois,
pensait-il, je gisais sur ce mauvais lit d’hôtel-Dieu… Comme vivre est
bon ! »

Il rêvait. Alors que son destin
était déjà joué, il rêvait à son bonheur futur. Il voyait déjà croître autour
de lui une progéniture nombreuse, née d’un merveilleux amour, et qui mêlerait
dans ses veines le libre sang siennois au noble sang de France. Il allait être
le grand Baglioni, chef d’une puissante dynastie. Il songeait à franciser son
nom, à devenir Balion de Neauphle ; le roi lui conférerait bien une
seigneurie, et le fils que portait Marie, car il n’était pas douteux que ce fût
un garçon, serait un jour armé chevalier.

Il ne sortit de ses songes qu’en
entendant une galopade crépiter sur les pavés de Neauphle, et puis s’arrêter
devant le comptoir ; le heurtoir de la porte résonna avec violence.

— Où est-il ce coquin, ce
pendard, ce Juif ? cria une voix que Guccio reconnut aussitôt pour celle
de Pierre de Cressay.

Et comme on n’ouvrait pas assez
vite, des manches d’épieux se mirent à cogner sur le battant de chêne. Guccio
porta la main à sa ceinture. Il n’avait pas sa dague sur lui. Le pas de
Ricardo, pesant, descendait l’escalier.

— Voilà, voilà !
J’arrive ! disait le premier commis d’une voix d’homme mécontent d’être
tiré de son sommeil.

Puis il y eut un bruit de verrous
tirés, de barres qu’on glissait et, aussitôt après, les éclats d’une discussion
furieuse dont Guccio ne saisit que des bribes.

— Où est ton maître ? Nous
voulons le voir sur-le-champ !

Guccio ne percevait pas les réponses
de Ricardo, mais la voix des frères Cressay reprenait, plus forte :

— Il a déshonoré notre sœur, ce
chien, cet usurier ! Nous ne partirons point que nous n’ayons sa
peau !

La discussion se termina par un
grand cri. Ricardo venait certainement d’être frappé.

— Fais-nous de la lumière,
ordonnait Jean de Cressay.

Et Guccio saisit encore la voix de
Pierre qui lançait à travers la maison :

— Guccio ! Où te
caches-tu ? Tu n’as donc de courage que devant les filles ? Ose donc
apparaître, lâche puant !

Des volets s’étaient entrouverts aux
fenêtres de la place. Les villageois écoutaient, chuchotaient, ricanaient, mais
nul d’entre eux ne se montra. Un scandale est toujours divertissant ; et
le tour joué à leurs petits seigneurs, à ces deux garçons qui les traitaient de
si haut et les requéraient sans cesse pour des corvées, leur procurait un
certain plaisir. À choisir, ils préféraient le Lombard, sans aller toutefois
jusqu’à risquer la bastonnade pour lui.

Guccio ne manquait pas de
bravoure ; mais il lui restait un grain de cervelle. Il eût tiré peu de
profit, n’ayant pas même un stylet au côté, d’affronter deux furieux en armes.

Tandis que les frères Cressay
fouillaient la maison, et passaient leur colère sur les meubles, Guccio courut
à l’écurie. La nuit lui porta encore la voix de Ricardo qui gémissait :

— Mes livres ! Mes
livres !

Guccio pensa : « Tant
pis ; ils ne parviendront pas à faire sauter les coffres. »

La lune donnait assez de clarté pour
lui permettre de passer en hâte une bride à son cheval ; il le sella à
l’aveuglette, empoigna la crinière pour s’aider à monter, et s’échappa par la
porte du jardin. Ce fut ainsi qu’il quitta sa banque.

Les frères Cressay, entendant son
galop, se précipitèrent aux fenêtres de la maison.

— Il fuit, le couard, il
fuit ! Il prend le chemin de Paris. Holà ! Manants, sus à lui ;
qu’on lui coupe la route !

Personne, évidemment, ne bougea.

Les deux frères alors surgirent du
comptoir et se lancèrent à la poursuite de Guccio.

Mais la monture du jeune Lombard, un
coursier de belle race, sortait fraîche de sa stalle. Les chevaux des Cressay
étaient de pauvres bidets de campagne, qui avaient déjà fait leur journée. Vers
Rennemoulins, l’un d’eux se mit à boiter si bas qu’il fallut
l’abandonner ; et les deux frères durent monter sur le même cheval qui, de
surcroît, étant cornard, produisait avec les naseaux un bruit de râpe à bois.

Si bien que Guccio eut le temps de
gagner une large avance. Il arriva rue des Lombards à l’aurore, et sortit son
oncle du lit.

— Le moine ? Où est le
moine ? lui demanda-t-il.

— Quel moine, mon garçon, que
t’arrive-t-il ? Tu veux entrer dans les ordres, maintenant ?

— Mais non, oncle Spinello, ne
vous moquez point. Il me faut retrouver le moine qui a prononcé mon mariage. On
me poursuit et je suis en péril de la vie !

Il conta d’une traite son
histoire ; il lui était indispensable d’obtenir le témoignage du moine.

Spinello Tolomei l’écoutait, un œil
ouvert, l’autre fermé. Il bâilla à deux reprises, ce qui irrita Guccio.

— Ne t’agite pas tant. Le moine
est mort, dit enfin Tolomei.

— Mort ?… fit Guccio.

