Titre original
The Monogram Murders
publié par HarperCollins
Publishers
© Conception graphique et couverture : We-We
design © HarperCollins
Publishers
Ltd 2014.
ISBN : 978-2-7024-4130-5
AGATHA CHRISTIE
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and POIROT
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The Monogram Murders copyright
© Agatha Christie Limited 2014. Tous droits réservés.
© 2014, Éditions du Masque, département des éditions
Jean-Claude Lattès, pour la traduction française.
Pour Agatha Christie
Jennie la fugueuse
— Tout ce que je dis, c’est qu’elle ne me plaît pas, chuchota la serveuse aux cheveux fous, assez fort néanmoins pour que sa remarque parvienne aux oreilles de l’unique client du Pleasant’s Coffee House. Je ne suis quand même pas obligée de l’aimer, hein ? Chacun est libre de ses opinions.
— Elle m’avait l’air assez gentille, avança la deuxième serveuse, quoique d’un ton moins assuré.
— Ça, c’est quand sa fierté en a pris un coup. Dès qu’elle reprend du poil de la bête, elle retrouve tout son fiel, répliqua la première. Ça marche à l’envers. J’en ai connu des tas, comme elle… Et je ne leur ai jamais fait confiance.
— Qu’est-ce que tu veux dire par « ça marche à l’envers » ? demanda sa collègue, qui était plus petite et avait un visage poupin.
Hercule Poirot, seul dîneur du café-restaurant en ce jeudi soir de février, car il n’était que 19 h 30, comprenait fort bien ce que voulait dire l’Ébouriffée, comme il l’avait surnommée, et il sourit intérieurement. Ce n’était pas la première fois qu’il constatait sa finesse et son esprit d’observation. Il se demanda si
la femme dont parlaient les deux serveuses était une autre employée ou une habituée des lieux, comme lui.
— Ça arrive à tout le monde de dire une vacherie quand on traverse une mauvaise passe, expliqua l’Ébouriffée. Moi la première, quand je suis mal lunée, je ne suis pas à prendre avec des pincettes. En revanche, quand je suis contente, j’ai envie qu’autour de moi les gens le soient aussi. C’est dans l’ordre des choses, non ? Mais il y en a d’autres, comme elle, qui vous traînent plus bas que terre quand tout va bien pour eux. Et ceux-là, faut s’en méfier.
Bien vu, songea Hercule Poirot. De la vraie sagesse populaire.
La porte du café s’ouvrit en grand et alla claquer contre le mur. Une femme en manteau marron clair et chapeau marron foncé apparut sur le seuil. Poirot ne pouvait distinguer ses traits, juste ses cheveux blonds, car elle regardait par-dessus son épaule, comme si elle attendait que quelqu’un la rattrape.
Quelques secondes de courant d’air glacial suffirent à chasser toute chaleur de la petite salle. En temps normal, cela l’aurait ulcéré, mais Poirot était intrigué par l’arrivée quelque peu théâtrale de cette inconnue, apparemment indifférente à l’effet qu’elle pouvait produire.
Il posa la main à plat sur sa tasse de café pour lui conserver un peu de chaleur. Situé dans Gregory’s Alley, un quartier de Londres plutôt insalubre, ce petit établissement ne payait pas de mine avec ses murs gondolés, mais il faisait le meilleur café que Poirot ait jamais goûté. D’ordinaire, il ne buvait pas de café avant le dîner ni après, une idée qui l’eût horrifié en temps normal, mais chaque jeudi, lorsqu’il arrivait à 19 h 30 précises au Pleasant’s, il enfreignait ses principes, tant et si bien que cette exception était devenue un petit rituel.
D’autres rituels en vigueur dans le café-restaurant lui plaisaient beaucoup moins : la façon dont on dressait les tables, par exemple, en disposant n’importe
comment les couverts, serviettes et verres, sans aucun souci d’ordre et de symétrie. Pour les serveuses, l’essentiel c’était que le couvert soit mis, et le reste importait peu, visiblement. Poirot n’était pas de cet avis. À peine arrivé, il s’empressait de tout réorganiser.
— Hé, mademoiselle, vous pourriez pas fermer la porte ? lança l’Ébouriffée à la femme en marron, qui restait cramponnée au montant, toujours tournée face à la rue. Alors, on entre ou on sort ? Faut vous décider ! Ça gèle ici !
