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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Les Poisons de la couronne (24 page)

En même temps, il poussait vers la
comtesse, d’un geste amical, la coupe où, tout en parlant, il puisait des
dragées.

Mahaut s’abstint de rappeler que
l’ingénieuse formule dont Louis à présent s’enorgueillissait était due à
Enguerrand de Marigny.

— Voyez-vous, Sire mon cousin,
le fait ne se présente pas de même pour moi, répondit-elle, car je ne suis
point souverain prince.

— Qu’importe, puisque j’exerce
la souveraineté au-dessus de vous ! S’il y a différend, il sera porté
devant moi, et je le trancherai en votre faveur.

Mahaut prit une poignée de dragées
dans la coupe.

— Fort bonnes, fort bonnes…
dit-elle la bouche pleine, s’efforçant de gagner du temps. Je ne suis pas bien
gourmande de sucreries, mais je dois dire qu’elles sont fort bonnes.

— Ma bien-aimée Clémence sait
que j’aime en grignoter à toute heure, et elle veille à ce que sa chambre en
soit pourvue, dit Louis en se tournant vers la reine de l’air d’un époux qui
veut marquer qu’il est comblé.

Clémence leva les yeux de dessus son
métier à broder, et rendit à Louis son sourire.

— Alors, ma cousine, reprit-il,
vous allez sceller ?

Mahaut acheva de broyer une amande
enrobée de sucre.

— Eh bien ! non, Sire mon
cousin, je ne puis sceller. Car aujourd’hui nous avons en vous un fort bon roi
et je ne doute pas que vous agissiez selon les sentiments que vous me dites.
Mais vous ne durerez pas toujours, et moi moins longtemps encore. Il peut venir
après vous… le plus tard possible, Dieu le veuille !… des rois qui ne
jugeront pas la même équité. Je suis forcée de penser à mes héritiers et ne
puis les mettre à discrétion du pouvoir royal pour plus que nous ne lui devons.

Si nuancée qu’en fût la forme, le
refus n’était pas moins catégorique. Louis, qui avait affirmé qu’il viendrait à
bout de la comtesse par sa diplomatie personnelle bien mieux que par grandes
audiences publiques, perdit rapidement patience ; sa vanité était en jeu.
Il commença d’arpenter la chambre, éleva le ton, frappa sur un meuble ;
mais, rencontrant le regard de Clémence, il s’arrêta, rougit, et s’efforça de
reprendre un maintien royal.

Au jeu des arguments, Mahaut était
plus forte que lui.

— Mettez-vous à ma place, mon
cousin, disait-elle. Vous allez avoir un héritier ; supporteriez-vous de
lui transmettre un pouvoir diminué ?

— Eh bien ! justement,
Madame, je ne lui laisserai pas un pouvoir diminué, ni le souvenir qu’il eut un
père faible. À la parfin, c’est trop me tenir tête. Et puisque vous vous
obstinez à m’affronter, je place l’Artois sous ma main. C’est dit. Et vous
pouvez retrousser vos manches de robe, vous ne me faites point peur. Désormais,
votre comté sera gouverné en mon nom, par un de mes seigneurs que je vais y
nommer. Quant à vous, vous n’aurez plus droit de vous écarter que de deux
lieues des séjours que je vous ai assignés. Et ne vous présentez plus devant
moi, car je n’aurai point plaisir à vous voir.

Le coup était de taille et Mahaut ne
s’y attendait pas. Décidément, le Hutin avait bien changé.

Les malheurs surviennent en série.
Si brusquement congédiée, Mahaut, sortant de l’appartement de la reine, tenait
encore une dragée. Elle la mit machinalement en bouche et y mordit avec tant de
violence qu’elle se fendit une dent.

Pendant une semaine, Mahaut fut à
Conflans comme un tigre en cage. De son grand pas masculin, elle allait des
appartements d’habitation, qui dominaient la Seine, à la cour principale,
entourée de galeries d’où, par-dessus les frondaisons du bois de Vincennes, on
pouvait apercevoir les étendards du manoir royal. Sa rage ne connut plus de
bornes lorsque, le 15 mai, Louis X, mettant à exécution ses projets, nomma
gouverneur de l’Artois le maréchal de Champagne, Hugues de Conflans. Mahaut
vit, dans le choix de ce gouverneur, une volonté de dérision et comme un
suprême outrage.

— Conflans !
Conflans ! répétait-elle, on m’enferme à Conflans, et l’on nomme Conflans
pour me voler mon bien.

En même temps, sa dent cassée la
faisait cruellement souffrir ; un abcès s’était formé. Sans cesse, Mahaut
tordait la langue, ne pouvant se retenir d’aviver le mal.

Elle déchargeait sa colère sur son
entourage ; elle avait giflé, pendant un office, maître Renier, chantre de
sa chapelle, pour une défaillance de voix. Jeannot le Follet, son nain, se
cachait dans les encoignures du plus loin qu’il l’apercevait. Elle s’emportait
contre Thierry d’Hirson qu’elle accusait, lui et son abusive famille, d’être la
cause de tous les ennuis ; elle reprochait même à sa fille Jeanne de
n’avoir pas su retenir son mari de courir au conclave.

