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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Les Poisons de la couronne (9 page)

Or la Bourgogne-comté constituait
non seulement une immense possession, mais aussi, par sa situation de
palatinat, un possible accès à la couronne élective de l’empire d’Allemagne.

Poitiers contempla un instant
Mahaut, monumentale sous les grandes courtines de brocart drapées autour de son
lit.

« Elle est fourbe comme le
renard, obstinée comme le sanglier ; elle a sans doute du sang sur les
mains, mais je ne pourrai jamais me défendre d’avoir pour elle de l’amitié…
Dans sa violence comme dans son mensonge, il y a toujours une pointe de
naïveté…»

Pour cacher le sourire qui lui
venait aux lèvres, il but au gobelet de vermeil.

Il ne promit rien, ne conclut rien,
car il était de nature réfléchie, et ne considérait pas qu’il y eût urgence à
décider. Mais, à tout le moins, il voyait déjà le moyen de contrebalancer au
Conseil des pairs l’influence de Valois, qu’il tenait pour funeste. Il but une
dernière gorgée et dit :

— Nous parlerons de tout ceci
au sacre, où nous allons nous revoir promptement, ma mère.

Et par ce « ma mère »
qu’il employait pour la première fois depuis quinze mois, Mahaut comprit
qu’elle avait gagné.

Aussitôt après le départ de
Philippe, Béatrice entra et examina le gobelet.

— Il l’a vidé presque jusqu’au
fond, dit-elle avec satisfaction. Vous verrez, Madame… que Monseigneur de
Poitiers va bientôt aller à Dourdan.

— Je vois surtout, répondit
Mahaut, qu’il nous ferait un fort bon roi… si nous perdions le nôtre.

 

VIII
UN MARIAGE DE CAMPAGNE

Le mardi 13 août 1315, à l’aube
crevant, les habitants du petit bourg de Saint-Lyé en Champagne furent éveillés
par des cavalcades venant et du nord et du sud, par les routes de Sézanne et de
Troyes.

D’abord les maîtres de l’hôtel du
roi arrivèrent au galop et s’engouffrèrent, avec toute une escorte d’écuyers,
de sommeliers et de valets, sous les voûtes du château. Puis apparut un grand
charroi de meubles et de vaisselle, sous la conduite des majordomes, argentiers
et tapissiers ; enfin s’avança, monté sur mules et chantant des cantiques,
tout le clergé de Troyes, suivi de près par les marchands italiens qui
desservaient habituellement les foires de Champagne. La cloche de l’église se
mit à sonner à la volée ; le roi allait tout à l’heure se marier à
Saint-Lyé.

Alors, les paysans crièrent
« Noël », et les femmes coururent aux champs cueillir des fleurs afin
de faire des jonchées, comme pour le passage du saint sacrement, tandis que les
officiers de bouche se répandaient aux alentours, raflant œufs, viandes,
volaille et poissons de vivier en aussi grandes quantités qu’ils en pouvaient
trouver.

Par chance, il avait cessé de
pleuvoir depuis la veille ; mais le temps restait lourd et gris ; la
chaleur du soleil, à défaut de ses rayons, perçait les nuages. Les gens du roi
s’essuyaient le front, et les villageois, regardant le ciel, annonçaient que
l’orage éclaterait avant la vesprée. Au château, on entendait taper les
menuisiers ; les cheminées des cuisines fumaient, et l’on déchargeait de
hautes charretées de paille qu’on épandait dans les salles pour y servir de
couche aux escortes.

Saint-Lyé n’avait pas connu pareille
effervescence depuis le jour où Philippe Auguste, au début du siècle précédent,
était venu confirmer solennellement la donation de ce château fort aux évêques
de Troyes. Un événement tous les cent ans
[12]
.

Vers la tierce heure de la matinée,
le roi, entouré de ses deux frères, de ses deux oncles, de ses cousins Philippe
de Valois et Robert d’Artois, traversa le village au galop, sans répondre aux
acclamations et en ravageant les jonchées de fleurs qu’il fallut replacer après
son passage.

Il fit encore une demi-lieue, et
soudain il aperçut, venant en sens inverse, le cortège de Clémence de Hongrie.

Ce cortège, conduit par l’évêque de
Troyes, Jean d’Auxois, cheminait lentement, d’un train de procession.

— Le roi, Madame, voici le
roi ! dit Bouville qui chevauchait auprès de la litière de la princesse.

Clémence, se penchant pour regarder,
lui demanda lequel, d’entre ces cavaliers qui avançaient de front, était son
futur mari. Bouville s’expliqua mal, ou bien elle entendit mal la réponse, et
elle prit pour son fiancé le comte de Poitiers, parce qu’il se tenait en selle
avec une naturelle noblesse et il lui parut, dans sa haute minceur, le plus
séduisant. Or ce fut le cavalier de moins bonne tournure qui mit pied à terre
le premier et s’approcha de la litière. Bouville, déjà descendu de sa propre
monture, lui saisit la main pour y poser ses lèvres, et, ployant le genou,
dit :

— Sire, voici Madame de
Hongrie.

