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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Les Poisons de la couronne (5 page)

La bannière du comte de Poitiers,
frère du roi, se présentait à elle seule comme un corps d’armée de proportions
imposantes, puisqu’elle rassemblait à la fois les troupes du Poitou et celles
du comté de Bourgogne ; de plus, dix bannerets y étaient
administrativement rattachés, parmi lesquels le comte d’Évreux, Anseau de
Joinville, fils du grand Joinville, et le connétable Gaucher de Châtillon
lui-même, pour les troupes qui venaient de son comté de Porcien.

Ce n’était certainement pas sans
raison que Philippe le Bel avait confié à son second fils, avant même que
celui-ci eût vingt-deux ans, un commandement de telle importance ; la
bannière de Poitiers faisait équilibre en quelque sorte à la bannière de Valois
sous laquelle marchaient à la fois les recrues du Valois, de l’Anjou et du
Maine.

Une autre grande unité était, bien
sûr, celle levée sur le domaine royal proprement dît. À cette dernière
appartenait Robert d’Artois, pour sa châtellenie de Conches-en-Ouche et pour
son comté de Beaumont-le-Roger toujours promis, jamais remis.

Les villes n’étaient pas obligées à
moindre contribution que les campagnes. Pour l’ost de Flandre, Paris eut à
fournir quatre cents hommes de cheval et deux mille hommes de pied. Les soldes
en seraient assurées par les bourgeois marchands de la Cité, de quinzaine en
quinzaine. Les chevaux et chariots nécessaires au train furent réquisitionnés
dans les monastères.

Le 24 juillet 1315, après quelque
retard, comme il s’en produisait toujours, Louis X prit à Saint-Denis, des
mains de l’abbé Egidius de Chambly qui en était gardien, l’oriflamme de France,
longue bande de soie rouge, brodée des flammes d’or auxquelles elle devait son
nom premier :
l’or-y-flambe
, et fixée sur une hampe couverte de
cuivre doré.

De part et d’autre de l’oriflamme,
portée comme une relique, flottaient les deux bannières du roi, à droite la
bleue fleurdelisée, à gauche celle à croix blanche.

Et l’armée se mit en marche,
comprenant tous les contingents arrivés de l’Ouest, du Sud et du Sud-est, les
chevaliers languedociens, les troupes de Normandie et de Bretagne. Les
bannières de Bourgogne-duché, de Champagne, d’Artois et de Picardie
rejoindraient en route, vers Saint-Quentin.

Ce jour-là fut un des rares
ensoleillés dans un été pourri. La lumière étincelait sur les milliers de
lances, les camails d’acier, les cottes de mailles, les écus de combat peints
de couleurs vives. Les chevaliers se montraient les derniers perfectionnements
d’armure, une nouvelle forme de cervelière qui assurait mieux le casque sur la
tête, une fente de heaume qui permettait un meilleur champ de vue, ou encore
quelque ailette plus enveloppante qui protégeait l’épaule des coups de masse ou
faisait dévier le tranchant des épées.

Sur plusieurs lieues, à la suite des
hommes d’armes, s’étirait le train des chariots à quatre roues transportant les
vivres, les forges, les approvisionnements ; après quoi venaient les
équipages des marchands autorisés à accompagner l’armée, et les filles
follieuses par bonnes charretées sous la conduite des patrons de
« bordeaux ».

Le lendemain, la pluie recommença de
tomber, pénétrante, amollissant les routes, ouvrant des ornières, ruisselant
sur les chapeaux de fer, coulant sous les cuirasses, plaquant le poil des
chevaux. Chaque homme pesait dix livres de plus.

Et les jours suivants, la pluie,
toujours la pluie…

L’ost de Flandre n’atteignit jamais
Courtrai. Il s’arrêta à Bondues, près de Lille, devant la Lys gonflée qui
barrait tout passage, débordait sur les champs, effaçait les chemins,
détrempait la terre argileuse. Comme on ne pouvait plus avancer, le camp fut
établi à cet endroit, sous le déluge.

 

VI
L’OST BOUEUX

À l’intérieur du tref royal, vaste
tente toute brodée de fleurs de lis mais où l’on pataugeait comme ailleurs,
Louis X, entouré de son plus jeune frère, Charles, nouvellement fait comte
de la Marche, de son oncle le comte de Valois, de son chancelier Étienne de
Mornay, écoutait le connétable Gaucher de Châtillon exposer la situation. Le
rapport ne présentait rien d’encourageant.

Châtillon, comte de Porcien et sire
de Crèvecœur, était connétable depuis 1284, c’est-à-dire le tout début du règne
de Philippe le Bel. Il avait vu le désastre de Courtrai, la victoire de
Mons-en-Pévèle, et bien d’autres batailles sur cette frontière du nord,
toujours menacée, où il se trouvait pour la sixième fois de sa vie. Il avait
alors soixante-cinq ans. C’était un homme de moyenne taille, bien charpenté,
que les années ni la fatigue n’amoindrissaient. Son cou plissé sortant de la
cuirasse, ses paupières mi-closes, et la manière qu’il avait de tourner la
tête, lentement, de droite à gauche, le faisaient ressembler à une tortue. Il
paraissait pesant parce qu’il était réfléchi. Sa force physique, son courage au
combat imposaient le respect autant que ses compétences stratégiques. Il avait
trop connu la guerre pour l’aimer encore, et ne la considérait plus que comme
une nécessité politique ; il ne mâchait pas ses mots ni ne s’embarrassait
de vaine gloriole.

