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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Les Poisons de la couronne (8 page)

— Je l’attends. Il est rentré
de l’ost hier soir, et je l’ai prié de passer me voir.

— Alors, je vais aussitôt mêler
le philtre à de l’hypocras… que vous lui offrirez à boire. L’hypocras, qui est
chargé en épices et sombre de couleur, dissimulera bien la poudre. Mais je vous
conseille, Madame… de vous remettre au lit et de feindre d’être malade, pour
avoir prétexte à ne pas boire vous-même ; car il ne faudrait pas que vous
alliez absorber ce breuvage… et vous trouver prise d’amour pour Madame votre
fille.

— C’est en tout cas une bonne
idée que de le recevoir couchée, répondit la comtesse d’Artois, et de me
prétendre en mauvais point. On peut dire les choses plus droitement.

Elle fit enlever la table, demanda
une robe de nuit et se remit au lit. Puis elle appela auprès d’elle son
chancelier Thierry d’Hirson, ainsi que son cousin germain Henri de Sully, qui
logeait chez elle, et elle travailla en leur compagnie aux affaires de son
comté.

Un peu plus tard, on annonça le
comte de Poitiers. Il entra, vêtu de sombre comme à l’ordinaire, ses jambes de
héron chaussées de bottes souples, et la tête, sous le chaperon à crête, un peu
penchée au bout de son long corps.

— Ah ! Mon beau
fils ! s’écria Mahaut comme si elle avait vu apparaître le Sauveur. Que je
suis aise de votre venue. Savez-vous à quoi je m’occupais ? Je me faisais
lire l’état de mes biens pour dicter mes volontés dernières. J’ai souffert la plus
mauvaise nuit du monde, toute torturée aux entrailles par l’angoisse de la
mort, et j’avais grand-crainte de passer outre sans vous avoir ouvert ma
pensée, pour ce que je vous aime, en dépit de tout, d’un cœur de mère.

Afin de conjurer les mensonges
qu’elle venait de proférer, elle tira le petit reliquaire en forme de médaillon
qu’elle portait sur la poitrine, au bout d’une chaîne d’or, et le baisa
dévotement.

— Que saint Druon me protège
[11]
,
dit-elle en régissant le médaillon dans son vaste corsage.

Bien installée parmi ses coussins de
brocart, les joues rebondies et colorées, l’épaule large, le bras charnu,
Mahaut offrait les signes d’une robuste santé. Tout au plus aurait-elle eu
besoin, peut-être, de se faire tirer une ou deux pintes de sang.

« Allons, elle va me donner la
comédie, pensa Philippe de Poitiers. De nature comme d’apparence, elle
ressemble trait pour trait à Robert. Ils se haïssent d’être trop pareils. Je
gagerais qu’elle va me parler de lui. »

Il ne se trompait pas. Mahaut se mit
aussitôt à vitupérer ce mauvais neveu, ses manœuvres, ses intrigues, et la
ligue qu’il animait contre elle. Pour Mahaut comme pour Robert, toutes les
affaires du monde passaient par le comte d’Artois qu’ils se disputaient depuis
treize ans. Leurs pensées, leurs démarches, leurs amitiés, leurs alliances,
leurs amours même, se rattachaient toujours de quelque façon à cette lutte,
l’un n’entrait dans un clan que parce que l’autre appartenait au clan adverse,
Robert ne soutenait une ordonnance royale que parce que Mahaut la désapprouvait,
Mahaut était d’avance hostile à Clémence de Hongrie parce que Robert avait donné
appui au mariage. Cette haine qui excluait tout accord, toute transaction,
dépassait son objet, et l’on pouvait se demander s’il n’y avait pas entre la
géante et le géant une sorte de passion à rebours, inconnue d’eux-mêmes, et qui
se fût mieux apaisée dans l’inceste que dans la guerre.

— Toutes ses méchancetés
avancent mon trépas, dit Mahaut. J’ai su que mes vassaux, assemblés par Robert,
ont prononcé serment contre moi. C’est cela qui m’a remué les humeurs et mise
dans l’état où je suis.

— Ils ont juré ma mort,
Monseigneur, dit Thierry d’Hirson.

Philippe de Poitiers se tourna vers
le chanoine-chancelier et vit que c’était lui, et non Mahaut, qui était malade,
de peur.

— J’allais monter à l’ost, pour
remettre de l’ordre dans ma bannière, reprit Mahaut, j’avais fait sortir, comme
vous voyez, mes atours de guerre.

Elle désigna, vers un coin de la
pièce, un imposant mannequin revêtu d’une longue robe en mailles d’acier et
d’une cotte de soie brodée aux armes d’Artois ; à côté étaient préparés le
heaume et les gantelets.

Mahaut soupira. Elle regrettait
l’occasion perdue. Elle aimait bien se vêtir en chevalier, comme un homme.