Alors la belle princesse angevine
vit le jeune homme aux gros yeux pâles et au teint brouillé, dont les décrets
du sort et les intrigues des cours l’envoyaient partager le destin, le lit et
le pouvoir.

Louis X de son côté la
contemplait sans rien dire, l’air stupéfait, au point que dans le premier
moment Clémence crut qu’elle ne lui plaisait pas.

Ce fut elle qui se décida à rompre
le silence.

— Sire Louis, dit-elle, je suis
à jamais votre servante.

Cette parole parut délier la langue
du Hutin.

— Je craignais, ma cousine, que
le portrait en peinture qu’on m’avait envoyé de vous ne fût trompeur et
flatté ; mais je vous vois plus de grâce et de beauté que l’image n’en
montrait.

Et il se retourna vers sa suite,
comme pour faire apprécier sa chance.

Puis on procéda aux présentations
des membres de la famille. Un seigneur de forte corpulence, habillé d’or comme
s’il fût allé en tournoi, embrassa Clémence en l’appelant « ma
nièce », et l’assura qu’il l’avait vue enfant à Naples ; Clémence
comprit que c’était là Charles de Valois, le principal artisan de son mariage.
Puis elle sut que l’élégant cavalier, qui s’inclinait en lui disant « ma
sœur », était l’aîné de ses nouveaux beaux-frères.

Soudain, les mules qui portaient la
litière firent un écart ; une colossale masse humaine, vêtue de rouge, et
dont Clémence ne parvint pas à apercevoir la tête, masqua un instant la
lumière ; la princesse entendit prononcer :

— Votre cousin, messire Robert
d’Artois.

On se remit très vite en marche, et
le roi pria l’évêque de prendre les devants, afin que tout fût prêt en
l’église.

Clémence s’attendait à ce que la
rencontre se déroulât différemment. Elle avait imaginé qu’il y aurait des
tentes dressées en un lieu décidé à l’avance, que les hérauts d’armes
sonneraient de la trompette de part et d’autre, et qu’il lui serait offert un
léger repas, pendant lequel elle commencerait de faire connaissance avec son
fiancé. Elle pensait aussi que le mariage ne se célébrerait qu’après quelques
jours et serait le prélude à deux semaines de fêtes, avec joutes, jongleurs et ménestrels,
selon l’usage des noces princières.

La brusquerie de cet accueil en
forêt, sur une petite route, et l’absence d’apparat la surprirent un peu. On
eût cru avoir simplement croisé, par hasard, une partie de chasse. Elle fut
encore plus déroutée en apprenant qu’elle allait être mariée, sur l’heure, dans
un château voisin où l’on passerait la nuit, pour repartir le lendemain vers
Reims.

— Mon doux Sire, demanda-t-elle
au roi qui maintenant chevauchait à côté d’elle, retournerez-vous à la
guerre ?

— Certes, Madame, je vais y
retourner… l’an prochain. Si je n’ai point poursuivi plus loin les Flamands
cette année, et les ai laissés sur leur peur, c’est que je ne voulais différer
de vous accueillir et de conclure nos accordailles.

Le compliment était si gros que
Clémence en demeura perplexe. Elle allait de surprise en surprise Ce roi, si
impatient de la rejoindre qu’il licenciait son armée, lui offrait une noce de
village.

En dépit des jonchées de fleurs et
de l’enthousiasme des paysans, le château de Saint-Lyé, petite forteresse aux
murs épais encrassés par trois siècles d’humidité, parut sinistre à la
princesse napolitaine. Celle-ci eut à peine une heure pour changer de vêtements
et se recueillir avant la cérémonie, si l’on peut appeler recueillement une station
dans une chambre où les tapissiers n’avaient pas achevé d’accrocher les
tentures brodées et où Monseigneur de Valois vint aussitôt bourdonner comme un
gros frelon doré, prétendant instruire sa nièce, en si peu d’instants, de tout
ce qu’elle avait à savoir sur la cour de France et particulièrement de la place
essentielle que lui, Charles de Valois, y occupait.

Ainsi Clémence devait apprendre que
Louis X, s’il possédait toutes les qualités souhaitables chez un époux,
n’avait pas que des vertus, surtout en politique. Il était sensible aux
influences et se défendait mal des mauvais conseilleurs Dans cette affaire de
Flandre, par exemple, Valois estimait que Louis ne l’avait pas assez écouté,
tandis qu’il ouvrait trop l’oreille aux conseils du connétable et du comte de
Poitiers Quant à l’élection du pape… Clémence était passée par Avignon ?
Qui avait-elle vu ? Le cardinal Duèze ? Mais bien sûr ; il
fallait faire élire Duèze… Clémence devait comprendre pourquoi Valois avait
tant insisté et si bien manœuvré pour qu’elle devînt reine de France, il
comptait fort sur sa bonne présence, sa grâce et sa sagesse pour l’aider à bien
gouverner le roi. Que Clémence n’hésitât pas à s’ouvrir à lui, en confiance,
sur toutes choses. Dès à présent, il leur fallait conclure une alliance
étroite. N’était-il à la cour le plus proche parent de Clémence, par son
premier mariage avec Marguerite d’Anjou, et ne tenait-il pas lieu de père au
jeune souverain ?…

