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Authors: Hannah,Sophie

Tags: #Policier

Meurtres en majuscules (13 page)

BOOK: Meurtres en majuscules
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Toute personne ayant un peu de jugeote aurait mis l’histoire en doute. Comment en effet distinguer les traits de quelqu’un en pleine nuit ? Comment être certain de l’identité de cette femme à l’allure furtive, à moins qu’elle n’ait eu une démarche particulière, ce
qui n’était pas le cas de Nancy ? Vraisemblablement, la personne qui l’avait vue à plusieurs occasions avait dû la suivre jusque chez elle pour découvrir qui elle était.

Quand quelqu’un vous rapporte des faits prétendument avérés avec autant de conviction, il est plus facile de les accepter que de les contester, et c’est ainsi que réagirent la plupart des habitants de Great Holling. Ils ne demandèrent qu’à croire à cette rumeur, et joignirent leurs voix à celle d’Harriet pour accuser Patrick Ive de blasphème et d’extorsion. La plupart crurent (ou firent mine d’y croire par crainte d’Harriet et de sa langue venimeuse) que Patrick Ive agissait en secret comme intermédiaire entre les vivants et les âmes des morts, et qu’il recevait en retour des sommes substantielles de paroissiens crédules. Les villageois de Great Holling trouvèrent tout à fait plausible que Nancy Ducane n’ait pu résister à la possibilité de recevoir des messages de son défunt mari, d’autant que cette offre venait du pasteur de la paroisse, quitte à débourser en échange une grosse somme d’argent.

Ils oublièrent qu’ils connaissaient et appréciaient Patrick Ive, et qu’ils avaient confiance en lui. Ils ne tinrent pas compte de ce qu’ils savaient de sa pudeur et de sa gentillesse, et cela ne pesa pas lourd face à l’ardeur d’Harriet Sippel, dont ils savaient pourtant aussi tout le plaisir malsain qu’elle prenait à flairer le mal et à dénoncer de prétendus pécheurs. Ils se rangèrent à son point de vue et participèrent à son odieuse campagne parce qu’ils craignaient d’attirer son courroux, mais pas seulement. Ce qui les incita plus encore à rejoindre son camp, c’était de savoir qu’Harriet avait obtenu un soutien de taille, celui de Richard Negus et d’Ida Gransbury, qui s’étaient ralliés à sa cause.

Ida était connue pour être la femme la plus dévote de Great Holling. Sa foi ne vacillait jamais, et elle ouvrait rarement la bouche sans citer un verset du Nouveau Testament. Elle était admirée et respectée, et même si ce n’était pas sa compagnie qu’on recherchait quand on avait envie de rigoler un peu, le village la considérait comme une sainte femme. Et puis elle était fiancée à Richard Negus, un homme de loi particulièrement brillant, disait-on.

L’intelligence supérieure de Richard et son air de tranquille autorité lui avaient gagné le respect du village tout entier. Quand Harriet lui en fit part, il crut au mensonge, car il concordait avec ce qu’il avait vu de ses propres yeux. Lui aussi avait surpris Nancy Ducane, ou du moins une femme pouvant passer pour elle, quittant le presbytère au milieu de la nuit à plus d’une occasion, quand on savait que l’épouse du pasteur rendait visite à son père, ou qu’elle séjournait chez l’un des paroissiens.

Richard Negus crut à la rumeur, et donc Ida Gransbury y crut aussi. Elle fut effarée de songer que Patrick Ive, un homme de Dieu, avait pu se conduire de façon aussi peu chrétienne. Harriet, Richard et elle se donnèrent pour mission de démettre Patrick Ive de son poste de pasteur de Great Holling, et de le faire expulser de l’Église. Ils exigèrent qu’il rende compte en public de ses exactions et reconnaisse son comportement coupable. Il s’y refusa, puisque les rumeurs étaient fausses.

