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Authors: Hannah,Sophie

Tags: #Policier

Meurtres en majuscules (12 page)

BOOK: Meurtres en majuscules
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— Cela vous surprendrait-il d’apprendre que Richard Negus et Ida Gransbury ont pris le thé ensemble, dans la chambre d’hôtel d’Ida à Londres, jeudi dernier en début de soirée ?

Margaret ouvrit de grands yeux.

— Tous les deux seuls ? Oui, cela me surprendrait grandement. Ida était du genre à se fixer des limites bien définies, qu’elle ne franchissait pas. Et à cet égard, Richard Negus lui ressemblait. Après avoir renoncé à épouser Ida, il est peu probable qu’il ait changé d’avis, et je ne vois pas comment il aurait pu persuader Ida d’accepter de le voir en privé. Aucune sorte de contrition, aucune nouvelle déclaration d’amour ne l’aurait fait fléchir.

Margaret resta pensive un moment.

— Si Harriet Sippel séjournait dans le même hôtel londonien, reprit-elle, je suppose qu’elle aussi assistait à cette cérémonie du thé ? Eh bien, conclut-elle en me voyant acquiescer. Il fallait qu’ils aient quelque chose d’essentiel à discuter, pour transgresser les limites que chacun s’était fixées par le passé.

— Vous avez une idée sur ce que cette chose pouvait bien être, n’est-ce pas ?

Margaret regarda par la fenêtre, vers les rangées de tombes.

— Peut-être aurai-je mon idée là-dessus demain, quand vous viendrez me rendre visite, dit-elle.

1
. Sonnet LXX traduit par François-Victor Hugo.

11

Souvenir, souvenir

Tandis que je m’efforçais en vain de convaincre Margaret Ernst de me raconter l’histoire de Patrick et Frances Ive plus tôt qu’elle n’en avait l’intention, Hercule Poirot était au Pleasant’s, à Londres, et lui aussi tentait de persuader la serveuse Fee Spring de lui raconter ce dont elle ne parvenait pas à se souvenir.

— Je vous dis que j’ai beau me creuser la tête, je n’y arrive pas, répéta-t-elle avec lassitude. C’est vrai, j’ai bien remarqué quelque chose qui clochait chez Jennie ce soir-là. J’ai remis ça à plus tard, et c’est tombé dans les oubliettes. Vous pourrez me harceler tant que vous voudrez, ça ne changera rien, au contraire, même. Vous n’avez pas un brin de patience, vous, hein ?

— Je vous en prie, ne relâchez-pas vos efforts, mademoiselle. Ce peut être très, très important.

Fee Spring regarda vers la porte, par-dessus l’épaule de Poirot.

— Si c’est des souvenirs que vous voulez, vous allez être servi. Un type a demandé à vous voir il y a une environ une heure. Il a dit qu’il se rappelait cer
taines choses. Dites donc, il était escorté par un policier qui l’a amené jusqu’ici, comme un membre de la famille royale. Ça doit être quelqu’un d’important. Vous n’étiez pas là, alors je lui ai dit de revenir. Il ne devrait pas tarder, ajouta-t-elle en jetant un coup d’œil à l’horloge coincée entre deux théières, sur une étagère pliant dangereusement. Je savais bien que vous reviendriez au moins une fois pour voir si Jennie était dans le coin, même si je vous ai dit que ce serait en pure perte.

— Ce monsieur vous a-t-il dit son nom ?

— Non. Il était gentil et prévenant, pourtant. Pas comme ce zigoto de l’autre jour, celui qui vous a imité. Ce n’était pas très respectueux, n’empêche, il est rudement doué.

— Pardon, mademoiselle. M. Samuel Kidd, l’homme auquel vous faites allusion, a bien essayé d’imiter ma voix, mais cette tentative était vouée à l’échec.

— En tout cas, il s’en est drôlement bien tiré ! s’exclama Fee en riant. Les yeux fermés, je vous aurais confondus, tous les deux.