Enfin la femme franchit le seuil. Elle ferma la porte, sans s’excuser de l’avoir laissée ouverte aussi longtemps. Sa respiration haletante s’entendait jusqu’à l’autre bout de la salle. Elle ne sembla pas remarquer les autres personnes présentes. Poirot l’accueillit posément par un « Bonsoir ». Elle se tourna un peu vers lui, mais ne répondit pas. Ses yeux agrandis exprimaient une indicible angoisse, assez puissante pour que ceux qui croisaient son regard en restent saisis.
L’humeur placide de Poirot en prit un coup.
La femme se précipita à la fenêtre. Elle ne risque pas de voir grand-chose à scruter la nuit noire depuis cette salle bien éclairée, avec le reflet que la vitre en renvoie, se dit Poirot. Pourtant la femme s’obstinait à surveiller la rue.
— Oh, c’est vous, dit l’Ébouriffée avec une pointe d’impatience. Qu’est ce qui vous arrive ?
La femme en marron se retourna.
— Rien…, répondit-elle avec un sanglot dans la voix, puis elle réussit à se maîtriser. Puis-je prendre celle du coin ? demanda-t-elle en désignant la table qui était la plus éloignée de la porte donnant sur la rue.
— Vous avez le choix. À part celle qu’occupe ce monsieur, elles sont toutes libres, remarqua l’Ébouriffée, qui se tourna du même coup vers Poirot. Votre plat mijote, monsieur, l’informa-t-elle avec aménité.
Poirot fut ravi de l’apprendre. La cuisine du Pleasant’s était presque aussi bonne que son café. Ce qui ne manquait pas de l’étonner, car il savait que tous les marmitons étaient anglais. Incroyable mais vrai.
L’Ébouriffée revint à la femme en détresse.
— Vous êtes sûre que tout va bien, Jennie ? À voir votre tête, on croirait que vous êtes tombée nez à nez avec le diable.
— Je vais bien, merci. J’ai juste besoin d’une bonne tasse de thé bien fort et bien chaud. Comme d’habitude, s’il vous plaît.
Puis ladite Jennie gagna la table du coin, si vite qu’elle passa devant Poirot sans lui jeter un regard. Il déplaça discrètement sa chaise afin de pouvoir l’observer à son aise. De toute évidence, cette femme était aux abois, mais elle ne souhaitait pas pour autant discuter des raisons de son inquiétude avec les serveuses du café-restaurant.
Sans ôter son manteau ni son chapeau, elle prit place sur une chaise dos à la porte d’entrée mais, à peine assise, se tourna aussitôt pour regarder par-dessus son épaule. Poirot en profita pour l’examiner plus en détail. Elle avait la quarantaine. Ses grands yeux bleus étaient fixes et ne cillaient pas, comme stupéfiés par quelque vision d’horreur. Un face à face avec le diable, ainsi que l’avait suggéré l’Ébouriffée. Pourtant il n’y avait rien d’alarmant dans ce qui l’entourait, autant que Poirot puisse en juger, seulement la salle carrée avec ses tables, ses chaises, son porte-manteau en bois placé dans un coin, et ses étagères croulant sous le poids d’une collection de théières disparates.
Ces étagères… il y avait de quoi vous donner des frissons ! Pourquoi donc ne pas changer une étagère vrillée quand il serait si facile de la remplacer par une droite ? Et pourquoi, sur une table carrée, ne pas placer une fourchette à angle droit par rapport au bord de la table, comme cela s’impose ? s’indignait
Poirot. Cependant, tout le monde n’avait pas les idées d’Hercule Poirot, tant s’en faut, et il s’y était résigné depuis longtemps, avec les avantages et les inconvénients que cela lui apportait.
Tordant le cou, Jennie fixait toujours la porte d’entrée du café-restaurant d’un air farouche, comme craignant que quelqu’un en surgisse à tout instant. Elle tremblait… Peut-être de froid, se dit Poirot. Mais non. La salle s’était réchauffée et il y régnait maintenant une douce tiédeur. À voir la posture de Jennie, son regard rivé vers l’entrée alors qu’elle s’était placée dos tourné, aussi loin que possible de la porte, une seule conclusion s’imposait.