La haine des villageois envers Patrick Ive engloba bientôt son épouse Frances, dont les gens prétendirent qu’elle était fatalement informée des pratiques impies de son mari. Frances jura que non. Au début, elle protesta en disant que jamais Patrick ne se livrerait à de telles activités, mais face à l’insistance des uns et des autres, elle finit par s’enfermer dans le mutisme le plus complet.

Seules deux personnes de Great Holling refusèrent de faire partie de la meute. Nancy Ducane (pour des raisons évidentes, dirent certains) et le Dr Ambrose Flowerday, qui fut particulièrement véhément dans sa défense de Frances Ive. Si cette dernière était au courant des activités délictueuses qui se déroulaient au presbytère, avança-t-il, pourquoi ne se produisaient-elles qu’en son absence ? Cela prouvait justement sa totale innocence, non ? C’est aussi le Dr Flowerday qui souligna qu’il était impossible de distinguer les traits de quelqu’un en pleine nuit, lui qui déclara qu’il comptait croire en la bonne foi de son ami Patrick Ive tant qu’on ne lui prouverait pas de façon irréfutable qu’il avait mal agi, lui qui dit à Harriet Sippel (un jour qu’il la croisait dans la rue, et ce devant plusieurs témoins) qu’elle avait sûrement généré plus de malfaisance durant l’heure qui venait de s’écouler que Patrick Ive n’en avait commis de toute sa vie.

Ambrose Flowerday ne se rendit guère populaire en adoptant ce point de vue, mais il fait partie de ces rares personnes qui se fichent complètement de l’opinion des gens. Il défendit Patrick Ive devant les autorités de l’Église en leur déclarant que selon lui, il n’y avait pas une once de vérité dans ces rumeurs. Il s’inquiétait terriblement pour Frances Ive, dont l’état se dégradait. Elle avait cessé de s’alimenter, dormait à peine, et refusait obstinément de quitter le presbytère. Patrick Ive était désespéré. Peu lui importaient sa position de pasteur et sa réputation, pourvu que sa femme retrouve la santé, disait-il.

Quant à Nancy Ducane, elle n’avait rien dit du tout, que ce soit pour confirmer ou réfuter les rumeurs. Plus Harriet Sippel la harcelait, plus elle semblait déterminée à garder le silence. Puis un jour, elle changea d’avis. Elle dit à Victor Meakin qu’elle avait quelque chose d’important à déclarer pour mettre un terme à la folie qui s’était emparée du village depuis
trop longtemps. Victor Meakin ricana, se frotta les mains, et se glissa par la porte de derrière du King’s Head. Peu après, tout le monde à Great Holling avait appris que Nancy Ducane désirait faire une déclaration.

Patrick et Frances Ive furent les seules personnes du village à ne pas se montrer. Toutes les autres, même la jeune servante qui avait lancé la fausse rumeur et qu’on n’avait point vue depuis des semaines, se rassemblèrent au King’s Head, impatientes d’assister au prochain acte du drame.

Nancy Ducane décocha un petit sourire furtif à Ambrose Flowerday, puis elle s’adressa sans détour à l’assemblée en adoptant un ton posé. L’histoire selon laquelle elle aurait donné de l’argent à Patrick Ive pour qu’il la mette en communication avec son défunt mari était totalement fausse. Cependant, tout n’était pas faux dans ce qui avait été dit. Elle avait en effet rendu visite à Patrick Ive dans le presbytère de nuit et plus d’une fois, en l’absence de sa femme. Cela parce que Patrick Ive et elle étaient amoureux l’un de l’autre.

Les villageois en restèrent médusés, mais après un moment de stupeur, ils se mirent à chuchoter entre eux. Nancy attendit que le brouhaha se calme avant de poursuivre.

— Nous avons eu tort de nous rencontrer en cachette et de nous exposer à la tentation, dit-elle, mais nous ne pouvions supporter d’être séparés l’un de l’autre. Quand nous nous rencontrions au presbytère, nous ne faisions que parler, à propos du sentiment que nous éprouvions l’un pour l’autre, et qui était voué à l’échec. Nous convenions de ne plus jamais nous revoir seuls, mais alors Frances s’absentait de nouveau et… la force de notre amour était telle que nous ne pouvions y résister.