— C’est que vous n’êtes pas attentive quand les gens parlent, répliqua Poirot avec une pointe d’irritation. Chacun de nous a une voix et un phrasé uniques. Aussi uniques que le délicieux café du Pleasant’s, ajouta-t-il en levant sa tasse.

— Vous en buvez beaucoup trop, si vous voulez mon avis, dit Fee. Ce n’est pas bon pour vous.

— D’où tenez-vous cette idée ?

— Vous avez le blanc de l’œil un peu jaune, monsieur Poirot. Vous devriez boire une tasse de thé de temps en temps, au lieu de ce liquide qui ressemble à de la boue et en a le goût. Le thé est bon pour tout le monde, et on peut en boire tant qu’on en veut. Et puis sachez que quand les gens parlent, j’écoute, même si
je me fiche bien de leur accent, qu’il soit belge, français ou autre. C’est ce qu’ils disent qui compte, non ?

À cet instant, la porte du café s’ouvrit, et Fee donna un petit coup de coude à Poirot.

— Voici votre homme, sans le policier, cette fois, murmura-t-elle.

C’était Rafal Bobak, l’employé du Bloxham aux yeux de chien battu, celui qui avait servi un thé tardif aux trois victimes à 19 h 15, le soir des meurtres. Bobak s’excusa auprès de Poirot d’être venu jusqu’ici le déranger, en expliquant que Luca Lazzari avait déclaré à tout son personnel que si l’un d’eux éprouvait le besoin de parler au célèbre détective, on pouvait le trouver au Pleasant’s Coffee House, sur Gregory’s Alley.

— Quelque chose vous est donc revenu, monsieur Bobak ? s’enquit Poirot quand ils furent installés à une table.

— Oui, monsieur. Je me suis remémoré toute la scène afin de ne rien omettre, et je me suis dit qu’il valait mieux vous en faire part, tant que mes souvenirs étaient frais. Certaines choses vous sont déjà connues, mais c’est étonnant de voir tout ce qui vous revient quand on prend la peine d’y réfléchir.

— C’est tout à fait vrai, monsieur. Il suffit de se poser et de faire fonctionner ses petites cellules grises.

— Comme je vous l’ai dit précédemment, c’est M. Negus qui m’a reçu quand j’ai apporté le plateau à la chambre. Les deux dames bavardaient à propos d’un homme et d’une femme plus âgée, qu’il avait abandonnée, ou bien délaissée pour je ne sais quelle raison. Du moins, c’est ce que j’ai compris, monsieur, mais j’ai réussi à me rappeler une partie de ce qu’elles se disaient, aussi vous pourrez en juger par vous-même.

— Ah ! voilà qui va sûrement beaucoup m’aider !

— Hé bien, monsieur, ce dont je me souviens en premier, c’est Mme Harriet Sippel disant : « Elle n’avait pas le choix. Ce n’est plus à elle qu’il se confie. À présent, elle ne l’intéresse plus, elle se laisse aller, et elle est assez vieille pour être sa mère. Non, si elle voulait découvrir ce qu’il avait dans le cœur, elle n’avait pas d’autre choix que de recevoir la femme qui recueille à présent ses confidences, pour lui parler. » Sur ce, Mme Sippel avait éclaté de rire, un rire mauvais. C’étaient des médisances, comme je vous l’ai dit à l’hôtel.

— Continuez, monsieur Bobak.

— Eh bien, M. Negus a entendu ce qu’elle disait, parce qu’il s’est détourné de moi (nous échangions quelques mots, par politesse, vous savez ce que c’est), et il a dit : « Voyons, Harriet, allez-y doucement. Vous savez qu’Ida se choque pour un rien. » Alors l’une des deux femmes a répliqué, mais j’ai beau essayer, impossible de me rappeler laquelle, ni ce qu’elle a pu dire, monsieur. Désolé.

— Je vous en prie, ne vous excusez pas, dit Poirot. Le souvenir que vous avez de cette scène, même incomplet, me sera très précieux, ça ne fait aucun doute.

