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Authors: Hannah,Sophie

Tags: #Policier

Meurtres en majuscules (8 page)

— Oui. Richard y a vécu jusqu’en 1913, confirma Negus. Il avait un cabinet d’avocat dans la Culver Valley. C’est là que lui et moi avons passé notre enfance, à Silsford. Puis en 1913, il est venu vivre dans le Devon avec moi, et il y est resté jusqu’à… aujourd’hui, conclut-il, l’air hagard, comme si la mort de son frère s’était brusquement abattue sur lui dans toute son horrible réalité.

— Richard vous a-t-il jamais parlé d’une certaine Jennie ? demanda Poirot. Qu’elle soit de Great Holling ou d’ailleurs ?

Au bout d’un long silence, Henry Negus finit par répondre par la négative.

— Et de quelqu’un dont le nom correspondrait aux initiales PIJ ?

— Non. La seule personne du village dont il m’ait jamais parlé, c’était Ida, sa fiancée.

— Si je puis me permettre une question délicate, monsieur. Pourquoi les fiançailles de votre frère ne se sont-elles jamais conclues par un mariage ?

— À vrai dire, je l’ignore. Richard et moi étions proches, mais nous avions tendance à débattre d’idées plutôt que de ce qui avait trait à notre vie privée : philosophie, politique, théologie… Tout ce qu’il m’a dit à propos d’Ida, c’est qu’ils avaient prévu de se marier, et qu’en 1913, ils avaient rompu leurs fiançailles.

— Attendez. En 1913, ils rompent leurs fiançailles, et lui quitte Great Holling pour venir vivre chez vous dans le Devon ? poursuivit Poirot.

— Oui, avec ma femme et mes enfants.

— A-t-il quitté Great Holling pour mettre une certaine distance entre Mlle Gransbury et lui-même ?

Henry Negus réfléchit un instant avant de répondre.

— Je crois que c’était en partie la raison, mais pas seulement. Richard avait pris Great Holling en grippe, et Ida Gransbury n’en était pas la seule responsable. Ce village lui sortait par les yeux, m’a-t-il dit sans m’expliquer pourquoi, et je n’ai pas osé le questionner. Richard avait une façon à lui de vous faire comprendre que le sujet était clos. Son verdict sur le village était définitif, sans appel, et signifiait aussi : inutile de revenir là-dessus. Peut-être que si j’avais essayé d’en savoir plus…

Negus s’interrompit, le visage crispé par l’angoisse et les regrets.

— Vous ne devez pas vous en vouloir, monsieur Negus, intervint Poirot. Vous n’êtes pour rien dans la mort de votre frère.

— Je ne puis m’empêcher de penser que… que quelque chose d’affreux a dû lui arriver dans ce village. Le genre de choses qu’on n’a pas envie d’évoquer lorsqu’on peut l’éviter. De toute évidence, c’était le cas pour Richard, aussi ai-je estimé qu’il valait mieux ne pas insister. C’était lui le frère aîné, celui qui déte
nait l’autorité, vous comprenez. Tout le monde s’en remettait à lui. Il était d’une grande intelligence, vous savez.

— En vérité ? dit Poirot avec douceur.

— Oh oui, personne ne faisait attention aux détails comme Richard, avant son déclin. Il était extrêmement scrupuleux dans tout ce qu’il entreprenait. On pouvait lui faire confiance. C’est pourquoi il avait réussi comme avocat, avant que les choses ne tournent mal. J’ai toujours cru qu’il finirait par remonter la pente. D’ailleurs, il a semblé se reprendre un peu il y a quelques mois. Enfin, il retrouve un peu le goût de vivre, me suis-je dit. J’ai même espéré qu’il songe à retravailler, avant de dépenser jusqu’à son dernier penny…

— Monsieur Negus, si vous voulez bien ralentir un peu, intervint Poirot doucement mais fermement. Votre frère n’a donc pas repris son activité, une fois qu’il s’est installé chez vous ?

— Non. Lorsqu’il est venu habiter chez nous dans le Devon, Richard avait tout laissé derrière lui : Great Holling, Ida Gransbury, et son métier. Il vivait en reclus et s’adonnait à la boisson.

— Ah. Le déclin que vous évoquiez tout à l’heure ?