— Et puis j’ai appris la fin de
cette glorieuse chevauchée qui coûte au royaume l’argent et l’honneur.
Ah ! L’on peut dire que votre pauvre frère n’est guère fortuné, et que
tout ce qu’il entreprend va à la traverse. En vérité, je vous le dis comme je
le crois, vous auriez fait un bien meilleur roi que lui, et c’est grande pitié
pour tous, mon beau fils, que vous soyez né le second. Votre père, que Dieu
l’ait en grâce, en soupirait souvent.

Depuis le scandale de la tour de
Nesle et la détention de Jeanne à Dourdan, le comte de Poitiers n’avait revu sa
belle-mère que dans les cérémonies publiques, lors des funérailles de Philippe
le Bel par exemple, ou bien aux séances de la Chambre des pairs, mais jamais en
privé. Ils se marquaient de la froideur. Pour une reprise de contact,
l’ouverture était grosse, Mahaut, dans le compliment, ne prenait pas la petite
mesure. Elle invita son gendre à s’asseoir plus près de son lit. Hirson et
Sully se retirèrent vers la porte.

— Mais non, mes bons amis, vous
n’êtes point de trop, vous savez bien que je n’ai pas de secrets pour vous,
leur dit-elle.

En même temps, elle leur faisait
signe, d’un mouvement de doigts, de sortir de la pièce. Or il était peu
habituel, chez les grands seigneurs, de recevoir un visiteur tête à tête. Leurs
appartements étaient constamment occupés ou traversés par des parents, des
familiers, des vassaux, des serviteurs. Les entretiens se déroulaient
généralement au vu de tous, ou, au moins, en présence d’un gentilhomme de la
chambre ou d’une dame de parage. D’où la nécessite de l’allusion, du demi-mot.
Lorsque les deux interlocuteurs principaux se retiraient dans une embrasure de
fenêtre pour converser à voix basse, les gens de leur suite affectaient le
détachement, mais se sentaient facilement ou vexés ou inquiets. Tout entretien
à portes closes prenait une allure de complot. Et c’était bien l’allure que
Mahaut voulait donner à son entretien avec le comte de Poitiers, ne fût-ce que
pour le compromettre un peu et le faire mieux entrer dans son jeu.

Aussitôt qu’ils furent seuls, elle
lui demanda :

— Quels sont vos sentiments
pour ma fille Jeanne ?

Comme il hésitait à répondre, elle
entama sa plaidoirie. Certes, Jeanne de Bourgogne avait eu des torts, de grands
torts même, en n’avertissant pas son mari des intrigues d’alcôve qui
déshonoraient la maison royale, et en se faisant complice… volontairement,
involontairement, qui pouvait le dire ?… du scandale. Mais elle-même
n’avait point péché de corps, ni trahi le mariage ; tout le monde le
reconnaissait ; et le roi Philippe, lui-même, pourtant si courroucé, en
était convenu, puisqu’il avait assigné à Jeanne une résidence particulière,
sans jamais signifier que cette réclusion fût à vie…

— Je sais, j’étais au conseil
de Maubuisson, dit le comte de Poitiers qui souhaitait couper à ces souvenirs
amers.

— Et comment Jeanne aurait-elle
pu vous trahir, Philippe ? Elle vous aime. Elle n’aime que vous. Qu’il
vous suffise de vous rappeler ses cris, lorsqu’on l’emmena dans son chariot
noir : « Dites à Monseigneur Philippe que je suis
innocente ! » J’en ai encore le cœur fendu, moi, sa mère, d’avoir dû
assister à cela. Et depuis quinze mois que la voilà à Dourdan, je le sais par
son confesseur, jamais un mot contre vous, rien que paroles d’amour, et des
prières à Dieu pour regagner votre cœur. Je vous assure que vous avez là une femme
plus fidèle, plus dévouée que beaucoup, et qui a été durement châtiée.

Elle rejetait toutes les fautes,
toutes les culpabilités sur Marguerite de Bourgogne, et cela avec d’autant plus
de tranquillité que Marguerite, premièrement, n’appartenait pas à sa proche
famille et, secondement, n’existait plus. C’était Marguerite la pécheresse, la
dévergondée, la catin ; c’était Marguerite qui avait entraîné Blanche,
pauvre enfant inconsciente, qui avait abusé l’amitié de Jeanne… D’ailleurs, à
Marguerite elle-même ne devait-on pas concéder quelques excuses ? L’espoir
d’être reine de Navarre ne suffit pas à tout, et quelle femme ne se fût
attristée du mari qu’on lui avait donné ! En définitive, Mahaut tenait le
Hutin pour le premier responsable de son infortune.

— Il paraît que votre frère
n’est pas très bien membré…

— On m’a toujours assuré, au
contraire, qu’il était normal de ce côté-là, encore qu’un peu effarouché ou
violent sur la chose… mais nullement empêché, répondit le comte de Poitiers.

— Vous n’avez point, comme moi,
les confidences des femmes, répliqua Mahaut.

Elle se redressa, massive, sur ses
oreillers, regarda son gendre droit dans les yeux.

— Philippe, parlons clair,
dit-elle. Croyez-vous que l’héritière, la petite Jeanne de Navarre, soit de lui
ou du galant de Marguerite ?