— Que nous importe un pape,
criait-elle, lorsqu’on est en train de nous dépouiller ! Ce n’est pas le
pape qui nous rendra l’Artois.

Un matin elle apostropha Béatrice.

— Et toi, tu ne peux rien
faire, non ? N’es-tu donc bonne qu’à me prendre mon argent, t’affubler de
robes et tourner de la croupe devant le premier chien coiffé ? As-tu
décidé de ne m’être d’aucune ressource ?

— Comment, Madame… Les clous de
girofle que je vous ai portés ne vous ont-ils point apaisé la douleur ?

— Il s’agit bien de ma
dent ! J’en ai une plus grosse à arracher, et tu en sais le nom. Ah !
quand il est question de philtres d’amour, tu t’agites, tu te donnes de la
peine, tu découvres des magiciennes ! Mais s’il me faut un vrai service…

— Vous oubliez, Madame… Vous
oubliez bien vite comment j’ai fait enfumer messire de Nogaret… et ce que j’ai
risqué pour vous.

— Je n’oublie pas, je n’oublie
pas. Mais Nogaret aujourd’hui me semble petit gibier…

Si Mahaut ne reculait guère devant
l’idée du crime, il lui déplaisait d’avoir à l’exprimer précisément. Béatrice,
qui la connaissait bien, mettait quelque perfidie à l’y obliger. La regardant à
travers ses longs cils noirs, la demoiselle de parage de sa voix lente,
vaguement ironique, et qui traînait sur la fin des mots, répondit :

— Vraiment, Madame ?…
Est-ce si haute mort que vous souhaitez ?

— Et à quoi crois-tu donc que
je pense depuis une semaine, double sotte ? Que veux-tu qu’il me reste à
faire, sinon que de prier Dieu, de l’aube au soir et du soir au matin, pour que
Louis se rompe le col en tombant de cheval ou qu’il s’étouffe la gorge avec une
noix sèche ?

— Il est peut-être de plus
rapides moyens, Madame…

— Va donc me les trouver, tu
seras bien habile ! Oh ! de toute manière, ce roi n’est pas destiné à
faire de vieux os ; il n’est que de l’entendre tousser pour s’en
convaincre. Mais c’est maintenant qu’il me conviendrait qu’il crevât… Je ne
serai en paix que lorsque je l’aurai conduit à Saint-Denis.

— Car ainsi, Monseigneur de
Poitiers deviendrait peut-être régent du royaume… et il vous rendrait l’Artois…

— Et voilà ! Ma petite
Béatrice, tu me comprends à merveille ; mais tu comprends aussi que ce
n’est point une entreprise aisée. Ah ! celui qui me fournirait une bonne
recette de délivrance, je ne lui marchanderais pas l’or, je te l’assure.

— La dame de Fériennes connaît
de ces recettes…

— Par magie, cire fondue et
formules de conjuration ? Louis a été envoûté déjà, à ce qu’il paraît, et
regarde-le ! Il ne s’est jamais mieux porté que ce printemps. À croire
qu’il a partie liée avec le diable.

— S’il a partie liée avec le
diable, il n’y a peut-être pas grand péché à l’envoyer en enfer… par nourriture
convenablement préparée.

— Et comment t’y
prendras-tu ? Tu vas aller lui dire : « Voici une belle tarte
aux groseilles que votre cousine Mahaut, qui vous aime tant, vous
envoie. » Et il va y mordre les yeux fermés… Sache que depuis cet hiver,
par quelque soudaine peur qu’il a prise, il fait goûter trois fois les mets qui
lui sont servis, et que deux écuyers en armes accompagnent son plat depuis le
four jusqu’à la table. Ah ! c’est qu’il est craintif autant que méchant.

Béatrice regardait en l’air, et se
caressait le cou, du bout des doigts.

— Il communie souvent, m’a-t-on
dit… et l’hostie s’avale de confiance…

— C’est chose qui vient trop
facilement à l’esprit pour qu’on ne s’en défie pas. Le chapelain lui-même est
surveillé ; Mathieu de Trye garde constamment sur lui la clef du
tabernacle, dans son aumônière. Est-ce là que tu l’iras prendre ?

— Bah ! on ne sait, dit
Béatrice en souriant. L’aumônière se porte sous la ceinture… Mais c’est quand
même un moyen hasardeux.

— Si nous frappons, mon enfant,
ce doit être à coup sûr, et sans que nul puisse jamais savoir d’où il vient…

Elles demeurèrent un moment
silencieuses.

— Vous vous êtes plainte,
l’autre jour, dit Béatrice, de ce que les cerfs infestaient vos bois, et
mangeaient vos jeunes arbres… Je ne verrais point de mal à demander à la
Fériennes quelque bon poison où tremper des flèches, pour tirer les cerfs… Le
roi est assez friand de venaison.