— Hélas oui. C’est un Richard froid et renfermé qui arriva chez moi, bien différent de celui dont j’avais gardé le souvenir. C’était comme s’il avait construit un mur autour de lui. Il ne quittait jamais la maison, ne voyait personne, n’écrivait à personne, ne recevait aucune lettre. Il ne faisait que lire des livres et rester prostré des heures, les yeux dans le vague. Il refusait obstinément de nous accompagner à l’église et ne dérogeait jamais à cette règle, même pas pour faire plaisir à ma femme. Il habitait chez nous depuis environ un an lorsqu’un jour, j’ai trouvé une bible sur le palier, devant la porte de la chambre que nous lui avions attribuée. À l’origine, elle était
rangée dans le tiroir de sa table de nuit. J’ai voulu l’y replacer, mais Richard m’a bien fait comprendre qu’il n’en voulait pas. Je dois avouer qu’après cet incident, j’ai demandé à ma femme si… eh bien, si nous devions lui demander de chercher à habiter ailleurs. Sa présence sous notre toit nous déconcertait et nous pesait parfois. Mais Clara, mon épouse, n’a pas voulu en entendre parler. « La famille, c’est sacré, m’a-t-elle déclaré. Richard n’a plus que nous. On ne met pas son frère à la rue. » Elle avait raison, bien sûr.

— Vous disiez que Richard dépensait beaucoup d’argent ? demandai-je.

— Oui. Lui et moi avons hérité d’une fortune confortable. L’idée que mon frère aîné, si responsable, dilapidait son héritage sans souci de l’avenir me peinait plus que je ne saurais dire… Pourtant c’est bien ce qu’il faisait. Il semblait décidé à transformer en alcool tout ce que notre père lui avait laissé pour le boire jusqu’à la lie. À ce train-là, il ne tarderait pas à être sans le sou et à tomber malade, me disais-je certaines nuits. Je n’arrivais pas à trouver le sommeil, songeant à la triste fin qui risquait d’être la sienne. Pourtant malgré mes craintes, je n’ai jamais pensé un seul instant que Richard pourrait être victime d’un meurtre. J’aurais peut-être dû me poser des questions.

Poirot lui lança un regard incisif.

— Quelles questions, monsieur ? Qu’est-ce qui aurait pu vous faire imaginer pour votre frère une fin aussi terrible ?

Henry Negus réfléchit un moment avant de répondre.

— Il serait absurde de dire que Richard semblait pressentir qu’il serait assassiné. Comment savoir ? Mais du jour où il s’est installé chez nous, il a eu le comportement d’un homme qui ne tient plus à la vie, ou plutôt, qui considère que sa vie est déjà finie. Oui, c’est ainsi que je définirais le mieux son attitude.

— Vous dites, pourtant, qu’il semblait…
remonter la pente
, les mois qui ont précédé sa mort ?

— Oui. Ma femme aussi l’avait remarqué. Elle voulait que j’en parle avec lui… Vous savez comment sont les femmes. Mais je connaissais assez Richard pour savoir qu’il ne prendrait pas bien cette intrusion.

— Il semblait plus heureux ? demanda Poirot.

— J’aimerais pouvoir répondre oui, monsieur Poirot. Si je pouvais croire que Richard était plus heureux le jour où il est mort que durant toutes ces dernières années, ce serait pour moi une grande consolation. Mais non, ce n’était pas du bonheur. Il semblait avoir quelque chose en tête, un projet, un but, après des années d’oisiveté. C’était une impression, mais je ne sais rien de plus sur ce qui lui occupait l’esprit.

— Pourtant vous êtes certain de n’avoir pas imaginé ce changement ?

— Oui. Cela s’est manifesté de plusieurs façons. Richard se levait plus tôt et descendait plus souvent prendre son petit déjeuner. Il avait davantage d’entrain et d’énergie. Son hygiène de vie s’améliorait. Et surtout, il avait arrêté de boire. Je ne puis vous dire combien j’en étais heureux. Ma femme et moi, nous priions pour qu’il réussisse, quel que que soit son projet, pour qu’enfin la malédiction de Great Holling relâche son étreinte et le laisse profiter de la vie.

— La malédiction, monsieur ? Vous croyez donc que ce village était maudit ?