— Je l’espère, monsieur, dit Bobak d’un air sceptique. En revanche, je me souviens mot pour mot de la suite. C’était pendant que je dressais la table. M. Negus a dit à Mme Sippel : « Ce qu’il avait dans le cœur ? À mon avis, il n’a pas de cœur. Et quand vous dites qu’elle est assez vieille pour être sa mère, je ne suis pas du tout d’accord. Mais alors pas du tout. » Ça a fait rire Mme Sippel et elle a dit : « Eh bien, puisqu’aucun de nous ne peut prouver qu’il a raison, convenons au moins que nous ne sommes pas d’accord ! » Ce sont les derniers mots que j’ai entendus avant de quitter la chambre, monsieur.

— Il n’a pas de cœur, murmura Poirot.

— Dans leur propos, il n’y avait pas une once de bienveillance, monsieur. Rien que des méchancetés contre cette femme dont ils causaient.

— Je ne saurais assez vous remercier, monsieur Bobak, dit Poirot chaleureusement. Votre rapport est inestimable. Avoir connaissance d’une bonne partie des paroles qui furent prononcées par les trois victimes avant leur mort, c’est bien plus que je n’avais espéré.

— Je regrette seulement de ne pas me rappeler le reste, monsieur.

Poirot invita Bobak à boire quelque chose, mais le serveur était décidé à regagner le Bloxham dès qu’il le pourrait, pour ne pas abuser de la gentillesse de Luca Lazzari.

Après s’être vu refuser une autre tasse de café par Fee Spring, qui invoqua sa santé, Poirot décida de rentrer à la pension de Blanche Unsworth. Il revint sans se presser à travers les rues animées de Londres, l’esprit en ébullition. Tout en marchant, il retournait dans sa tête les paroles que Bobak lui avait rapportées : « Elle ne l’intéresse plus… elle est assez vieille pour être sa mère… Son cœur ? À mon avis, il n’a pas de cœur… Quand vous dites qu’elle est assez vieille pour être sa mère, je ne suis pas du tout d’accord… Eh bien, aucun de nous ne peut prouver qu’il a raison… »

En arrivant à son logement provisoire, il marmonnait encore entre ses dents. À peine fut-il entré que Blanche Unsworth se précipitait sur lui en l’accueillant avec entrain.

— Ma parole, c’est comme vous avoir en double, monsieur Poirot !

Poirot baissa les yeux sur sa bedaine, qui allait s’arrondissant.

— J’espère ne pas avoir mangé au point de doubler de volume, madame, dit-il.

— Non…

Blanche Unsworth baissa la voix et se rapprocha de Poirot en le collant de si près qu’il dut se clouer contre le mur pour éviter tout contact physique.

— Vous avez un visiteur, et il a exactement la même voix que vous, lui chuchota-t-elle. Il vous attend au salon. Un visiteur venu de votre Belgique natale, sûrement. Pas très présentable, mais au moins, il ne sentait pas mauvais et… je ne voulais pas congédier un parent à vous, monsieur Poirot. J’imagine que les habitudes vestimentaires changent d’un pays à l’autre. Évidemment, ce sont les Français qui aiment s’habiller avec élégance, n’est-ce pas ?

— Ce n’est pas l’un de mes parents, répliqua sèchement Poirot. Il s’appelle Samuel Kidd et il est aussi anglais que vous, madame.

— Il a le visage tout balafré, continua Blanche Unsworth. Il dit que c’est en se rasant qu’il s’est fait toutes ces coupures. Il n’a pas l’air doué, le pauvre diable. Je lui ai dit que je pouvais lui fournir de quoi soigner sa peau enflammée, mais il s’est contenté d’en rire !

— Sur toute la figure ? s’étonna Poirot. Le M. Kidd que j’ai rencontré vendredi au Pleasant’s n’avait qu’une joue entaillée, et il ne s’était rasé que la moitié du visage. Dites-moi, cet homme est-il barbu ?