Poirot se leva et s’avança vers elle, emportant avec lui sa tasse de café. Il remarqua qu’elle ne portait pas d’alliance.
— Me permettrez-vous de me joindre à vous un petit moment, mademoiselle ?
Un instant, il fut tenté de remédier à l’asymétrie révoltante des couverts disposés sur la table, mais il se retint.
— Pardon ? Oui, je vous en prie, répondit-elle avec un désintérêt manifeste, car seule la porte d’entrée retenait son attention et elle la scrutait toujours avec angoisse, en se tortillant sur sa chaise.
— Laissez-moi me présenter. Je m’appelle…
Poirot hésita. S’il lui révélait son vrai nom, l’Ébouriffée et sa collègue l’entendraient, et il ne serait plus leur « monsieur de l’étranger », ce policier retraité venant du continent. Le nom d’Hercule Poirot exerçait sur certaines personnes un puissant effet. Ces dernières semaines, depuis qu’il était entré en hibernation – un état des plus agréables –, Poirot goûtait pour la première fois depuis des lustres au plaisir et au soulagement de n’être qu’un simple quidam.
Mais visiblement, Jennie n’était intéressée ni par son nom, ni par sa personne. Une larme perla à sa paupière et roula sur sa joue.
— Mademoiselle Jennie, dit Poirot en espérant qu’en l’appelant par son prénom, il aurait plus de chances de capter son attention. De mon métier, j’étais policier. À présent je suis à la retraite, mais auparavant, j’ai rencontré au cours de mes enquêtes pas mal de gens se trouvant dans un état d’agitation fort semblable au vôtre. Je ne parle pas des gens malheureux, qu’on trouve à foison dans tous les pays du monde. Mais de personnes qui se croyaient en danger.
Enfin, il avait fait mouche. Jennie fixa sur lui ses grands yeux effrayés.
— Un… un policier ?
—
Oui.
À la retraite depuis bien des années, mais…
— Donc, à Londres, vous ne pouvez rien faire ? Je veux dire… vous n’avez aucune autorité ? Pour arrêter des criminels, par exemple ?
— Aucune, en effet, confirma Poirot en lui souriant. À Londres, je suis un vieux monsieur qui profite de sa retraite, déclara-t-il en constatant avec plaisir qu’elle avait cessé les dix dernières secondes de regarder vers la porte. Suis-je dans le vrai, mademoiselle ? Vous croyez-vous en danger ? Redoutez-vous que la personne dont vous avez peur vous ait suivie jusqu’ici et puisse à tout moment faire irruption ?
— Oh, pour être en danger, je le suis ! s’exclama-t-elle, et elle allait en dire plus quand elle se ravisa. Vous êtes bien certain que vous n’êtes plus du tout, du tout policier, ni rien d’approchant ?
— Plus du tout, la rassura Poirot, mais comme il ne voulait pas lui laisser croire qu’il avait perdu toute influence, il ajouta : j’ai un ami qui est inspecteur à Scotland Yard, si vous avez besoin de recourir à la police. Il est très jeune, guère plus de trente ans, mais il est bien parti pour faire une belle carrière. Il serait tout prêt à s’entretenir avec vous, j’en suis sûr. Pour ma part, je puis vous prodiguer…
Poirot s’interrompit en voyant la serveuse au visage
poupin approcher avec une tasse de thé. Après l’avoir déposée devant Jennie, elle se retira dans les cuisines, où l’Ébouriffée se cantonnait aussi. Sachant combien cette dernière aimait commenter le comportement de ses clients réguliers, Poirot se douta qu’elle devait en ce moment même animer une vive discussion sur la surprenante désinvolture avec laquelle le monsieur de l’étranger s’était invité à la table de Jennie. Car Poirot était en général fort réservé avec les autres clients du Pleasant’s. À part les soirs où il y dînait avec son ami Edward Catchpool, l’inspecteur de Scotland Yard qui habitait la pension où lui-même logeait temporairement, il se contentait de sa propre compagnie, fidèle en cela à l’esprit d’hibernation.
Poirot se souciait fort peu des commérages des serveuses et se félicitait au contraire de leur absence. Il espérait ainsi amener Jennie à lui parler plus librement.