— Sire, dit-il, les viandes et
les vivres ne parviennent plus à l’ost, les chariots sont embourbés dans des
fondrières à six lieues d’ici, et l’on casse les traits d’attelage à les
vouloir sortir. Les hommes commencent à gronder de faim et de colère ; les
bannières qui ont encore à manger doivent défendre leurs réserves contre les
voisins ; les archers de Champagne et ceux du Perche en sont venus aux mains
tout à l’heure, et ce serait beau voir que vos soldats se livrent bataille
entre eux avant même que d’avoir affronté l’ennemi. Je vais être forcé de faire
pendre, ce que je n’aime guère. Mais les gibets dressés ne remplissent pas les
ventres. Nous comptons déjà plus de malades que n’en peuvent soigner les
barbiers-chirurgiens ; ce sont les aumôniers, bientôt, qui auront gros
travail. Voici quatre jours que cela dure et qu’on ne voit point d’amélioration
à l’intempérie. Encore deux jours, la famine est déclarée, et personne ne
pourra empêcher les hommes de déserter pour aller quérir pitance. Tout est
moisi, tout est pourri, tout est rouillé…

En matière de preuve, il secoua le
camail d’acier, dégouttant d’eau, qu’il avait ôté de ses épaules en entrant.

Le roi marchait en rond, nerveux,
anxieux, agité. On entendait, dehors, des vociférations et des claquements de
fouets.

— Qu’on cesse ce tumulte, cria
le Hutin ; on ne s’entend plus !

Un écuyer souleva la portière du
tref. La pluie continuait de tomber, torrentielle et formant devant l’entrée de
la tente comme un autre rideau. Trente chevaux, enfonçant dans la boue jusque
par-dessus les boulets, étaient attelés à un énorme tonneau qu’ils ne
parvenaient pas à mouvoir.

— Où portez-vous ce vin ?
demanda le roi aux charretiers qui barbotaient dans l’argile.

— À Monseigneur d’Artois, Sire,
répondit l’un deux.

Le Hutin les regarda un moment de
ses gros yeux globuleux, hocha la tête et se détourna sans rien ajouter.

— Que vous disais-je,
Sire ? reprit Gaucher. Nous aurons peut-être à boire ce jour, mais demain,
n’y comptez plus… Ah ! J’aurais dû vous prier plus nettement de vous en
remettre à mon conseil. J’étais d’avis qu’on s’arrêtât plus tôt, en
s’affermissant sur quelque hauteur, au lieu de plonger dans ce bourbier. Monseigneur
de Valois et vous-même insistiez pour qu’on allât de l’avant. J’ai craint qu’on
ne me prît pour couard et qu’on accusât mon âge, si j’empêchais l’ost de
progresser. J’ai eu tort.

Charles de Valois s’apprêtait à
répliquer, lorsque le roi demanda :

— Et les Flamands ?

— Ils sont en face, de l’autre
côté de la rivière, en aussi grand nombre que nous et guère plus heureux, je
pense, mais plus près de leur ravitaillement, et soutenus par le peuple de
leurs bourgs. Si même l’eau vient à baisser demain, ils seront mieux préparés à
nous attaquer que nous à les assaillir.

Charles de Valois haussa les
épaules.

— Allons, Gaucher, la pluie
vous assombrit l’humeur, dit-il. À qui ferez-vous croire qu’une bonne
chevauchée chargeante ne pourrait avoir raison de cette piétaille de
tisserands ? Aussitôt que nous progresserons, avec notre mur de cuirasses
et notre forêt de lances, ils vont s’égailler comme moineaux.

Le comte était superbe, malgré la
boue qui le couvrait, dans sa cotte de soie brodée d’or passée par-dessus son
vêtement de mailles ; et certes il paraissait plus roi que le roi
lui-même. Cousin de tout le monde, il l’était aussi du connétable, ayant en
troisièmes noces épousé une Châtillon.

— Vous montrez assez, Charles,
répliqua Gaucher, que vous ne vous trouviez pas à Courtrai voici treize ans.
Vous étiez alors à guerroyer en Italie, pour le pape. Moi, j’ai vu cette
piétaille de tisserands, comme vous l’appelez, mettre à mal nos chevaliers qui
s’étaient trop hâtés, les renverser de leurs montures et les découper au
couteau, dans leurs armures, sans daigner faire de prisonniers.

— Il faut croire alors que je
manquais, dit Valois avec une suffisance qui n’était qu’à lui. Cette fois, je
suis là.

Le chancelier Mornay chuchota à
l’oreille du jeune comte de la Marche :

— Entre votre oncle et le
connétable, il ne sera pas long que l’étincelle jaillisse ; dès qu’ils
sont de front, la colère les prend seulement de se voir.