— Oh, non. Il n’a pas un poil sur la figure, à part les sourcils. Et plus guère de peau. Si vous pouviez lui apprendre à se raser sans se blesser, monsieur Poirot. Oh, désolée, ajouta Blanche Unsworth en mettant une main sur sa bouche. J’avais oublié qu’il n’était pas de votre famille. Je n’arrive pas à m’enlever de l’esprit qu’il est belge. Il a exactement votre accent, et la même façon de parler. J’ai cru que c’était peut-être l’un de vos frères cadets.

Vexé qu’on puisse prendre ce Samuel Kidd dépenaillé pour quelqu’un de sa famille, Poirot coupa
brusquement court à la conversation et se dirigea vers le salon.

Il y découvrit l’homme qu’il avait déjà rencontré au Pleasant’s le vendredi précédent, et qui s’était depuis rasé complètement en laissant sa peau à vif, toute balafrée.

— Bonjour, monsieur Poirot, dit Samuel Kidd en se levant. Je parie que je l’ai bien eue, la dame qui m’a fait entrer, pas vrai ? Est-ce qu’elle m’a pris pour quelqu’un de votre pays ?

— Bonjour, monsieur Kidd. Je vois que vous avez encore pâti depuis notre dernière rencontre.

— Pâti ?

— Les entailles sur votre visage.

— Là, vous avez raison, monsieur. À dire vrai, l’idée d’une lame aiguisée si proche de mes yeux me fait froid dans le dos. J’ai peur de me couper l’œil, et du coup, ma main tremble. J’ai un truc avec les yeux. J’ai bien essayé de penser à autre chose, mais ça ne marche pas. Je finis toujours le visage en sang.

— Je vois ça. Puis-je vous demander comment vous avez su que vous me trouveriez à cette adresse ?

— M. Lazzari le tenait du constable Stanley Beer, qui lui a dit que M. Catchpool habitait ici, ainsi que vous, monsieur. Je m’excuse de vous déranger chez vous, mais j’ai une bonne nouvelle, et je me suis dit que vous voudriez tout de suite être au courant.

— Quelle nouvelle ?

— La dame qui a laissé tomber les deux clefs, celle que j’ai vue s’enfuir de l’hôtel après les meurtres… Je me suis rappelé qui elle était ! Ça m’est revenu quand j’ai jeté un coup d’œil au journal ce matin. Ce qui ne m’arrive pas souvent.

— Qui est donc la femme que vous avez vue, monsieur ? Vous avez raison. Je suis impatient de l’apprendre.

L’air pensif, Samuel Kidd suivit du bout du doigt la longue entaille rouge qui lui zébrait la joue gauche.

— Faut avoir du temps à perdre pour lire le journal et s’intéresser à la vie des autres. Moi, à choisir, je préfère vivre la mienne. Mais comme je disais, j’ai jeté un coup d’œil au journal ce matin parce que je voulais voir s’il y avait du nouveau sur les meurtres du Bloxham.

— Bien, dit Poirot en s’exhortant à la patience. Et qu’avez-vous vu ?

— Oh, il y avait des tas de choses sur les meurtres, mais en résumé, ça disait que l’enquête n’avançait guère, et que la police demandait à tous ceux qui auraient vu quelque chose de se manifester. Eh bien, c’est ce que j’ai fait, hein, monsieur Poirot ? Je me suis présenté. Sauf qu’au début, pas moyen de mettre un nom sur le visage de cette dame. Maintenant, ça y est !

— C’est une excellente nouvelle, monsieur Kidd. Pouvez-vous en venir au fait, s’il vous plaît ?

— C’est là où je l’avais déjà vue, comprenez-vous : en photo dans le journal. Et de lire le journal, ça m’a fait penser à elle. C’est quelqu’un de connu, monsieur. Elle s’appelle Nancy Ducane.

— Nancy Ducane, l’artiste ? dit Poirot en écarquillant les yeux.

