— Eh bien, cela me paraît clair, non ? Elle craignait d’être assassinée, mais ne voulait pas qu’on punisse son assassin et espérait que personne ne dirait rien qui puisse l’incriminer. Elle semble croire que c’est elle qui mérite d’être punie.
— Vous choisissez le sens le plus évident à première vue, dit Poirot, avec une pointe de déception qui me vexa un tantinet. Demandez-vous si ces mots ne peuvent signifier autre chose. Réfléchissez à vos trois boutons de manchette, me conseilla-t-il.
— Ce ne sont pas les miens, repartis-je, sans beaucoup de finesse, mais alors je n’avais qu’une envie, chasser cette vision de mon esprit. D’accord, je vois où vous voulez en venir, mais…
— Que voyez-vous ?
— Eh bien…
Que personne ne leur ouvre la bouche !
pourrait, en poussant un peu, signifier : «
Ne laissez personne ouvrir la bouche des trois victimes de l’hôtel Bloxham. »
Je me sentis complètement idiot d’énoncer à haute voix cette grotesque théorie.
— Exactement ! « Ne laissez personne leur ouvrir la bouche et trouver ainsi les boutons de manchette en or gravés des initiales PIJ. » Si c’était ce que Jennie a voulu dire ? Parce qu’elle avait connaissance des trois victimes de l’hôtel, et qu’elle savait que l’auteur de ces meurtres, quel qu’il soit, avait l’intention de la tuer elle aussi ?
Sans attendre ma réponse, Poirot poursuivit ses élucubrations :
— La personne à laquelle correspondent ces initiales PIJ joue un rôle central dans l’histoire, n’est-ce pas ? Jennie le sait. Elle sait que si vous trouvez ces trois lettres, vous serez en bonne voie de découvrir l’assassin, et elle veut l’empêcher. Alors, vous devez l’attraper, avant qu’il soit trop tard pour Jennie, sinon Hercule Poirot ne se le pardonnera jamais !
Cela ne fit que renforcer mes appréhensions. En plus d’enquêter sur ce crime, il me faudrait porter le poids des remords éternels de Poirot si jamais j’échouais. Me croyait-il vraiment capable d’appréhender un meurtrier assez retors pour enfoncer des boutons de manchette monogrammés dans les bouches de ses victimes ? J’étais quelqu’un de plutôt simple et direct, doué pour résoudre des affaires simples et directes, à mon image.
— Vous devriez retourner à l’hôtel, conclut Poirot d’un ton impératif, qui signifiait « immédiatement ».
Je frémis au souvenir de ces trois chambres.
— Ça peut attendre demain matin, répondis-je en évitant de croiser son regard insistant. D’ailleurs laissez-moi vous dire que je n’ai nullement l’intention
de me rendre ridicule en amenant cette Jennie sur le tapis. Cela jetterait le trouble dans tous les esprits. Vous avez déduit de ses propos une certaine hypothèse, et moi une autre. La vôtre est la plus intéressante, j’en conviens, mais la mienne a vingt fois plus de chances d’être juste.
— Non, répliqua-t-il sans ambages.
— Eh bien, disons que nous ne sommes pas d’accord sur ce point, dis-je fermement. Si nous en référions à cent personnes, je soupçonne fort qu’elles iraient dans mon sens et non dans le vôtre.
— Là, je suis d’accord avec vous, reconnut Poirot en soupirant. Pourtant, permettez-moi de tenter de vous convaincre. Tout à l’heure, vous m’avez dit à propos des meurtres de l’hôtel : « Chacune des victimes avait quelque chose dans la bouche », n’est-ce pas ?
J’en convins.
— Vous n’avez pas dit « dans leur bouche », parce que vous avez de l’instruction, et que vous avez employé le singulier, non le pluriel. Mlle Jennie est une domestique, mais elle s’exprime elle-même comme quelqu’un d’instruit. Par conséquent, conclut Poirot, qui s’était levé à nouveau, si vous avez raison et que Jennie craignait que quelqu’un donne des informations à la police, pourquoi a-t-elle dit « que personne ne
leur
ouvre la bouche ? » en employant le pluriel ? Dans ce cas, elle aurait dû dire « Que personne n’ouvre la bouche ».
Trop perplexe et agacé pour réagir, je me contentai de le fixer, sentant une douleur s’infiltrer dans ma nuque. Ne m’avait-il pas dit lui-même que Jennie était complètement paniquée ? Une certaine incohérence dans ses propos pouvait donc aisément s’expliquer. D’après mon expérience, les gens en proie à la terreur ne s’embarrassent pas de scrupules grammaticaux.
