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Authors: Hannah,Sophie

Tags: #Policier

Meurtres en majuscules (11 page)

BOOK: Meurtres en majuscules
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— Oui.

— S’il vous a parlé, c’est parce qu’il n’a pas peur.

— Pourquoi ? Parce que tout l’alcool qu’il a ingurgité le rend téméraire ?

— Non. Parce qu’il n’était pas…, commença Margaret, mais elle s’interrompit et sembla se raviser. Le meurtrier d’Harriet, Ida et Richard ne s’en prendra pas à lui. Il ne court aucun danger.

— Et vous ? demandai-je.

— Danger ou non, je vous aurais parlé comme je l’ai fait, et comme je le fais encore.

— Je vois. Êtes-vous particulièrement courageuse ?

— Entêtée, plutôt. Je dis ce que je crois devoir dire, je fais ce que je crois devoir faire. Et il suffit qu’on veuille m’imposer le silence pour que j’aie envie de parler.

— C’est tout à votre honneur.

— Me trouvez-vous trop directe, monsieur Catchpool ?

— Pas du tout. Cela facilite la vie, de dire ce que l’on pense.

— Est-ce l’une des raisons pour lesquelles votre vie n’a jamais été facile ? s’enquit Margaret Ernst en souriant. Ah… je vois. Vous préférez ne pas parler de vous. Très bien. Et moi, que vous ai-je fait comme impression ?

— Je viens juste de vous rencontrer, dis-je en me retenant de ne pas lever les yeux au ciel. L’un dans l’autre, vous m’avez l’air d’une bonne nature, répondis-je évasivement, bien peu préparé à ce genre d’échanges.

— Plutôt vague et succincte, comme description d’une personnalité, non ? D’ailleurs qu’est-ce au juste, la bonté ? La meilleure action que j’aie faite dans ma vie était indubitablement mauvaise et répréhensible, du point de vue moral.

— Vraiment ?

Quelle femme extraordinaire. Je décidai de saisir ma chance.

— Je repense à ce que vous m’avez dit tout à l’heure sur votre manie de faire le contraire de ce que l’on cherche à vous imposer… Victor Meakin m’a affirmé que personne ne voudrait me parler. Il serait ravi que vous négligiez de m’inviter à prendre une tasse de thé chez vous afin que nous puissions converser tout à loisir, et au sec. Qu’en dites-vous ?

Margaret Ernst sourit. Comme je l’avais escompté, elle parut apprécier mon audace. Cependant son regard se fit plus circonspect.

— M. Meakin serait également ravi que vous suiviez l’exemple de presque tous les villageois en refusant de franchir le seuil de ma maison, dit-elle. Il se réjouit toujours du malheur des autres. Nous pourrions doublement lui déplaire, si vous êtes d’humeur rebelle ?

— Voilà qui règle la question !

 

Margaret Ernst m’introduisit dans le petit salon, comme elle l’appelait, une longue pièce étroite tapissée de livres à laquelle le mot bibliothèque aurait mieux convenu. Sur un mur, trois portraits étaient accrochés, deux tableaux et une photographie, représentant un homme au front haut et aux sourcils broussailleux. Il devait s’agir de Charles, le défunt mari de Margaret. Son regard scrutateur en triple exemplaire me mit si mal à l’aise que je me tournai vers la fenêtre. Nous nous installâmes au coin du feu. Mon fauteuil offrant une vue excellente sur la tombe des Ive, j’en déduisis que Margaret s’y asseyait d’habitude, pour monter la garde. Évidemment, à cette distance, le sonnet n’était pas lisible et j’en avais tout oublié, à part ce seul vers, qui s’était imprimé dans mon esprit :
Car la supériorité a toujours été la cible de la calomnie.

— Racontez-moi ce qui est arrivé à Patrick et Frances Ive, dis-je.

— Non, me répondit sans ambages Margaret Ernst.

— Comment ça, non ? Vous ne voulez pas me parler de Patrick et Frances Ive ?

— Pas aujourd’hui. Peut-être le ferai-je demain. N’avez-vous pas d’autres questions à me poser, en attendant ?