— Oui, monsieur. C’est elle, pas d’erreur. J’en jurerais. Elle peint des portraits, et elle mériterait de servir de modèle tellement elle est jolie. C’est pour ça que je l’avais remarquée, d’ailleurs. Et que je m’en suis souvenu. Je me suis dit, « Sammy, c’est Nancy Ducane que tu as vue s’enfuir du Bloxham le soir des meurtres. Et me voilà. »

12

Une plaie profonde

Le lendemain, juste après le petit déjeuner, je me mis en route pour le cottage de Margaret Ernst, blotti contre l’église des Saints-Innocents de Great Holling. Trouvant la porte d’entrée entrouverte, je frappai, en prenant soin de ne pas la pousser davantage.

N’obtenant toujours pas de réponse, je toquai un peu plus fort.

— Madame Ernst ? Margaret ?

Silence.

Je ne sais pourquoi, mais je me retournai, sentant du mouvement derrière moi ; peut-être n’était-ce que le vent dans les arbres.

Je poussai la porte doucement et elle s’ouvrit en grinçant. La première chose que je vis, ce fut un foulard gisant sur le sol dallé de la cuisine : il était en soie, imprimé d’un motif raffiné dans les bleus et verts. Inquiet, j’inspirai profondément, et je m’armai de courage avant d’entrer, quand une voix m’interpella en me faisant sursauter :

— Entrez donc, monsieur Catchpool !

Margaret Ernst apparut sur le seuil de la cuisine.

— Oh, le voilà, justement je le cherchais, dit-elle
en se penchant pour ramasser le foulard. J’ai laissé la porte ouverte exprès pour vous. En fait, je vous attendais un peu plus tôt, mais je suppose qu’en arrivant à 9 heures pile, vous craigniez de paraître un peu trop impatient, n’est-ce pas ?

Elle me fit entrer tout en nouant le foulard autour de son cou.

Quelque chose dans son ton gentiment taquin m’incita à être plus direct que je ne l’aurais osé.

— C’est vrai, je suis impatient de découvrir la vérité, je le reconnais volontiers. Qui donc a pu souhaiter la mort de Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus au point de les assassiner ? J’ai l’impression que vous avez votre idée là-dessus, et j’aimerais la connaître.

— Quels sont ces papiers ?

— Oh, j’allais oublier. Ce sont deux listes. Celle des clients de l’hôtel Bloxham présents au moment des meurtres, et celle des employés. Je me demandais si vous pourriez y jeter un coup d’œil au cas où l’un des noms vous serait connu, ceci après avoir répondu à ma question sur la personne susceptible d’avoir voulu tuer…

— Nancy Ducane, dit Margaret, puis elle me prit les deux listes des mains et les étudia en fronçant les sourcils.

— Nancy Ducane, l’artiste ? m’étonnai-je en lui répétant sans le savoir les paroles que Poirot avait dites à Samuel Kidd la veille.

— Attendez un peu.

Nous restâmes silencieux, le temps que Margaret lise les deux listes.

— Non, aucun de ces noms ne m’est familier, conclut-elle.

— Vous prétendez que Nancy Ducane avait un mobile pour tuer nos trois victimes ?

Margaret replia les feuilles, me les rendit, puis me fit signe de la suivre au salon. Quand nous fûmes installés confortablement dans les mêmes fauteuils que la veille, elle répondit enfin à ma question :

— Oui. Nancy Ducane, la portraitiste réputée. Selon moi, elle est la seule personne qui ait pu avoir le désir et la capacité de les tuer. Vous paraissez surpris, monsieur Catchpool. Être célèbre ne dispense pas les gens de faire le mal. Même si je ne crois pas Nancy capable d’un crime aussi odieux. C’était quelqu’un de bien, quand je l’ai connue. Courtoise, déférente. Personne ne change à ce point-là.

Je ne dis rien, mais n’en pensais pas moins. L’ennui, c’est que certains assassins sont des gens charmants la plupart du temps, mais qu’il suffit d’une fois pour que le vernis se craquelle et qu’ils commettent un meurtre.

— Je suis restée allongée toute la nuit sans dormir, à me demander si Walter Stoakley avait pu le faire, mais, non, c’est impossible. Il ne tient pas sur ses jambes, alors je l’imagine mal se rendre à Londres. Perpétrer trois meurtres serait bien au-dessus de ses forces.