— Je serais heureux de vous prodiguer quelques conseils, si je le puis, mademoiselle, reprit-il.
— Vous êtes très gentil, mais personne ne peut rien pour moi, répondit Jennie en essuyant ses larmes. J’aimerais tant qu’on m’aide, oh oui, plus que tout ! Mais il est trop tard. Je suis déjà morte, comprenez-vous, ou cela ne tardera guère. Je ne pourrai pas toujours me cacher.
Déjà morte…
Ces mots jetèrent à nouveau un froid sur l’atmosphère de la salle.
— Alors, comprenez-vous, personne ne peut me venir en aide, continua-t-elle, et même si c’était possible, je ne le mériterais pas. Mais… je me sens un peu mieux, avec vous assis à ma table.
Elle avait croisé les bras sur sa poitrine, pour se réconforter ou pour tenter, en vain, d’empêcher son corps de trembler, et n’avait pas touché à son thé.
— Je vous en prie. Restez. Il ne m’arrivera rien tant que je parlerai avec vous. C’est déjà ça, avoua-t-elle.
— Mademoiselle, ce que vous dites là est fort inquiétant. Vous êtes en vie, et nous devons faire le nécessaire pour que vous le demeuriez. Je vous en prie, racontez-moi…
— Non ! protesta-t-elle, les yeux écarquillés, en se recroquevillant au fond de sa chaise. Non, vous ne devez pas intervenir ! Rien ne doit être tenté pour empêcher l’inévitable. Quand je serai morte, justice sera faite, enfin.
Elle regarda à nouveau par-dessus son épaule, vers la porte.
Poirot fronça les sourcils. Si Jennie se sentait un peu mieux depuis qu’il s’était assis à sa table, c’était loin d’être le cas pour lui.
— Si je vous comprends bien, vous suggérez que quelqu’un vous poursuit pour vous tuer ?
Jennie le considéra de ses grands yeux bleus remplis de larmes.
— Cela comptera-t-il pour un meurtre si j’abandonne la partie ? dit-elle enfin. Je suis si fatiguée de fuir, de me cacher, d’avoir peur continuellement. Puisque cela doit arriver, autant en finir une bonne fois pour toutes. C’est ce que je mérite.
— Voyons, il ne peut en être ainsi, dit Poirot. Sans connaître précisément votre situation, je ne puis qu’être en désaccord avec vous. Jamais le meurtre ne peut se justifier. Je reviens à mon ami, l’inspecteur… Laissez-le vous venir en aide.
— Non ! s’exclama-t-elle. Vous ne devez pas lui en parler. Pas un mot, vous m’entendez ? Ni à lui, ni à quiconque. Promettez-le moi !
Mais Hercule Poirot n’avait pas pour habitude de faire des promesses qu’il ne pourrait tenir.
— Qu’avez-vous donc fait qui mérite d’être puni de mort ? Auriez-vous tué quelqu’un ?
— Si je l’avais fait, cela reviendrait au même ! Le meurtre n’est pas l’unique acte impardonnable, vous
savez. Je suppose que vous n’avez jamais rien fait qui le soit, n’est-ce pas ?
— Tandis que vous, oui ? Et vous croyez devoir le payer de votre vie ? Non. Ce n’est pas juste. Si je pouvais vous convaincre de m’accompagner jusqu’à la pension où je loge, elle est à deux pas d’ici. Mon ami de Scotland Yard, M. Catchpool…
— Non ! s’écria Jennie en bondissant de sa chaise.
— Allons, mademoiselle, asseyez-vous.
— Non. Oh, j’en ai trop dit ! Quelle idiote ! Si je vous ai parlé, c’est seulement parce que vous aviez l’air gentil, et que vous ne pouviez rien faire. Si vous n’aviez pas dit que vous étiez retraité et d’un autre pays, je ne vous aurais pas adressé la parole ! Promettez-moi que si l’on me retrouve morte, vous persuaderez votre ami policier de ne pas rechercher mon assassin. Oh, je vous en prie, implora-t-elle en fermant les yeux, les mains jointes. Que personne ne leur ouvre la bouche ! Ce crime ne doit jamais être résolu. Promettez-moi de dire cela à votre ami policier et de l’en convaincre ! Si la justice compte pour vous, faites ce que je vous demande, je vous en supplie.