— Certes, mais… m’en voudrez-vous si je vous demande ce qui aura changé entre aujourd’hui et demain ?

— J’aimerais avoir le temps d’y réfléchir.

— C’est que…

— Vous allez me rappeler que vous êtes un policier enquêtant sur une affaire de meurtre, et que c’est mon devoir de vous dire tout ce que je sais. Mais qu’est-ce que Patrick et Frances Ive ont à voir avec votre affaire ?

Sans doute aurais-je dû moi-même prendre le temps de réfléchir, mais j’avais hâte de voir quelle serait sa réaction quand je l’aurais informée d’un fait que je n’avais pas révélé à Victor Meakin et que, par conséquent, elle ne pouvait déjà connaître.

— Chacune des trois victimes a été découverte avec dans la bouche un bouton de manchette en or gravé d’un monogramme, dis-je. Avec les initiales de Patrick Ive : PIJ.

Comme je l’avais fait pour Poirot, je lui expliquai ensuite la place centrale qu’occupait l’initiale du nom de famille, la plus grande des trois majuscules. Contrairement à mon ami belge qui s’était offusqué de cette disposition comme si elle risquait de mettre la civilisation en péril, Margaret Ernst n’en parut pas choquée. Et ma révélation ne sembla pas la surprendre le moins du monde, ce qui m’étonna.

— Vous comprenez à présent pourquoi Patrick Ive m’intéresse tant ? conclus-je.

— Oui.

— Me direz-vous ce que vous savez à son sujet ?

— Demain, peut-être, s’obstina-t-elle. Voulez-vous encore un peu de thé, monsieur Catchpool ?

— Volontiers.

Elle quitta donc la pièce. Pouvais-je encore la prier de m’appeler Edward, ou avais-je trop tardé ? Resté seul dans le petit salon, je pesai le pour et le contre, tout en sachant pertinemment que je n’oserais pas rectifier le tir, et qu’elle continuerait à m’appeler « monsieur Catchpool » jusqu’à la fin des temps. Entre
autres fâcheuses habitudes, j’ai en effet la manie de me perdre en vaines conjectures.

Lorsque Margaret revint avec le thé, je la remerciai et lui demandai si elle pouvait me parler d’Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus. Là, son attitude changea du tout au tout. Elle ne chercha nullement à déguiser sa pensée, et me fournit sur deux des trois victimes de quoi remplir plusieurs pages, avec une redoutable efficacité. Hélas, je pestai contre moi-même, car j’avais laissé mon carnet de notes dans ma chambre du King’s Head, rangé dans l’une de mes valises. Ce serait l’occasion de tester ma mémoire.

— D’après les rumeurs (et au village, elles coulent à flots), Harriet était à l’origine d’un caractère doux et enjoué, commença Margaret. Gentille, généreuse, toujours souriante, serviable envers les amis et voisins sans jamais songer à elle-même… une vraie petite sainte, quoi. Encline à voir le bien partout, et à considérer tous ceux qu’elle rencontrait sous le meilleur éclairage. Parfois trop confiante, et d’une naïveté touchante, d’après certains. Je ne suis pas certaine de croire à la légende d’Harriet la parfaite, « Harriet avant qu’elle change », comme disent les gens. Quand on voit ce qu’elle est devenue, le contraste est si frappant… Comme si elle était passée d’un extrême à l’autre. Peut-être n’était-ce pas vraiment le cas. Lorsqu’on raconte une histoire, on a tendance à forcer un peu le trait afin de la rendre plus dramatique, n’est-ce pas ? Or perdre un mari aussi jeune peut effectivement assombrir même la nature la plus gaie. Harriet et son George étaient très attachés l’un à l’autre, dit-on. En 1911, à l’âge de vingt-sept ans, il est tombé raide mort dans la rue, alors qu’il pétait la santé, comme on dit vulgairement. Un caillot de sang dans le cerveau. Harriet s’est retrouvée veuve à vingt-cinq ans.

— Quel choc, pour elle, dis-je.