— Walter Stoakley ? m’enquis-je en m’avançant sur ma chaise. Le vieil ivrogne du King’s Head auquel j’ai parlé hier ? Pourquoi aurait-il eu envie de tuer Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus ?

— Parce que Frances Ive était sa fille, dit Margaret.

Puis elle se tourna pour regarder par la fenêtre la tombe des Ive, et le vers du sonnet de Shakespeare me revint à l’esprit :
car la supériorité a toujours été la cible de la calomnie.

— Cela me ferait plaisir que Walter ait commis ces meurtres, reprit-elle. N’est-ce pas affreux de ma part ? Mais oui, je serais soulagée que ce ne soit pas Nancy. Walter est vieux, il n’a plus guère de temps devant lui. Oh, pourvu que ce ne soit pas Nancy ! J’ai suivi
sa carrière dans les journaux. Elle est partie d’ici et a réussi à se faire un nom en tant qu’artiste. Cela m’a réconfortée de savoir qu’elle menait à Londres une vie prospère et épanouie.

— Elle est partie ? dis-je. Ainsi, Nancy Ducane a vécu elle aussi à Great Holling ?

— Oui. Jusqu’en 1913, répondit Margaret Ernst en contemplant toujours la vue par la fenêtre.

— L’année où Patrick et Frances Ive sont morts. L’année où Richard Negus a quitté le village, remarquai-je.

— Oui.

Je me penchai en avant afin d’attirer son attention, espérant ainsi la détourner de la tombe des Ive.

— Margaret… J’espère vivement que vous êtes décidée à me raconter l’histoire de Patrick et Frances Ive. Je suis certain que dès que je l’aurai entendue, je comprendrai bien des choses qui m’échappent pour l’instant, et que le mystère s’éclaircira.

Son regard grave se posa enfin sur moi.

— Oui, je suis prête à vous raconter cette histoire, mais à une condition. Vous devez me promettre de ne la répéter à aucun habitant du village. Ce que je vous dirai ne doit pas sortir de cette pièce tant que vous ne serez pas rentré à Londres. Là-bas, vous pourrez en parler à qui vous voudrez.

— Ne vous inquiétez pas pour ça, lui dis-je. Tel que c’est parti, je n’aurai guère l’occasion de discuter avec les gens de Great Holling. Ils fichent tous le camp dès que j’apparais.

Cela s’était produit à deux reprises le matin même, sur le chemin du cottage de Margaret Ernst. L’un des deux ébahis que j’avais croisés était un garçon d’une dizaine d’années, qui s’était empressé de passer son chemin. Il connaissait sûrement mes nom et prénom, et la nature de mes activités à Great Holling. Les petits villages ont au moins un talent particulier dont
Londres est dépourvu : ils savent comment ignorer quelqu’un au point de le faire se sentir terriblement important.

— J’exige une promesse solennelle, monsieur Catchpool… pas une dérobade.

— Pourquoi faut-il que cela reste sous le sceau du secret ? Les villageois ne savent-ils pas tout sur les Ive et ce qui leur est arrivé ?

Ce que Margaret dit ensuite me révéla qu’elle s’inquiétait tout spécialement pour l’un des villageois.

— Quand vous aurez entendu ce que j’ai à dire, vous voudrez sans aucun doute vous entretenir avec le Dr Ambrose Flowerday.

— L’homme que vous m’avez pressé d’oublier, et que vous ne cessez de rappeler à mon bon souvenir ?

— Vous devez me promettre de ne pas chercher à le voir, répliqua-t-elle en rougissant. Et si jamais vous le rencontriez par hasard, de ne pas aborder le sujet qui nous occupe. Tant que vous ne vous y serez pas engagé, je ne serai pas en mesure de vous raconter quoi que ce soit sur Patrick et Frances Ive.

— C’est que je ne suis pas sûr de pouvoir. Que dirai-je à mon patron de Scotland Yard ? Il m’a envoyé ici pour poser des questions.