— Bien sûr, et toute la cour en
crèvera ! Oh ! pour ma part, je ne risque rien, je ne suis plus
conviée. Mais je te le répète, tous les plats sont essayés sur des valets avant
d’être présentés, et de plus ils sont touchés à la licorne
[14]
. On découvrirait
vite de quelle forêt provient le cerf… Enfin… avoir le poison est une chose, le
placer en est une autre. Fais-le préparer dès à présent ; et qu’il soit
d’action brève et ne laisse point de trace… Béatrice, ce manteau de marbré, que
j’avais mis pour voyager, en allant au sacre, il te plaisait fort, je
crois ? Eh bien ! il est à toi.

— Oh ! Madame, Madame…
Quelle bonne âme vous avez…

Et Béatrice embrassa Mahaut.

— Aïe ! ma dent !
s’écria la comtesse en portant la main à la joue. Et dire que je l’ai brisée
sur une dragée que Louis m’a offerte…

Elle s’arrêta net, et son œil gris
se mit à luire sous le sourcil.

— Les dragées… murmura-t-elle.
Eh bien, c’est cela, Béatrice ; procure-toi ce poison, en disant bien
qu’il est destiné à mes cerfs. Je pense qu’il nous sera utile.

 

VIII
EN L’ABSENCE DU ROI

Le roi se trouvait à la chasse au
faucon, un des derniers jours de mai, lorsqu’on vint annoncer à la reine
Clémence la comtesse de Poitiers. Les deux belles-sœurs se voyaient assez
souvent, et Jeanne ne manquait jamais de témoigner à Clémence la reconnaissance
qu’elle lui devait pour avoir obtenu sa grâce. Clémence, de son côté, se
sentait liée à la comtesse de Poitiers par cette tendresse que l’on ressent si
volontiers envers les gens auxquels on a fait du bien.

Si la reine avait éprouvé un peu de
jalousie, ou plus exactement le sentiment d’une injustice du destin,
lorsqu’elle avait appris que Jeanne était enceinte, ce mouvement d’âme s’était
vite dissipé quand elle-même s’était trouvée dans un semblable état. Mieux
encore, leur grossesse paraissait avoir rapproché les deux belles-sœurs. Elles
s’entretenaient longuement de leur santé, du régime qu’elles observaient, des
soins à prendre, et Jeanne qui, avant sa réclusion, avait donné le jour à trois
filles, faisait profiter Clémence de son expérience.

On admirait l’élégance avec
laquelle, à sept mois passés, Madame de Poitiers portait son fardeau. Elle
entra chez la reine la tête haute, le pied sûr, le visage frais, harmonieuse en
son allure comme elle l’était toujours ; sa robe s’épanouissait autour
d’elle.

La reine se leva pour l’accueillir,
mais le sourire qu’elle avait aux lèvres s’effaça lorsqu’elle s’aperçut que
Jeanne de Poitiers n’était pas seule ; à sa suite marchait la comtesse
d’Artois.

— Madame ma sœur, dit Jeanne,
je voulais vous demander de montrer à ma mère ces tapis de beau tissu dont vous
avez tendu et partagé nouvellement votre chambre.

— En effet, dit Mahaut, ma
fille me les a tant vantés que j’ai conçu l’envie de les admirer à mon tour.
Vous savez que je suis assez connaisseuse en ce genre d’ouvrage.

Clémence était perplexe. Il lui
déplaisait d’enfreindre les décisions de son époux qui avait défendu à Mahaut
d’Artois de reparaître à la cour ; mais d’autre part il lui semblait peu
habile de renvoyer la redoutable comtesse, maintenant qu’elle était arrivée
jusque-là, en se faisant un bouclier du ventre de sa fille. « Sa visite
doit avoir quelque sérieux motif, pensa Clémence. Peut-être est-elle venue à
composition et cherche-t-elle moyen de rentrer en grâce sans trop de peine pour
son orgueil. Voir mes tapis n’est sûrement qu’une occasion. »

Elle feignit donc de croire au
prétexte et conduisit les deux visiteuses dans sa chambre dont l’aménagement
venait d’être transformé.

Les tapisseries servaient non
seulement à décorer les murs, mais étaient également pendues depuis le plafond
de manière à cloisonner la vaste pièce en petites chambres plus intimes, plus
aisées à chauffer, et qui permettaient mieux aux souverains de s’isoler de leur
entourage. C’était un peu comme si des princes nomades avaient dressé leurs
tentes à l’intérieur de l’édifice.

La suite de tapisseries que
possédait Clémence représentait des scènes de chasse en des paysages exotiques
où une quantité de lions, tigres et autres animaux sauvages bondissaient,
couraient sous des orangers, et où des oiseaux aux plumages étranges
s’ébattaient parmi les fleurs. Les chasseurs et leurs armes n’apparaissaient
que dans le fond des tableaux, à demi cachés par le feuillage, comme si
l’artiste avait eu honte de montrer l’homme en ses instincts de carnage.

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