— Non, pas vraiment, répondit Henry Negus, rouge de confusion. Je ne crois pas en ce genre de choses. C’est ma femme qui en parlait ainsi. À défaut d’avoir une vraie histoire à se mettre sous la dent, elle a inventé l’idée d’une malédiction, en s’inspirant du fait que Richard avait fui le village après avoir rompu ses fiançailles, ainsi que de l’événement survenu par ailleurs à Great Holling.

— De quel événement parlez-vous ? demandai-je.

— Ah, vous n’êtes pas au courant ? s’étonna Henry Negus. Mais pourquoi le seriez-vous ? La terrible tragédie qui a frappé le jeune pasteur de la paroisse et sa femme. Richard nous en a parlé dans une lettre quelques mois avant de quitter le village. Ils sont morts à quelques heures d’intervalle.

— Et de quoi sont-ils morts ? demanda Poirot.

— Je l’ignore. Richard n’a pas mentionné de détails dans sa lettre, en supposant qu’il les connaisse. Il a seulement écrit que c’était une terrible tragédie. En fait, je l’ai questionné plus tard à ce sujet, mais il m’a rabroué, et je n’ai rien appris de plus. Je crois qu’il était trop accablé par ses propres tourments pour s’intéresser aux malheurs d’autrui.

8

Rassemblons nos idées

— Autrement dit, tous ces funestes événements advenus il y a seize ans sont liés, conclut Poirot une heure plus tard, alors que nous quittions le Pleasant’s pour rejoindre notre pension. Le sort tragique du pasteur et de son épouse, la brusque rupture des fiançailles de Richard Negus avec Ida Gransbury, sa haine déclarée pour Great Holling, qu’il déserte précipitamment pour se réfugier dans le Devon, où il sombre dans l’alcool et dilapide sa fortune sous le toit de son propre frère !

— Vous croyez que Richard Negus s’est mis à boire suite à la mort du pasteur ? Évidemment, c’est tentant d’établir un lien entre tous ces éléments, mais un peu tiré par les cheveux, non ?

— Non, mon ami, je ne trouve pas, me rétorqua Poirot en me lançant un regard incisif. Inspirez donc l’air vivifiant de ce jour d’hiver, Catchpool. Il vous aidera peut-être à oxygéner vos petites cellules grises. Inspirez profondément, mon ami.

Par ironie, j’obéis à son absurde injonction, et pris une grande goulée d’air frais.

— Bien. À présent, réfléchissez : non seulement le
jeune pasteur a connu une fin tragique, mais il est mort juste après sa femme, dans les heures qui ont suivi. Voilà qui est tout à fait insolite. Richard Negus mentionne cet événement dans une lettre adressée à son frère Henry. Quelques mois plus tard, après avoir rompu ses engagements envers Ida Gransbury, il part pour le Devon, et c’est là que commence son déclin. Il refuse la présence d’une bible dans sa chambre, et refuse également de se rendre à l’église, ne serait-ce que pour faire plaisir à sa belle-sœur, qui l’a généreusement accueilli sous son toit.

— Et alors ? En quoi trouvez-vous un sens à tout cela ?

— Ah ! L’oxygène n’a pas encore eu le temps d’irriguer votre cerveau ramolli, mon cher. L’Église, Catchpool ! Un pasteur et son épouse meurent tragiquement à Great Holling. Peu après, Richard Negus nourrit une aversion manifeste pour le village, pour l’Église et pour la Bible.

— Pour l’instant je vous suis.

— Bon. Donc, Richard Negus s’installe dans le Devon, et durant son lent et inexorable déclin, son frère Henry s’interdit de s’immiscer dans son intimité au risque de se faire mal recevoir. Pourtant, qui sait, cela aurait pu sauver Richard de son penchant autodestructeur…

— Vous trouvez qu’Henry Negus a été négligent ?

— Ce n’est pas sa faute, repondit Poirot en balayant l’air de la main. Que voulez-vous, il est anglais. Vous autres Britanniques avez un tel souci des convenances que vous restez à contempler en silence le désastre qui se déroule sous vos yeux et qui aurait pu être évité, plutôt que de vous mêler, crime impardonnable, de ce qui ne vous regarde pas !

