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Authors: Hannah,Sophie

Tags: #Policier

Meurtres en majuscules (5 page)

— Il n’y a pas de Jennie employée au Bloxham, monsieur Poirot, intervint Lazzari. Vous feriez mieux de vous adresser à moi plutôt qu’à M. Catchpool. Je connais très bien chacun de mes employés. Nous formons tous une grande famille ici, à l’hôtel Bloxham !

4

Le cadre s’élargit

Il arrive qu’en se rappelant des paroles prononcées par quelqu’un des mois ou des années plus tôt, on se mette soudain à rire. Pour moi, c’est ce commentaire de Poirot, prononcé un peu plus tard ce jour-là : « Ce n’est pas une mince affaire de se débarrasser du signor Lazzari, même pour le plus ingénieux des détectives. Si l’on comble d’éloges son hôtel, il est tellement béat qu’il reste pour écouter, et s’il juge ces éloges insuffisants, il reste pour les compléter. »

Enfin ses efforts furent récompensés, et il réussit à persuader Lazzari de le laisser vaquer seul à ses occupations dans la chambre 238. Gêné par le brouhaha des voix venant du couloir, il avança jusqu’à la porte que le directeur de l’hôtel avait laissée ouverte, la ferma en soupirant de soulagement, et alla droit à la fenêtre. Une fenêtre ouverte, songea-t-il tout en contemplant la vue. Et si le meurtrier l’avait ouverte pour s’échapper après avoir tué Richard Negus ? Il a pu s’aider des branches de cet arbre pour descendre.

Oui, mais pourquoi s’échapper par cette voie ? Pourquoi ne pas simplement quitter la pièce et emprunter le couloir ? Peut-être que le tueur a entendu des
voix à l’extérieur de la chambre et qu’il n’a pas voulu prendre le risque de se faire repérer ? Pourtant, quand il s’est approché du comptoir de la réception pour laisser un mot annonçant ses trois meurtres, le risque était bien plus grand, car il pouvait non seulement être vu, mais pris sur le fait, alors qu’il déposait un indice fort compromettant.

Poirot considéra le corps allongé par terre. Contrairement aux deux autres, aucune lueur métallique ne révélait entre ses lèvres la présence du bouton de manchette, profondément enfoncé dans la bouche. C’était une anomalie. Trop de choses dans cette pièce étaient anormales. Poirot décida donc de fouiller en premier la chambre 238. Car, pourquoi le nier, cette chambre-là ne lui inspirait pas confiance. Sur les trois, c’était celle qu’il appréciait le moins. Quelque chose contrariait son amour de l’ordre, mais il avait beau regarder autour de lui, à part la fenêtre ouverte, il ne voyait aucun élément perturbateur.

Campé à côté du corps de Negus, Poirot fronça les sourcils. Qu’est-ce qui lui donnait cette impression ? Il se mit à tourner très lentement dans la pièce, à l’affût. Non, il devait faire erreur. Certes Hercule Poirot se trompe rarement, se dit-il, mais il n’est pas infaillible. La 238 était parfaitement en ordre. Tout y était à sa place, comme dans les deux autres chambres.

— Je vais fermer la fenêtre pour voir si cela change quelque chose, décida-t-il.

Ceci fait, il inspecta à nouveau le territoire. Décidément, ça n’allait pas. Décidément, la chambre 238 ne lui revenait pas, et il n’aurait pas été à l’aise si on la lui avait attribuée…

Soudain la chose lui sauta aux yeux, interrompant ses méditations. La cheminée ! L’un des carreaux n’était pas aligné correctement, il ressortait un peu. Un carreau descellé… Poirot n’aurait pu dormir dans une chambre affligée d’un tel défaut. « Sauf si j’étais
dans votre état, mon cher », dit-il en jetant un coup d’œil au corps inerte de Richard Negus.

Il s’apprêtait à renfoncer le carreau au niveau des autres pour épargner aux futurs clients le malaise diffus qu’il avait ressenti sans en comprendre la cause, mais dès qu’il le toucha, le carreau tomba, et un autre objet avec lui : une clef portant le numéro 238. « Sacrebleu ! » murmura Poirot en se félicitant de sa maniaquerie.