En vérité, Clémence commençait à se
sentir ivre de ce flot de paroles, de tous ces noms prononcés pêle-mêle, et de
l’agitation de ce personnage brodé d’or qui virait autour d’elle. Trop
d’impressions neuves, de visages entraperçus, se brouillaient dans sa tête. Et
puis, enfin, elle allait se marier dans un moment. Elle était convaincue du bon
vouloir de chacun, et touchée de la sollicitude que lui montrait le comte de
Valois. Mais elle aurait bien souhaité pouvoir se préparer l’âme. Était-ce donc
cela un mariage de reine ?

Elle eut le courage de demander
pourquoi l’on mettait tant de hâte à la cérémonie.

— Parce que Louis doit être
sacré dimanche à Reims, et qu’il a voulu que votre union se fît auparavant,
afin que vous puissiez être au sacre avec lui, répondit Valois.

Ce qu’il ne dit pas, c’est que les
dépenses du mariage incombaient à la couronne, tandis que les frais du sacre
étaient à la charge des échevins de Reims. Or, la cassette royale, après
l’échec de l’ost boueux, était plus démunie que jamais. D’où ces noces bâclées,
sans le moindre faste ; les réjouissances seraient offertes par les
Rémois.

Clémence de Hongrie n’obtint un peu
de paix qu’en réclamant son confesseur. Elle s’était déjà confessée le matin,
mais elle voulait être bien sûre d’arriver sans péché à l’autel. N’avait-elle
pas commis quelque faute vénielle, dans ces dernières heures, manqué d’humilité
en s’étonnant du peu de pompe avec laquelle on la recevait, manqué de charité
aussi envers Monseigneur de Valois ?

Tandis que s’accomplissaient les
derniers préparatifs, Hugues de Bouville fut abordé dans la cour du château par
messer Spinello Tolomei. Le capitaine général des Lombards, toujours aussi
alerte malgré ses soixante ans et sa bonne bedaine, se rendait lui aussi à
Reims car il s’était assuré de grosses fournitures pour le sacre. Il put donner
à Bouville des nouvelles de Guccio toujours hospitalisé à Marseille.

— Qu’avait-il besoin de s’aller
jeter à l’eau, gémit Tolomei Ah ! il me manque bien ces jours-ci !
C’est lui qui devrait courir les routes.

— Et à moi, croyez-vous qu’il
n’a pas manqué, tout le long du chemin ? répondit Bouville. L’escorte a
dépensé le double de ce qu’aurait coûté le voyage, si Guccio en avait tenu les
comptes.

Tolomei était soucieux L’œil gauche
fermé, la lippe un peu pendante, il se plaignait des événements, des taxes sur
les ventes, du contrôle des marchés et des dernières mesures touchant les
Lombards. Cela ressemblait fort aux ordonnances du roi Philippe.

— Pourquoi nous avoir assuré
que tout allait changer…

Bouville se sépara de Tolomei pour
rejoindre le cortège nuptial.

Ce fut Charles de Valois qui
conduisit la fiancée à l’autel. Quant à Louis X, il eut à marcher seul.
Aucune femme de la famille n’était auprès de lui pour figurer l’accompagnement
maternel. Sa grand-tante Agnès de France, fille de Saint Louis et duchesse
douairière de Bourgogne, avait refusé de venir, et l’on comprenait assez
pourquoi : elle était la mère de Marguerite. La comtesse Mahaut avait
prétexté un empêchement de dernière heure causé par l’agitation en
Artois ; elle rejoindrait Reims directement, pour le sacre où ses
fonctions de pair lui faisaient obligation de paraître. Les comtesses de Valois
et d’Évreux qui, elles, étaient attendues, n’arrivèrent pas ; on
apprendrait qu’une erreur d’itinéraire les avait déroutées vers une chapelle
Saint-Lyé, distante d’une dizaine de lieues et située dans les parages de
Reims…

Monseigneur Jean d’Auxois, mitre en
tête, officiait. Tout le temps que dura la messe, Clémence se reprocha de ne
pas parvenir à se recueillir autant qu’elle l’eût souhaité. Elle s’efforçait
d’élever sa pensée vers le ciel, suppliant Dieu de lui accorder, en toutes les
heures de la vie, les vertus d’épouse, les qualités de souveraine, et les
bénédictions de la maternité ; mais ses yeux, malgré elle, s’abaissaient
sur l’homme qu’elle entendait respirer à son côté, dont elle connaissait à
peine les traits, et dont le soir même elle allait partager le lit.

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