— La pluie, la pluie !
disait Louis X avec rage. Aurais-je donc toujours toutes choses contre
moi ?

Une santé incertaine, un père dont
l’autorité glaciale l’avait pendant vingt-cinq ans écrasé, une épouse infidèle
et scandaleuse, des ministres hostiles, un Trésor vide, des vassaux révoltés,
une disette l’hiver même où commençait son règne, une tempête qui manquait
d’emporter sa nouvelle femme… Sous quelle effroyable discorde de planètes, que
les astrologues n’avaient pas osé lui révéler, fallait-il qu’il fût né, pour
rencontrer l’adversité en chaque décision, en chaque entreprise, et finir par
être vaincu, non pas même en bataille, noblement, mais par l’eau, par la boue
où il venait d’enliser son armée !

À ce moment, on lui annonça une
délégation des barons de Champagne, conduits par le chevalier Étienne de
Saint-Phalle, et qui demandaient une révision de la charte qu’on leur avait
octroyée au mois de mai. Les Champenois menaçaient de quitter l’ost s’ils
n’obtenaient pas satisfaction immédiate.

— Ils choisissent bien leur
jour ! s’écria le roi.

— Quand on commence à lâcher du
fil, dit Gaucher en balançant sa tête de tortue, il faut s’attendre à ce que
toute la pelote y passe…

Chaque bannière de l’ost présentait
une physionomie particulière qui tenait autant aux caractères de sa province
d’origine qu’à la personnalité de son chef. Dans celle du comte de Poitiers
régnait une discipline sévère ; les alignements de tentes y étaient
rigoureux, les allées dégagées et remblayées autant qu’il se pouvait, les
sentinelles régulièrement espacées ; et l’on n’y manquait pas de vivres,
ou pas encore. Lorsque les chariots avaient commencé de s’embourber, Poitiers
avait ordonné de répartir les denrées de subsistance et d’en charger les hommes
de pied. Ceux-ci avaient d’abord maugréé ; aujourd’hui, ils bénissaient
Monseigneur Philippe. De même qu’il appréciait l’ordre, Poitiers appréciait le
confort. Cent valets d’armes avaient été employés à creuser des fossés
d’écoulement, avant de planter son tref sur un sol de rondins où l’on pouvait
vivre à peu près au sec. Presque aussi riche et spacieuse que celle du roi,
cette tente comprenait plusieurs appartements séparés par des tapisseries.

À cette heure où son frère
s’emportait contre la députation champenoise, Philippe de Poitiers assis sur
son fauteuil de campagne, son épée, son écu et son heaume posés à portée de la
main, conversait tranquillement avec ses principaux bannerets.

S’adressant à l’un des bacheliers de
sa suite, il lui demanda :

— Héron, avez-vous lu, comme je
vous en ai prié, le livre de ce Florentin.

— Dante dei Alighieri…

— … C’est cela même… qui
traite si mal ma famille, m’a-t-on dit. Il était fort protégé de Charles-Martel
de Hongrie, le père de cette princesse Clémence qui bientôt nous arrive pour
reine. J’aimerais savoir ce que conte son ouvrage.

— Je l’ai lu, Monseigneur, je
l’ai lu, répondit Adam Héron Ce messer Dante imagine, pour commencement de sa
comédie, qu’en la trente-cinquième année de son âge il se perd dans une forêt
sombre où le chemin lui est barré par des animaux effrayants, à quoi messer
Dante reconnaît qu’il s’est égaré du monde des vivants…

Les barons qui entouraient le comte
de Poitiers se regardèrent avec surprise. Le frère du roi n’aurait jamais fini
de les étonner. Voilà qu’au milieu d’un camp de guerre, et dans le désarroi où
l’on était, il n’avait soudain d’autre souci que de s’entretenir de poésie,
comme s’il s’était trouvé au coin du feu, en son hôtel de Paris Seul le comte
d’Évreux, qui connaissait bien son neveu et l’appréciait chaque jour davantage
depuis qu’il servait sous ses ordres, avait deviné l’intention « Philippe
cherche à distraire ses chevaliers de cette mauvaise inaction, et, plutôt que
de les laisser s’échauffer la cervelle, il les mène à rêver en attendant de les
mener se battre. »

Car déjà Anseau de Joinville, Goyon
de Bourçay, Jean de Beaumont, Pierre de Garancière, Jean de Clermont, s’étant
assis sur des coffres, écoutaient, l’œil brillant, le récit du bachelier Héron,
d’après le Dante Ces rudes hommes, brutaux souvent dans leur façon de vivre,
étaient épris de mystérieux et de surnaturel, et toujours prêts à accueillir le
merveilleux. Les légendes les séduisaient. Le spectacle n’était pas sans
étrangeté que celui de cette assistance vêtue de fer qui suivait avec passion
les allégories savantes du poète italien, s’interrogeait sur la beauté de cette
dame Béatrice aimée d’un si grand amour, frémissait au souvenir de Francesca di
Rimini et de Paolo Malatesta, et soudain s’esclaffait parce que
Boniface VIII, en compagnie de quelques autres papes, rôtissait au
dix-huitième cercle de l’enfer, dans la fosse des trompeurs et des simoniaques.

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