— Je vous trouve un peu injuste, répliquai-je en haussant le ton pour me faire entendre malgré les
rafales de vent et le brouhaha de la très animée London Street, mais Poirot ne releva pas.

— Pendant des années, Henry Negus s’inquiète en silence pour son frère. Il espère, et prie également, n’en doutons pas. Alors qu’il est bien près d’abandonner tout espoir, ses prières sont exaucées, semble-t-il : selon son expression, Richard Negus remonte la pente, et ce de façon manifeste les deux derniers mois. Il paraît avoir quelque projet en tête. Peut-être ce projet consistait-il entre autres à retenir trois chambres à l’hôtel Bloxham, pour lui-même et deux femmes qu’il connaissait de ses années à Great Holling ? C’est là un fait acquis. Puis, la nuit dernière, il est retrouvé mort dans ce même hôtel, avec dans la bouche un bouton de manchette gravé d’un monogramme, non loin de son ex-fiancée, Ida Gransbury, et d’Harriet Sippel, une autre villageoise qui fut jadis sa voisine. Les deux femmes ont été pareillement assassinées.

Poirot s’arrêta le temps de reprendre son souffle.

— Catchpool, haleta-t-il en s’épongeant le front avec le mouchoir qu’il avait sorti de la poche de son gilet. De cette suite funeste d’événements, quel est le premier dont je vous ai fait part ? Il s’agit bien des morts tragiques du pasteur et de son épouse, n’est-ce pas ?

— En effet, en admettant qu’ils fassent partie de la même histoire que les trois meurtres du Bloxham. Aucun indice ne nous le prouve, Poirot. Je prétends toujours que ce pauvre pasteur n’a rien à voir là-dedans.

— Et la pauvre Jennie non plus, je présume ?

— Exactement… Avez-vous jamais essayé de faire des mots croisés, Poirot ? lui demandai-je tandis que nous reprenions notre route. Savez-vous que j’essaie moi-même de composer une grille, ces derniers temps ?

— Comment l’ignorer alors que nous vivons sous le même toit, mon ami ?

— Certes. Eh bien, j’ai remarqué qu’il se passe un phénomène intéressant, lorsqu’on essaie de trouver un mot d’après une définition. Tenez, celle-ci, par exemple : « ustensile de cuisine, neuf lettres », avec la lettre « C » comme initiale. Vous pensez tout de suite au mot « casserole », et vous vous dites, c’est bon, j’ai trouvé, alors que la bonne réponse est en réalité « couvercle », un autre mot de neuf lettres, qui est aussi un ustensile de cuisine. Vous comprenez ?

— Cet exemple vous dessert plutôt qu’il ne vous sert, Catchpool. Dans la situation que vous décrivez, je penserais autant à casserole qu’à couvercle. Il faudrait être idiot pour envisager l’un sans penser à l’autre, alors que tous deux correspondent à la définition.

— Très bien. Puisque vous voulez tenir compte de deux assertions aussi fondées l’une que l’autre, que dites-vous de celle-ci : Richard Negus refusait d’aller à l’église et d’avoir une bible dans sa chambre parce que le malheur qui l’avait frappé, quel qu’il soit, avait ébranlé sa foi. C’est tout aussi plausible, et son attitude peut n’avoir aucun rapport avec les morts du pasteur et de sa femme. Richard Negus ne serait pas le premier à se retrouver dans la mouise et à se demander si Dieu n’a pas une dent contre lui ! m’exclamai-je, avec plus de véhémence que je n’en avais l’intention.

— Vous êtes-vous déjà posé personnellement cette question, Catchpool ? s’enquit Poirot en posant sa main sur ma manche pour m’obliger à ralentir le pas, car j’avais tendance à oublier que mes jambes étaient bien plus longues que les siennes.

— En fait, oui, admis-je. Je n’ai pas pour autant cessé d’aller à l’église, mais je peux comprendre pourquoi certains le font.

Par exemple, ceux qui protesteraient plutôt que de tolérer en silence qu’on les traite de cerveau ramolli, me dis-je.

— Qui rend-on responsable de ses ennuis, Dieu ou soi-même ? Tout vient de là, ajoutai-je.

— Votre malheur à vous comprend-il une femme ?