Il replaça la clef où il l’avait trouvée, puis se mit à inspecter le reste de la chambre centimètre par centimètre, sans rien y découvrir de nouveau ni d’intéressant. Aussi passa-t-il à la chambre 317, puis à la 121, et ce fut là que je le rejoignis quand je revins de mes commissions avec des nouvelles excitantes.

Fidèle à lui-même, Poirot insista pour me faire part en premier de sa découverte. Tout ce que je puis dire, c’est qu’apparemment en Belgique, l’autosatisfaction n’est pas jugée inconvenante. Il exultait.

— Comprenez-vous ce que cela signifie, mon ami ? conclut-il en plastronnant. La fenêtre a été ouverte non par Richard Negus, mais après sa mort, par l’assassin lui-même ! Une fois qu’il a verrouillé la porte de la 238 de l’intérieur, il a dû trouver comment s’échapper. Il s’est servi des branches de l’arbre qui se trouve devant la fenêtre, après avoir caché la clef sous un carreau du foyer qui s’était un peu descellé. Ou qu’il avait descellé lui-même.

— Pourquoi ne pas cacher la clef dans ses vêtements et l’emporter en laissant la chambre en l’état ?

— C’est une question que je me suis posée moi-même, et à laquelle je n’ai pu répondre pour l’instant, reconnut Poirot. Je me suis assuré qu’il n’y avait pas de clef cachée dans les deux autres chambres. Le tueur a dû emporter les clefs de la 121 et de la 317 en quittant le Bloxham, alors pourquoi pas la troisième ? Pourquoi a-t-il agi autrement avec Richard Negus ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, dis-je. Écoutez, j’ai parlé avec John Goode…

— Le réceptionniste modèle, ajouta Poirot avec un clin d’œil.

— Eh bien, il s’est montré très coopératif et m’a fourni de précieuses informations. Vous aviez raison : les trois victimes sont liées entre elles. J’ai vu leurs adresses. Harriet Sippel et Ida Gransbury habitent toutes les deux un village du nom de Great Holling, dans la Culver Valley.

— Bon. Et Richard Negus ?

— Lui vit dans le Devon, un patelin nommé Beaworthy. Mais il est aussi lié aux deux autres. C’est lui qui a réservé les trois chambres d’hôtel, et il les a réglées d’avance.

— Tiens, tiens, ça, c’est intéressant…, murmura Poirot en lissant ses moustaches.

— Et quelque peu déconcertant, si vous voulez mon avis, lui dis-je. Pourquoi, puisqu’elles venaient du même village le même jour, Harriet Sippel et Ida Gransbury n’ont-elles pas voyagé ensemble pour arriver en même temps à l’hôtel ? Je suis revenu plusieurs fois là-dessus avec John Goode et il est formel : le mercredi, Harriet est arrivée deux bonnes heures avant Ida.

— Et Richard Negus ? s’enquit Poirot.

Je résolus de lui fournir tous les détails sur Negus au plus vite pour ne plus l’entendre encore répéter « Et Richard Negus ? ».

— Il est arrivé une heure avant Harriet Sippel. C’était le premier des trois. Ce n’est pas John Goode qui s’est occupé de lui, mais un assistant de la réception, un certain Thomas Brignell. J’ai aussi découvert que les trois victimes se sont rendues à Londres en train, non en voiture. Je ne sais si cela a de l’importance, mais…

— Mais si, mon ami. Je dois tout savoir, dit Poirot.

Sa façon de s’approprier l’enquête comme s’il en était responsable m’irritait et me rassurait à la fois.

— Le Bloxham dispose de quelques voitures qui vont chercher les clients à la gare et les transportent jusqu’à l’hôtel. Ce service n’est pas donné, mais bien pratique. Il y a trois semaines, Richard Negus a convenu avec John Goode que les voitures de l’hôtel viendraient les chercher chacun leur tour : lui-même, Harriet Sippel et Ida Gransbury. Tous ces services, chambres, voitures, ont été réglés d’avance par Negus.