— Eh oui ! La sottise de
te marier t’aura au moins évité la sottise de mourir ; car si tu étais
allé, comme Monseigneur Robert le voulait, porter son message aux alliés
d’Artois, tu n’aurais sans doute plus à t’inquiéter pour les petits-neveux que
tu me donnes sans que je t’y aie encouragé. Fra Vicenzo a été occis du côté de
Saint-Pol par les gens de Thierry d’Hirson. Il avait sur lui cent livres à moi.
Ah ! Monseigneur Robert me coûte cher !

Tolomei sonna son valet pour qu’il
lui apportât un bassin d’eau tiède et ses vêtements.

— Mais comment vais-je faire,
oncle Spinello ? Comment prouver que je suis vraiment l’époux de
Marie ?

— Ce n’est pas là le plus
important, dit Tolomei. Quand bien même ton nom et celui de ta donzelle
seraient proprement écrits sur un registre, cela ne changerait rien. Tu n’en
aurais pas moins épousé une fille noble sans le consentement des siens. Les
gaillards qui te poursuivent peuvent bien te tirer le sang du corps, ils n’ont
rien à risquer. Ils sont nobles, et ces gens-là peuvent massacrer impunément.
Ils auront au plus à payer l’amende due pour la vie d’un Lombard, et qui n’est
pas très élevée. Il est possible même qu’on les complimente.

— Eh bien ! Je me suis mis
dans de beaux linceuls.

— Tu peux le dire, fit Tolomei
en plongeant son visage dans l’eau.

Il s’ébroua une minute, se sécha
avec une toile.

— Allons, ce n’est pas encore
aujourd’hui que j’aurai le temps de me faire raser. Ah ! J’ai été aussi
sot que toi…

Il était visiblement soucieux.

— Ce qu’il faut d’abord, c’est
te mettre à couvert, reprit-il. Tu ne peux te cacher chez aucun Lombard. Si tes
poursuivants ont ameuté un village, ils vont aussi bien requérir le prévôt de
Paris, et ne te trouvant pas ici, envoyer le guet fouiller chez tous les
nôtres. Je vais avoir bon visage, devant les autres compagnies… Laisse-moi
penser… Ah si ! Il y a ton ami Boccace, le voyageur des Bardi.

— Mais mon oncle, il est
Lombard autant que nous, et en outre, il est hors de France pour le moment.

— Oui, mais il plaît à une dame
qui est bourgeoise de Paris et dont il a eu un enfant sans mariage. Elle est
gentille personne, je le sais ; et elle, au moins, elle comprendra ton
affaire. Tu vas aller lui demander gîte… Et puis, moi, je me charge de recevoir
tes mignons beaux-frères quand ils se présenteront… à moins qu’ils ne se
chargent de moi et que ce soir tu n’aies plus d’oncle.

— Oh ! non, vous, vous ne
craignez rien. Ils sont violents, mais nobles. Ils auront le respect de votre
âge.

— La belle armure que d’avoir
les jambes faibles !

— Peut-être même qu’ils se
seront lassés en route et qu’ils ne viendront pas.

Tolomei émergea de la robe qu’il
venait de passer par-dessus sa chemise de jour.

— Cela m’étonnerait fort,
répondit-il. En tout cas, ils vont déposer plainte et nous faire procès… Il me
faut alerter quelque personne haut placée qui arrête l’affaire avant qu’elle
fasse trop grand scandale… Je puis m’adresser à Monseigneur de Valois ; mais
il promet, promet, et ne tient jamais. Monseigneur Robert ? Autant prendre
les hérauts de ville et leur faire annoncer la nouvelle par trompettes.

— La reine Clémence… dit
Guccio. Elle m’aimait fort pendant le voyage…

— Je t’ai déjà répondu l’autre
fois. La reine va s’adresser au roi, qui s’adressera au chancelier… qui va
mettre tout le Parlement sur les dents. La belle cause que nous allons
soutenir.

— Et pourquoi pas
Bouville ?

— Ah ! Voilà une bonne
idée, s’écria Tolomei, la première que tu aies eue depuis des mois. Oui,
Bouville ne brille pas par l’esprit, mais il a gardé du crédit d’avoir été le
chambellan du roi Philippe. Il n’est pas compromis dans les intrigues et fait
figure d’honnête homme…

— Et puis, il m’aime fort, dit
Guccio.

— Oui, nous savons !
Décidément, tout le monde t’aime. Ah ! qu’un peu moins d’amour nous
servirait bien ! Allez, va te cacher chez cette dame de ton ami Boccace
et… de grâce ! qu’elle n’aille pas se mettre à t’aimer, elle aussi !
Moi, je vais courir à Vincennes pour parler à Bouville. Tu vois ; Bouville
est probablement le seul homme qui ne me doive rien, et c’est justement à lui
qu’il me faut demander quelque chose.

 

X
LE DEUIL ÉTAIT À VINCENNES

Quand messer Tolomei, monté sur sa
mule grise et suivi de son valet, pénétra dans la première cour du manoir de
Vincennes, il fut surpris d’y trouver un grand rassemblement de gens de toutes
sortes, officiers, serviteurs, écuyers, seigneurs, légistes et bourgeois ;
mais leurs mouvements s’effectuaient dans un silence total, comme si hommes,
bêtes et choses avaient cessé d’émettre le moindre bruit.

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