— Alors comme ça, vous ne faisiez rien que causer, hein ? lança quelqu’un. Tiens, mon œil !

Nancy affirma de nouveau à l’assemblée qu’il n’y avait eu aucun rapport charnel entre elle et Patrick Ive.

— Je vous ai dit la vérité, conclut-elle. J’aurais préféré la garder pour moi, mais c’était la seule façon de mettre fin à ces infâmes mensonges. Ceux d’entre vous qui savent ce que c’est d’éprouver pour quelqu’un un amour passionné, profond, absolu, ne sauront se résoudre à nous condamner. Quant aux autres, c’est donc qu’ils ignorent l’amour, et j’ai pitié d’eux.

Alors Nancy regarda Harriet Sippel droit dans les yeux.

— Harriet, je crois qu’autrefois vous avez connu vous-même un amour véritable, mais quand vous avez perdu George, vous avez choisi d’oublier ce que vous aviez éprouvé. Vous avez fait de l’amour un adversaire, et de la haine une alliée.

Comme pour prouver son bon droit, Harriet Sippel se dressa. Quand elle eut écarté avec dédain les arguments de Nancy en la traitant de menteuse et de catin, elle se mit à charger Patrick Ive plus férocement que jamais : non seulement il profitait de la crédulité de ses paroissiens en souffrance, mais il frayait avec des femmes à la moralité douteuse tandis que son épouse était au loin. C’était un hérétique et un adultère ! Pire encore que ce qu’elle avait soupçonné ! Quel inqualifiable outrage, qu’un homme qui s’enfonce à ce point dans le péché puisse oser se déclarer pasteur de Great Holling ! conclut-elle.

Incapable d’en supporter davantage, Nancy Ducane avait quitté le King’s Head alors qu’Harriet n’en était encore qu’à la moitié de son discours. Quelques secondes plus tard, la jeune servante des Ive s’enfuyait, en larmes, rouge de honte.

La plupart des villageois ne savaient que penser. Ils étaient troublés par ce qu’ils venaient d’entendre. C’est alors qu’Ida Gransbury prit la parole pour soutenir Harriet. S’il était difficile de distinguer entre la rumeur et la vérité, dit-elle, il était hors de doute que Patrick Ive était un pécheur avéré, et qu’on ne pouvait tolérer qu’il conserve son poste de pasteur à Great Holling.

À cela, les villageois acquiescèrent.

Richard Negus ne dit rien, même quand Ida, sa fiancée, l’invita à prendre la parole. Plus tard ce jour-là, il avoua au Dr Ambrose Flowerday que la tournure des événements l’inquiétait fort. « Un pécheur avéré… pour Ida, peut-être, mais pas pour moi », lui dit-il. Il était dégoûté de la façon dont Harriet avait tenté sans scrupule d’exploiter la situation en décrétant Patrick Ive coupable de deux péchés au lieu d’un. Du « pas ceci, mais cela » de Nancy Ducane, elle avait fait un « ceci et cela », sans preuve ni raison valable.

Au King’s Head, Ida avait employé l’expression « hors de doute » ; ce qui était hors de doute à présent pour Richard Negus, c’était que les gens, dont lui-même, à sa grande honte, n’avaient raconté que des mensonges sur Patrick Ive. Et si Nancy Ducane mentait, elle aussi ? Si son amour pour Patrick n’était pas payé de retour, et qu’il avait accepté de la rencontrer en secret sur son insistance à elle, pour tenter de lui expliquer qu’elle devait se défaire de ces sentiments pour lui ?

Le Dr Flowerday en convint volontiers : personne n’avait la moindre preuve que Patrick Ive avait fait quelque chose de mal ; c’était d’ailleurs son opinion depuis le début. Il était le seul habitant que les Ive recevaient encore chez eux et, lors de sa visite suivante, il rapporta à Patrick ce que Nancy Ducane avait déclaré au King’s Head. Patrick se contenta de secouer la tête, sans faire aucun commentaire ni
démentir quoi que ce soit. Quant à Frances Ive, elle allait de plus en plus mal, physiquement et mentalement.