— Eh bien alors, nous sommes coincés, constata Margaret Ernst en croisant les bras.

— Supposons que j’aille trouver ce Dr Flowerday et que je lui demande à lui de me raconter toute l’histoire ? Il connaissait les Ive, n’est-ce pas ? Hier, vous m’avez dit que, contrairement à vous, il habitait à Great Holling de leur vivant.

— Non ! s’écria-t-elle, et je vis de la peur passer dans ses yeux, sans aucun doute possible. Je vous en supplie, ne parlez pas à Ambrose ! Vous ne comprenez pas. Vous ne pouvez pas comprendre !

— Qu’est-ce qui vous effraie tant, Margaret ? Vous m’avez l’air d’une femme intègre et sincère, mais… je
ne puis m’empêcher de me demander si vous n’avez pas l’intention de ne me faire qu’un rapport partiel des faits.

— Oh, mon compte rendu sera complet. Il n’y manquera rien.

Je la crus, sans trop savoir pourquoi.

— Alors, puisque vous ne comptez pas me dissimuler une partie de la vérité, pourquoi devrais-je ne parler à personne d’autre de Patrick et Frances Ive ?

Margaret se leva et alla se poster à la fenêtre. Le front collé à la vitre, elle me masquait la vue sur le cimetière.

— Ce qui s’est passé en 1913 a infligé une plaie profonde à ce village, dit-elle posément. Tous ceux qui vivaient ici en ont souffert. Ensuite, Nancy Ducane est allée vivre à Londres, et Richard Negus dans le Devon, mais aucun des deux n’en a réchappé. La blessure était en eux. Elle ne se voyait pas sur leur peau, ni sur aucune partie du corps, mais elle était là. Les blessures qu’on ne peut voir sont les pires. Et ceux qui sont restés, comme Ambrose Flowerday, eh bien, ce fut terrible pour eux aussi. J’ignore si Great Holling pourra jamais s’en remettre. Je sais que pour l’instant, ce n’est pas le cas… Au village, personne n’évoque jamais cette tragédie, monsieur Catchpool, reprit-elle en se tournant face à moi. Personne, du moins pas directement. Parfois le silence est la seule issue. Le silence et l’oubli, à condition que l’on puisse oublier.

Je devinai son anxiété à la façon dont elle nouait et dénouait ses mains.

— Est-ce l’effet que ma question pourrait avoir sur le Dr Flowerday qui vous inquiète ? Essaie-t-il d’oublier ?

— Je vous l’ai dit, l’oubli est impossible.

— Cependant… il lui serait pénible d’aborder ce sujet ?

— Extrêmement pénible.

— Est-ce un ami très proche ?

— Cela n’a rien à voir avec moi, répliqua-t-elle vivement. Ambrose est un brave homme, et je n’ai pas envie qu’on le tourmente. Pourquoi ne pouvez-vous accéder à ma requête ?

— Bon, d’accord, vous avez ma parole, dis-je à contrecœur. Je ne parlerai à aucune personne du village de ce que vous m’aurez dit.

— Bien, répondit Margaret en soupirant de soulagement.

Après cette belle promesse, je me surpris à espérer que les habitants de Great Holling continueraient à m’ignorer superbement, et ne mettraient pas la tentation sur mon chemin. Ce serait bien ma veine de sortir du cottage de Margaret Ernst pour tomber justement sur un Dr Flowerday en mal de conversation.

Depuis ses trois portraits accrochés au mur, le défunt Charles Ernst me défia triplement du regard : « Vous avez intérêt à tenir votre promesse, sinon vous le regretterez, espèce de petit chenapan ! » semblait-il me dire.

— Et qu’en est-il de votre propre sérénité ? demandai-je. Vous ne voulez pas que je parle au Dr Flowerday afin de l’épargner. Mais c’est à moi maintenant de m’inquiéter pour vous. Je ne voudrais pas vous causer de la peine.

— À dire vrai, je suis plutôt contente d’avoir l’occasion de raconter l’histoire à quelqu’un de l’extérieur, comme je le fus moi-même.