— Je me demande si cet homme avait de la fortune, dit Poirot d’un air songeur. L’argent s’avère si souvent être le mobile d’un meurtre… Et vous, qu’en pensez-vous, Catchpool, maintenant que nous en savons un peu plus ?

Puisqu’il me le demandait, et que selon lui il était souhaitable d’envisager toutes les possibilités, je décidai de me lancer et d’échafauder moi-même une théorie, à partir des faits.

— Eh bien… Richard Negus était au courant des trois arrivées, puisqu’il a réservé et payé les chambres, mais peut-être qu’Harriet ignorait qu’Ida venait aussi au Bloxham. Et qu’Ida ignorait la venue d’Harriet.

— Oui, c’est bien possible.

Encouragé, je continuai :

— Peut-être était-il essentiel pour le plan du meurtrier que ni Ida ni Harriet ne soient au courant de leur présence respective. Mais s’il en est ainsi, et si Richard Negus, de son côté, savait que les deux femmes et lui séjourneraient au Bloxham au même moment…

Mes idées se tarissant, Poirot prit le relais :

— Nos pensées suivent le même cours, mon ami. Richard Negus fut-il un complice involontaire de son propre assassinat ? Peut-être le tueur l’a-t-il persuadé d’attirer les victimes au Bloxham en invoquant une certaine raison, alors qu’il prévoyait de les tuer tous
les trois ? La question est : était-il vital, pour une raison qui nous échappe encore, qu’Ida ignore la venue d’Harriet à l’hôtel et réciproquement ? Et s’il en est ainsi, était-ce important pour Richard Negus, pour le meurtrier, ou pour les deux ?

— Peut-être Richard Negus avait-il un plan, et le meurtrier un autre ?

— Tout à fait, approuva Poirot. La prochaine étape, c’est d’apprendre tout ce que nous pourrons sur le compte d’Harriet Sippel, Richard Negus et Ida Gransbury. Qui étaient-ils de leur vivant ? Quels étaient leurs espoirs, leurs chagrins, leurs secrets ? Le village de Great Holling, voilà où nous chercherons nos réponses. Peut-être y trouverons-nous aussi Jennie, et le mystérieux PIJ !

— Aucune cliente nommée Jennie n’a séjourné ici, ni aujourd’hui, ni la nuit dernière. J’ai vérifié.

— Je m’en doutais. Fee Spring, la serveuse, m’a dit que Jennie habitait une maison à l’autre bout de la ville, par rapport au Pleasant’s Coffee House. C’est-à-dire à Londres, pas dans le Devon ni dans la Culver Valley. Jennie n’a pas besoin d’une chambre au Bloxham alors qu’elle habite Londres.

— Au fait, Henry Negus, le frère de Richard, est parti du Devon et en route pour Londres. Richard Negus habitait avec Henry et sa famille. Et j’ai mobilisé quelques-uns de mes meilleurs limiers pour interroger tous les clients de l’hôtel.

— Vous avez été très efficace, Catchpool, me félicita Poirot en me tapotant le bras.

Du coup, je me sentis obligé de l’informer de mon unique échec :

— Quant au service en chambre, impossible de trouver quels membres du personnel ont pris les commandes ou livré les consommations et le plateau du dîner. Il y règne une certaine confusion, apparemment.

— Ne vous inquiétez pas, dit Poirot. J’éclaircirai ce point quand nous serons réunis dans la salle à manger. Entretemps, allons donc faire un tour dans les jardins de l’hôtel. Rien de tel qu’une petite promenade pour se rafraîchir les idées.

 

Dès que nous nous retrouvâmes dehors, Poirot se mit à se plaindre du temps, qui ne faisait qu’empirer.

— Si nous rentrions à l’intérieur ? proposai-je.

— Non, non, pas encore. Le changement d’environnement est salutaire pour les petites cellules grises, et peut-être les arbres nous protégeront-ils un peu du vent. Le froid ne me fait pas peur, il peut même être revigorant, mais aujourd’hui, ce n’est pas le cas.