Richard Negus ne réussit pas à convaincre Ida Gransbury d’adopter son point de vue, et leurs relations devinrent tendues. Menés par Harriet, les villageois continuèrent à persécuter Patrick et Frances Ive en proférant jour et nuit des accusations devant le presbytère. Ida continua de son côté à adresser à l’Église des pétitions demandant qu’on fasse partir les Ive du presbytère, de l’Église et du village de Great Holling, pour leur propre bien.

Alors la tragédie frappa : incapable de supporter plus longtemps cette ignominie, Frances Ive mit fin à ses jours en avalant du poison. Quand son mari la trouva, Frances était à l’agonie. Il comprit qu’il était trop tard, et qu’il serait vain d’appeler le Dr Flowerday. Patrick Ive sut alors qu’il ne pourrait survivre à cette douleur et à cette culpabilité, et lui aussi mit fin à sa vie.

Ida Gransbury conseilla aux villageois de prier en implorant Dieu de prendre en pitié les âmes pécheresses de Patrick et Frances Ive, même s’il était peu probable que le Seigneur leur pardonne.

Harriet Sippel, quant à elle, ne voyait pas l’intérêt d’intercéder auprès de Dieu ; les Ive brûleraient en enfer, voués à la damnation éternelle, déclara-t-elle à sa meute de vertueux persécuteurs, et c’était un châtiment amplement mérité.

Quelques mois plus tard, Richard Negus avait rompu ses fiançailles avec Ida Gransbury et quitté Great Holling. Nancy Ducane était partie pour Londres, et on ne revit jamais au village la jeune servante qui avait raconté cet infâme mensonge.

Entretemps, Charles et Margaret Ernst étaient arrivés et s’étaient installés au presbytère. Ils se lièrent vite d’amitié avec le Dr Ambrose Flowerday, qui prit
sur lui et se résolut à leur raconter toute la tragédie. Il leur déclara que Patrick Ive, qu’il ait ou non nourri une passion secrète pour Nancy Ducane, était l’un des hommes les plus généreux et bienveillants qu’il ait jamais connus, et que moins que tout autre, il avait mérité d’être la cible de la calomnie.

Ce fut en entendant ces mots que Margaret Ernst eut envie de faire graver le sonnet sur la pierre tombale. Charles Ernst se déclara contre cette idée, car il ne souhaitait pas provoquer les villageois, mais Margaret tint bon : l’église des Saints-Innocents devait afficher publiquement son soutien envers Patrick et Frances Ive.

— J’aurais aimé faire bien pire à Harriet Sippel et Ida Gransbury que juste les provoquer, conclut-elle.

En prononçant ces mots, je compris qu’elle songeait au meurtre, mais elle y songeait comme à un fantasme, et non un crime qu’elle aurait eu l’intention de commettre.

 

Quand elle m’eut raconté l’histoire, Margaret Ernst resta silencieuse. Il se passa un moment avant qu’aucun de nous ne parle.

— Je comprends pourquoi vous avez donné le nom de Nancy Ducane quand je vous ai demandé qui aurait pu avoir un mobile. Mais aurait-elle voulu aussi tuer Richard Negus ? Dès que le mensonge de la servante a été mis en doute, il a retiré son soutien à Harriet Sippel et Ida Gransbury.

— Je ne puis vous dire ce que j’éprouverais si j’étais à la place de Nancy, répondit Margaret. Aurais-je pardonné à Richard Negus ? Non. Sans son adhésion précoce aux calomnies répandues par Harriet et la jeune servante, Ida Gransbury n’aurait peut-être pas cru à ces absurdités. Trois personnes ont suscité l’hostilité des villageois envers Patrick Ive. Et ces trois
personnes étaient Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus.

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