— Oui, acquiesça Margaret. On ne peut sortir indemne d’une telle épreuve. Toute sa vie et son caractère ont dû en être affectés. Il est intéressant de noter que certains la qualifiaient de naïve.

— En quoi est-ce intéressant ?

— La naïveté suggère une vision à l’eau de rose de la vie et du monde qui vous entoure. Quand la pire des tragédies s’abat sur quelqu’un de naïf, il peut ressentir de la colère et du ressentiment autant que de la tristesse, comme s’il se sentait floué, dupé. Et une personne qui souffre cruellement sera plus encline à blâmer et persécuter les autres… Enfin, certaines personnes, devrais-je dire, rectifia-t-elle, alors que je m’efforçais justement de cacher mon vigoureux désaccord. Pas tout le monde. Je parie que vous êtes davantage enclin à vous persécuter vous-même, n’est-ce pas, monsieur Catchpool ?

— J’espère ne persécuter personne, répliquai-je, quelque peu désarçonné par sa remarque. Donc, dois-je en conclure que la perte de son mari eut un effet malheureux sur le caractère d’Harriet Sippel ?

— Oui. Je n’ai jamais connu la douce et gentille Harriet Sippel. La femme que j’ai connue était venimeuse, méchante, moralisatrice. Méfiante envers tout le monde, elle traitait tout un chacun en ennemi. Elle voyait le mal partout, et se comportait comme si elle était chargée de le dénoncer et de le vaincre. S’il y avait un nouveau venu au village, elle partait du principe qu’il était fatalement mauvais, faisait part de ses soupçons à tous ceux qui voulaient l’entendre, et les encourageait à chercher d’autres signes les confirmant. Et si, après avoir cherché un vice caché dans une personne, elle n’en trouvait aucun, elle en inventait. Après la mort de George, son seul plaisir était de condamner les autres, comme si cela faisait d’elle quelqu’un de bien. Cette lueur dans ses yeux dès qu’elle reniflait un nouveau méfait…, dit Margaret
en frissonnant. C’était comme si, en l’absence de son mari, elle avait trouvé de quoi attiser sa passion. Elle s’y accrochait, mais c’était une passion noire, destructrice, qui se nourrissait de haine, pas d’amour. Le pire, c’est qu’elle attirait les gens ; ils faisaient masse autour d’elle, tout prêts à abonder dans son sens.

— Mais pourquoi ?

— Ils craignaient d’être le prochain. Ils savaient qu’Harriet et ses accusations malfaisantes ne restaient jamais longtemps sans proie. Je ne crois pas qu’elle aurait pu survivre plus d’une semaine sans cible à fustiger.

Je songeai au jeune binoclard. « Personne n’a envie d’être le prochain », avait-il dit.

— Ils étaient tout heureux de condamner la pauvre âme sur laquelle elle s’acharnait, si cela pouvait détourner son attention d’eux-mêmes et de leurs manigances. Un ami, pour Harriet, c’était un complice prêt à vilipender avec elle ceux qu’elle estimait coupables d’un péché, véniel ou mortel.

— Vous décrivez le genre de personne qui a toutes les chances de finir assassinée, oserais-je dire.

— Ah oui ? Je trouve que les gens comme Harriet Sippel échappent trop souvent à ce sort, déclara Margaret, puis elle haussa les sourcils en me considérant. Je vous ai encore choqué, à ce que je vois, monsieur Catchpool ? En tant que femme de pasteur, je ne devrais pas faire ce genre de déclarations, je suppose. J’essaie d’être une bonne chrétienne, mais j’ai mes faiblesses, comme nous tous. L’une d’elles, c’est mon incapacité à pardonner l’incapacité de pardonner. Cela vous semble-t-il contradictoire ?

— C’est surtout un peu tordu et compliqué. M’en voudrez-vous si je vous demande où vous étiez jeudi soir dernier ?

Margaret soupira et regarda par la fenêtre.

— À mon poste habituel. Là où vous êtes assis, à surveiller le cimetière.

— Seule ?