Philippe de Poitiers se frotta un
instant le menton.

— Mon oncle Charles de Valois
affirme qu’elle est bâtarde, répondit-il, et Louis lui-même, par la façon qu’il
a d’éloigner cette enfant, semble le confirmer. D’autres, comme mon oncle d’Évreux
ou, bien sûr, le duc de Bourgogne, la tiennent pour légitime.

— S’il arrivait malheur à
Louis, qui n’est pas bien fort de santé, vous êtes dans le moment le second en
ligne de succession. Mais si la petite Jeanne est déclarée bâtarde, comme nous
pouvons penser qu’elle l’est, alors vous devenez le premier, et c’est à vous
d’être roi. Vous êtes fait pour régner, Philippe.

— La nouvelle épouse qui lui
arrive de Naples fournira peut-être à mon frère un héritier.

— S’il est capable de procréer.
Ou si Dieu lui en laisse le temps…, dit Mahaut en appuyant bien sur ces
derniers mots.

À ce moment, Béatrice d’Hirson
entra, portant un plateau chargé d’une aiguière ciselée, de gobelets de vermeil
et d’une coupe emplie de dragées. Mahaut eut un mouvement d’impatience.
L’interruption était vraiment peu opportune ! Mais sans se troubler, ni se
hâter, la demoiselle de parage emplit les gobelets, et présenta au comte de
Poitiers hypocras et dragées. Mahaut étendit machinalement la main vers un
gobelet Béatrice la regarda de telle façon qu’elle se reprit, disant.

— Non, je suis trop malade,
tout me tourne sur le cœur.

Poitiers réfléchissait. Il n’avait
pas manqué lui-même durant les mois récents, de penser à l’éventualité de la
succession. En clair, Mahaut lui proposait alliance et soutien, pour le cas où
Louis X viendrait à disparaître.

Béatrice d’Hirson était ressortie.

— Ah ! Philippe, sauvez ma
fille Jeanne de la mort, je vous en conjure, s’écria soudain Mahaut,
pathétique. Elle n’a point mérité tel sort.

— Mais qui donc la
menace ? demanda Poitiers.

— Robert, toujours lui !
répondit-elle. J’ai appris qu’il était de connivence avec votre sœur Isabelle
pour machiner la perte de mes filles et de Marguerite. Et j’ai vu ce grand
gueux, à la place où vous êtes, venir m’annoncer lui-même mon malheur, la mine
tout apitoyée. Et moi je l’ai cru sincère. Il se pourléchait, le putois. Mais
cela ne lui portera pas bonheur, comme cela n’a pas porté bonheur à Isabelle.
Son mari a reperdu l’Ecosse, et continue de se vautrer dans le vice avec des
portefaix.

Elle s’arrêta un instant, parce que
Poitiers approchait le gobelet de ses yeux myopes pour en examiner la ciselure.
Puis elle enchaîna.

— Mais mon Satan de Robert a
fait mieux depuis. Savez-vous que le jour où Marguerite fut trouvée morte,
Robert était entré à Château-Gaillard au petit matin ?

— Vraiment ? dit Poitiers
sans montrer une surprise extrême.

Il avait, lui aussi, ses
informations. Il but une gorgée et parut apprécier le breuvage.

— Blanche, enfermée dans la
même tour, a tout entendu. La pauvre enfant, depuis, est comme folle. Elle m’a
fait parvenir l’autre jour un message… Entendez-moi, Philippe, il va les tuer
l’une après l’autre. Son jeu est clair. Robert à présent peut agir à sa guise
et tout obtenir du roi ; ils sont complices du même meurtre. Il suffit que
Robert parle pour que Louis approuve. Maintenant, il va s’attaquer à ma
descendance. Je suis seule, veuve, avec un fils trop jeune encore pour qu’il me
puisse fournir appui, et pour la vie duquel je tremble autant que pour la vie
de mes filles. Tant de douleurs et de craintes ne peuvent-elles pas faire
mourir une femme avant l’âge ?

À nouveau, elle toucha sa relique
pectorale.

— Dieu m’est témoin que je ne
voudrais pas trépasser en laissant mes enfants livrés à ce chacal. De grâce,
reprenez votre épouse auprès de vous pour la protéger, et montrez du même coup
que je ne suis point sans allié. Car, s’il arrivait que Jeanne fût enlevée à la
vie, ou bien restât recluse, et que l’Artois me fût ôté comme si fort on s’y emploie,
alors je serais obligée de demander retour, pour mon fils, du palatinat de
Bourgogne, qui était la dot de Jeanne.

Poitiers ne put qu’admirer l’adresse
avec laquelle sa belle-mère avait planté sa dernière lance. Ainsi le marché
était nettement proposé : « Ou bien vous reprenez Jeanne, et je vous
pousse au trône s’il devient vacant, afin que ma fille soit reine de
France ; ou bien vous refusez la réconciliation conjugale, mais alors je
renverse mes positions et négocie la reprise du comté de Bourgogne contre
l’abandon de l’Artois. »

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