— Alors je vous en prie, faites.

Elle hocha la tête, retourna s’asseoir, et se mit à me conter l’histoire de Patrick et Frances Ive, que j’écoutai sans l’interrompre. Je m’en vais à présent la coucher par écrit.

 

La rumeur qui enclencha tout le drame il y a seize ans vint d’une jeune servante qui travaillait au foyer
du révérend Patrick Ive et de Frances, son épouse. Ceci dit, la servante ne fut pas la seule, ni même la principale responsable de la tragédie qui en résulta. Par dépit, elle raconta un mensonge malveillant, mais elle le fit à une seule personne, et ce ne fut pas par elle que la rumeur se propagea à travers tout le village de Great Holling. À dire vrai, quand les dissensions eurent commencé, elle disparut de la circulation, et on la revit à peine. Certains prétendirent qu’elle avait honte de ce qu’elle avait provoqué, non sans raison. Plus tard, elle regretta le rôle qu’elle avait joué dans l’affaire, et fit de son mieux pour se racheter, mais il était trop tard.

Certes, elle fut bien mal avisée de raconter un pareil mensonge, même à une seule personne. Peut-être était-elle éreintée par une journée de dur labeur au presbytère, ou bien aspirait-elle à s’élever au-dessus de sa condition de simple servante, et nourrissait-elle envers les Ive une sorte de rancœur. Peut-être avait-elle simplement eu envie de mettre un peu de piquant dans sa morne existence, et était-elle assez naïve pour imaginer qu’il n’en sortirait rien de fâcheux.

Hélas, la personne qu’elle choisit comme réceptacle de ses médisances fut Harriet Sippel. Un choix facile à comprendre. Aigrie et vindicative comme elle l’était depuis la mort de son mari, Harriet serait toute disposée à écouter complaisamment son mensonge et à y croire avec ferveur, tant son désir était grand qu’il fût vrai. Quelle exultation ! Comme ses yeux avaient dû étinceler en apprenant cette nouvelle ! Quelqu’un du village commettait un acte très grave et, pire encore (mieux encore, du point de vue d’Harriet), ce quelqu’un était le pasteur ! Oui, Harriet était l’interlocuteur idéal pour la jeune servante, elle prêterait une oreille avide à ses calomnies, et c’était sans aucun doute pourquoi elle l’avait choisie.

Ladite servante raconta donc à Harriet que Patrick Ive était un escroc de la pire espèce, cruel et sacrilège : il attirait les villageois au presbytère tard dans la nuit, alors que sa femme Frances était partie aider les paroissiens dans le besoin comme elle le faisait souvent, et il les faisait payer en échange de communications avec l’au-delà : des messages venus d’outre-tombe, que les défunts le chargeaient de transmettre à leurs proches pour alléger leur peine.

Harriet Sippel raconta à tous ceux qui voulaient l’entendre que Patrick avait déjà abusé plusieurs villageois en recourant à cette pratique de charlatan, cela sans doute pour renforcer cette histoire et la rendre plus scandaleuse encore. La jeune servante insista plus tard en disant qu’elle n’avait pourtant mentionné qu’un seul nom : celui de Nancy Ducane.

À l’époque, Nancy n’était pas la fameuse portraitiste mondaine qu’elle est devenue, mais une jeune femme ordinaire. Elle était venue vivre à Great Holling en 1910 avec William, son mari, quand il s’était vu attribuer le poste de directeur de l’école communale. William était bien plus âgé que Nancy. Lorsqu’ils s’étaient mariés, elle avait dix-huit ans et lui presque cinquante, et voilà qu’en 1912, il mourut d’une affection respiratoire.

Selon les rumeurs malveillantes que Harriet Sippel commença à répandre durant le mois de janvier 1913 dans le village assiégé par la neige, on avait vu plusieurs fois Nancy entrer et sortir subrepticement du presbytère à des heures tardives, quand il faisait nuit noire, et seulement quand Frances Ive n’était pas à la maison.

BOOK: Meurtres en majuscules
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