— Plusieurs beaux spécimens du genre, dont mes parents espéraient avec ferveur que je les épouserais. J’ai tenu bon et n’ai infligé ma présence à aucune, conclus-je, puis je repris vivement ma marche, obligeant ainsi le pauvre Poirot à se presser pour me rattraper.

— Donc, selon vous, nous devons oublier la fin tragique du pasteur et de sa femme ? me dit-il. Nous devons faire fi de cet événement, au cas où il nous conduirait à une fausse conclusion ? Et nous devons, pour la même raison, passer à la trappe tout ce qui concerne Jennie ?

— Non, je n’irais pas jusque-là. Je dis juste que ce n’est pas la voie à suivre.

— Eh bien je vais vous la dire, moi, la voie à suivre ! Vous devez vous rendre à Great Holling. Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus ne sont pas juste trois pièces d’un puzzle, ni de simples pions que nous déplaçons pour tenter de les faire rentrer dans un schéma. Avant leur mort ils éprouvaient des émotions, ils avaient une vie ponctuée de coups de folie et d’éclairs de lucidité. Vous devez aller au village où ils ont tous vécu et découvrir qui ils sont, Catchpool.

— Vous vous voulez dire
nous
 ?

— Non, mon ami. Poirot restera à Londres. Pour progresser, je n’ai pas besoin de me déplacer, juste d’agiter un peu mes méninges. Non, vous irez, puis vous me ferez un rapport complet sur vos pérégrinations. Ce sera suffisant. Munissez-vous de deux listes de noms : celle des clients du Bloxham les nuits de mercredi et jeudi, et celle des employés de
l’hôtel. Découvrez si quelqu’un de ce maudit village reconnaît l’un des noms. Interrogez les habitants sur Jennie et les initiales PIJ, et surtout, ne revenez pas avant d’avoir découvert l’histoire du pasteur et de sa femme, et de leurs fins tragiques en 1913.

— Poirot, vous devez m’accompagner ! m’exclamai-je. Je nage complètement dans cette affaire du Bloxham. J’ai besoin de votre aide.

— Vous pouvez y compter, mon ami. Une fois rentrés chez Mme Blanche, nous rassemblerons nos idées afin que vous ne débarquiez pas à Great Holling sans préparation.

Il disait toujours « chez Mme Blanche » en parlant de la pension. Chaque fois, cela me rappelait qu’au début, je l’appelais moi-même ainsi, avant qu’elle ne devienne tout simplement « chez moi ».

 

« Rassembler nos idées » consista essentiellement pour Poirot à rester campé près de la cheminée dans le salon frangé de dentelles bleu lavande, tandis qu’assis non loin de là dans un fauteuil, je prenais sous la dictée chaque mot qu’il prononçait. Jamais je n’avais encore entendu quelqu’un ordonner son discours avec autant de précision, et encore aujourd’hui, je n’ai jamais rencontré son égal. Comme je protestais en disant qu’il m’obligeait à noter des informations que je connaissais pertinemment, j’eus droit à une longue et fervente dissertation sur l’importance de la méthode en toutes choses. Apparemment, on ne pouvait attendre de mon cerveau ramolli qu’il soit capable de tout enregistrer, et il me fallait donc un rapport écrit auquel me référer.

Après m’avoir dicté la liste de tout ce que nous savions, Poirot suivit la même procédure pour tout ce que nous ignorions encore, mais espérions élucider. (J’ai envisagé de reproduire ici ces deux listes, mais je n’ai pas eu envie d’infliger à mes lecteurs l’ennui
et la rage que j’ai moi-même éprouvés durant cette laborieuse séance.)

Pour être juste envers Poirot, une fois que j’eus relu tout ce que j’avais couché sur le papier, ma vision des choses s’était nettement éclaircie, sans diminuer en rien mon profond découragement. Je reposai mon stylo en soupirant.

— Quel intérêt d’avoir sur moi une liste interminable de questions sans réponse, et qui le resteront, selon toute probabilité ?

— Vous manquez de confiance en vous, Catchpool.

— Oui, reconnnus-je. Que fait-on dans ce cas-là ?

— Je l’ignore, n’ayant pas moi-même ce problème.

— Vous croyez-vous donc capable d’élucider cette affaire ?