— Oui.

— Merci.

— Voulez-vous que nous passions à Ida Gransbury ? proposa-t-elle.

J’acquiesçai, avec une certaine appréhension. Et si les trois victimes s’avéraient être de leur vivant des monstres vindicatifs ? Les mots « PUISSENT-ILS NE JAMAIS REPOSER EN PAIX » me revinrent à l’esprit, suivis aussitôt par le récit que Poirot m’avait fait de sa rencontre avec Jennie, et ce qu’elle avait déclaré avec insistance : une fois qu’elle serait morte, justice serait enfin rendue…

— Ida était une terrible donneuse de leçons, dit Margaret. En apparence, dans sa conduite, elle était en tous points aussi moralisatrice qu’Harriet, mais plutôt que le plaisir de persécuter autrui, c’était la peur qui l’animait, la peur et une foi aveugle en les règles auxquelles nous sommes censés nous soumettre. Dénoncer les péchés des autres ne lui procurait pas autant de plaisir qu’à Harriet, mais c’était pour elle un devoir moral en tant que bonne chrétienne.

— Quand vous parlez de peur, est-ce celle du châtiment divin ?

— En partie, oui, mais pas seulement, dit Margaret. Quelles que soient les règles, les gens ne les considèrent pas tous de la même façon. Des caractères comme le mien sont rétifs à toutes formes de contraintes, mais certains les acceptent volontiers, car cela leur donne un sentiment de sécurité. Ils se sentent protégés.

— Et Ida Gransbury était de ceux-là ?

— Je le crois, oui. Elle n’en aurait pas convenu. Elle se faisait toujours passer pour une femme vertueuse, pleine de principes. Chez Ida, pas de hon
teuses faiblesses humaines ! Je regrette qu’elle soit morte, même si elle a fait un mal incommensurable de son vivant. Contrairement à Harriet, Ida croyait en la rédemption. Elle voulait sauver les pécheurs, tandis qu’Harriet ne voulait que les vilipender, les rabaisser, et se sentir élevée en comparaison. Je crois qu’Ida aurait pardonné à un pécheur repentant. L’esprit chrétien de contrition la rassurait. Cela sous-tendait sa vision du monde.

— Quel mal incommensurable Ida a-t-elle fait ? demandai-je. Et à qui ?

— Revenez me poser cette question demain, répliqua-t-elle d’un ton débonnaire, mais ferme.

— À Patrick et Frances Ive ?

— Demain, monsieur Catchpool.

— Et Richard Negus, que pouvez-vous m’en dire ?

— Assez peu de choses, je le crains. Il a quitté Great Holling peu après notre arrivée. Je crois que c’était une autorité dans le village, un homme que les gens écoutaient et auquel ils demandaient conseil. Tout le monde parle de lui avec le plus grand respect, à part Ida Gransbury. Elle n’a plus jamais mentionné son nom après son départ de Great Holling.

— Lequel des deux a pris la décision d’annuler le projet de mariage ?

— Lui.

— Comment savez-vous qu’ensuite, elle n’a plus jamais reparlé de lui ? Peut-être l’a-t-elle fait avec d’autres que vous ?

— Oh, Ida ne m’adressait pas la parole. Je le sais par Ambrose Flowerday, le médecin du village, et il n’y a pas plus fiable au monde. Ambrose a vent de tout ce qui se passe ou à peu près, il lui suffit de laisser la porte de sa salle d’attente entrebâillée.

— Serait-ce ce Dr Flowerday que je suis censé oublier ? Ambrose… quel drôle de prénom, dis-je malicieusement, mais Margaret ignora ma remarque.

— Après que Richard Negus l’eut abandonnée, Ida décida de ne plus jamais parler de lui, dit-elle. Je le tiens de source sûre. Elle afficha une indifférence absolue, ne montra aucun signe de trouble ni d’affliction. Les gens louèrent sa force de volonté. Elle déclara que désormais, elle dédierait tout son amour à Dieu. Au moins Lui ne la décevrait pas.

BOOK: Meurtres en majuscules
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