Nous nous arrêtâmes à l’entrée des jardins du Bloxham. Luca Lazzari n’avait pas exagéré leur beauté, me dis-je en contemplant les rangées de tilleuls et, tout au fond, des massifs et arbustes taillés avec art, le plus bel exemple de sculpture végétale que j’aie pu voir à Londres. Malgré la morsure du vent, c’était un ravissement pour les yeux.

— Eh bien, entrons-nous, oui ou non ? demandai-je à Poirot.

J’étais assez tenté d’arpenter ces allées de verdure qui partaient entre les arbres, droites comme des voies romaines. Une nature non seulement apprivoisée, mais bel et bien asservie.

— Je ne sais pas, répondit Poirot en frissonnant. Avec ce fichu temps…

— Il faut choisir, Poirot : à l’intérieur de l’hôtel, ou à l’extérieur. Que préférez-vous ? insistai-je avec quelque impatience.

— J’ai une meilleure idée ! s’exclama-t-il triomphalement. Nous allons prendre un bus !

— Un bus ? Pour aller où ?

— Quelque part, n’importe où ! Nous en descendrons vite pour sauter dans un autre et revenir. Cela
nous fera changer de décor sans être transis de froid ! Venez. Nous regarderons la ville à travers les vitres du bus. Qui sait ce que Londres nous réservera comme surprise ?

Il se mit aussitôt en marche d’un pas décidé et je suivis le mouvement à contrecœur.

— Vous pensez à Jennie, n’est-ce pas ? lui dis-je. Il est très peu probable que nous la voyions…

— Nous aurons plus de chances de la voir depuis un bus qu’en restant ici à regarder les brins d’herbe ! répliqua farouchement Poirot.

Dix minutes plus tard, nous nous retrouvions à rouler dans un bus aux vitres si embuées qu’il était impossible de voir quoi que ce soit au-dehors, même après les avoir essuyées avec un mouchoir.

— Pour en revenir à Jennie…, commençai-je, décidé à le ramener à la raison.

— Oui ?

— Il se peut qu’elle soit en danger, mais en réalité, elle n’a rien à voir avec l’affaire du Bloxham. Il n’y a aucune preuve d’un lien quelconque. Aucune.

— Je ne suis pas du tout d’accord avec vous, mon ami, dit Poirot d’un air chagrin. Je suis plus convaincu que jamais qu’il y en a un.

— Vraiment ? Éclairez-moi, Poirot. Pourquoi ?

— À cause des deux particularités insolites que les… situations ont en commun.

— Et quelles sont-elles ?

— Elles vous apparaîtront, Catchpool. En fait, elles ne sauraient vous échapper si vous ouvriez un peu votre esprit et réfléchissiez à ce que vous savez déjà.

Dans les sièges derrière nous, une femme âgée et une autre d’âge moyen, sans doute une mère et sa fille, discutaient de ce qui différencie une bonne d’une excellente pâtisserie.

— Vous entendez ça, Catchpool ? murmura Poirot. La différence ! Concentrons-nous, non pas sur
les similitudes, mais sur les différences… C’est ce qui nous orientera vers notre meurtrier.

— Quel genre de différences ? demandai-je.

— Entre deux des meurtres de l’hôtel et le troisième. Pourquoi les détails circonstanciels diffèrent-ils tant dans le cas de Richard Negus ? Pourquoi le tueur a-t-il verrouillé la porte de l’intérieur de la chambre plutôt que de l’extérieur ? Pourquoi a-t-il caché la clef derrière un carreau descellé du foyer au lieu de l’emporter ? Pourquoi est-il parti par la fenêtre ouverte en descendant par un arbre au lieu de prendre le couloir comme tout le monde ? Au début, je me suis dit qu’il avait peut-être entendu des voix et qu’il n’avait pas voulu prendre le risque d’être vu en quittant la chambre de M. Negus.

— Cela paraît logique.

— Non. En fin de compte, je ne pense pas que ce soit la raison.

— Ah ? Et pourquoi ?

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