— Vous voudriez que je vous rassure sur mes capacités parce que vous doutez des vôtres ? me répliqua Poirot en souriant. Mon ami, vous en savez bien plus que vous ne le croyez. Rappelez-vous cette plaisanterie que vous avez faite, à l’hôtel, sur les trois victimes arrivant un mercredi, la veille des meurtres. Vous avez dit : « C’est presque comme si elles avaient reçu une invitation : veuillez arriver la veille afin que la journée du jeudi soit entièrement consacrée à votre assassinat. »

— Oui, et alors ?

— Votre ironie se fondait sur l’idée que traverser le pays en train et se faire tuer durant la même journée, c’était trop exténuant pour une seule et même personne. Et que le tueur avait souhaité ménager ses victimes ! Quelle idée amusante ! s’exclama Poirot en riant, puis il lissa ses moustaches, comme s’il craignait de les avoir dérangées. Votre remarque m’a donné à réfléchir, mon ami. Se faire tuer ne demande guère d’effort à la victime, et aucun tueur n’est aussi prévenant envers les personnes qu’il a l’intention
d’empoisonner. Alors pourquoi notre assassin ne tue-t-il pas les trois victimes le mercredi soir ?

— Il devait être pris ce soir-là.

— Dans ce cas, pourquoi ne s’arrange-t-il pas pour que les victimes arrivent durant la journée du jeudi au lieu du mercredi ? Il pouvait tout aussi bien les supprimer le jeudi soir, entre 19 h 15 et 20 h 10, comme il l’a effectivement fait, non ?

Je m’exhortai à la patience.

— Vous compliquez les choses à loisir, Poirot. Puisque les victimes se connaissaient, peut-être avaient-elles une bonne raison pour séjourner à Londres les deux nuits, une raison qui n’a rien à voir avec le tueur ? Il a choisi de les tuer le deuxième soir parce que cela lui convenait mieux ; il ne les a pas invitées au Bloxham, il savait juste qu’elles s’y trouveraient, et durant quel laps de temps. D’ailleurs… Non, rien. C’est idiot.

— Idiot ou pas, dites-le, ordonna Poirot.

— Eh bien, si le meurtrier est plutôt méticuleux et prévoyant de nature, il n’a peut-être pas souhaité programmer les meurtres le jour où ses victimes voyageaient, au cas où leurs trains auraient du retard.

— Peut-être que lui-même devait faire le trajet jusqu’à Londres, de Great Holling ou d’ailleurs. Et qu’il, ou elle, car ce peut être une femme, n’a pas eu envie de faire un long trajet et de commettre trois meurtres le même jour.

— N’importe, les victimes auraient pu arriver le jeudi, non ?

— Eh bien elles sont arrivées la veille, nous le savons, remarqua simplement Poirot. Ce qui me conduit à me demander si quelque chose concernant le meurtrier et les trois victimes ne devait pas se produire avant que les meurtres puissent être commis. Si c’est le cas, alors peut-être que le tueur n’est pas venu de loin, et qu’il habite ici, à Londres.

— C’est possible, dis-je. Tout cela pour en revenir à ma première constatation : nous n’avons pas la moindre idée de ce qui s’est passé ni pourquoi. Au fait, Poirot… ?

— Oui, mon ami ?

— Je n’ai pas encore eu le cœur de vous le dire, sachant que vous n’allez pas apprécier. Les boutons de manchette monogrammés…

— Oui ?

— Vous avez interrogé Henry Negus sur les initiales PIJ. Or selon moi, ce ne sont pas les initiales du mystérieux propriétaire des boutons de manchette. Regardez.

Je reproduisis le monogramme au dos de l’une des feuilles de papier en m’efforçant d’être aussi fidèle que possible au souvenir que j’en avais.

— Le I est plus grand, et le P et le J de chaque côté bien plus petits. C’est un style de monogramme assez prisé. La grande initiale représente le nom de famille, et elle se trouve au centre.

— Des initiales interverties délibérément ? s’indigna Poirot. C’est absurde !

— Pourtant c’est très courant, vous pouvez me croire. Pas mal de mes collègues ont des boutons de manchette de ce type.

— Incroyable. L’Anglais n’a décidément aucun respect pour la logique des choses.

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