J’avais toujours tenu Poirot en haute estime. Et si je m’étais trompé à son sujet ? À l’entendre débiter de pareilles sornettes, je ne m’étonnais plus qu’il ait jugé bon d’accorder à son esprit une cure de repos. Mais il poursuivait son absurde raisonnement :
— Vous me direz que Jennie était aux abois, et que dans son état, on ne se soucie guère de grammaire. Pourtant, dans tous ses propos, c’est la seule phrase qui soit incorrecte. À moins que j’aie raison et vous tort, auquel cas Jennie s’est exprimée correctement du début à la fin ! conclut-il en frappant dans ses mains, si satisfait de sa brillante démonstration que je ne pus m’empêcher de lui répliquer avec une certaine hargne :
— Merveilleux, Poirot. Un homme et deux femmes sont assassinés et c’est à moi d’élucider ce crime, mais je suis fort aise d’apprendre que cette Jennie parle un anglais impeccable.
— Moi aussi, j’en suis fort aise, répondit Poirot sans se laisser démonter, car nous avons un peu progressé et fait une petite découverte, n’est-ce pas ? Non, assura-t-il d’un air plus grave, et son sourire s’effaça. Mlle Jennie n’a pas fait de faute de grammaire. Le sens de ses paroles était bien : « Ne laissez personne ouvrir les bouches des trois victimes assassinées. »
— Si vous le dites, marmonnai-je.
— Demain, sitôt après le petit déjeuner, vous retournerez à l’hôtel Bloxham, décréta Poirot. Je vous y rejoindrai plus tard, après avoir cherché Jennie.
— Vous ? dis-je, décontenancé.
J’allais protester, mais quelque chose me retint. Malgré sa réputation de brillant détective, ses idées sur l’affaire avaient été jusque-là d’un ridicule achevé, pourtant je ne pouvais refuser sa compagnie si Poirot me la proposait. Force était de constater qu’il était
très sûr de lui, contrairement à moi. Et l’intérêt qu’il prenait à cette affaire m’était déjà d’un grand soutien.
— Oui, confirma-t-il. Les trois meurtres qui ont été commis ont un point commun on ne peut plus insolite : le bouton de manchette enfoncé dans la bouche de chaque victime. Certes, j’irai à l’hôtel Bloxham.
— N’êtes-vous pas censé éviter toute stimulation afin de vous reposer l’esprit ? m’étonnai-je.
— Justement, répliqua Poirot en me jetant un regard peu amène. Ce n’est pas du tout reposant pour moi de rester assis dans ce fauteuil en sachant que vous omettrez de mentionner à quiconque ma rencontre avec Mlle Jennie, une information de la plus haute importance ! Ce n’est pas du tout reposant pour moi de savoir que Jennie court les rues de Londres en donnant à son assassin l’occasion de la tuer et de lui enfoncer son quatrième bouton de manchette dans la bouche, continua-t-il avec force en se penchant vers moi. Cela vous aurait-il aussi échappé ? Les boutons de manchette vont par paire… Or trois se trouvent déjà dans les bouches des morts de l’hôtel Bloxham. Où est donc le quatrième, sinon dans la poche du tueur, qui s’empressera de le glisser dans la bouche de Mlle Jennie après l’avoir tuée ?
Je ne pus réprimer un ricanement.
— Poirot, mais c’est absurde. Les boutons de manchette vont par paire, soit. En l’occurrence, le tueur a décidé de supprimer trois personnes, et donc il n’a utilisé que trois boutons de manchette. C’est aussi simple que ça. Cette idée farfelue d’un quatrième bouton de manchette ne prouve absolument rien, certainement pas que les meurtres de l’hôtel sont liés d’une quelconque manière à cette mystérieuse Jennie.
Mais je vis à son air entêté que rien ne pouvait entamer sa conviction.
— En utilisant des boutons de manchette de cette façon, c’est le tueur lui-même qui induit le fait qu’ils
vont par paire. C’est le tueur qui fait surgir devant nous cette idée du quatrième bouton de manchette, et de la quatrième victime, pas Hercule Poirot !
— Mais… à ce compte-là, qu’est-ce qui nous prouve qu’il a en tête non pas quatre, mais six ou huit victimes ? Qui peut dire que la poche de notre assassin ne contient pas cinq paires de boutons de manchette gravés du monogramme PIJ ?
— Là, vous marquez un point, mon ami, reconnut Poirot, à ma grande stupéfaction.
— Non, Poirot, je ne marque pas un point en sortant de nulle part ce genre de déduction abracadabrante. Si mes tours de passe-passe vous plaisent, je doute fort que mes supérieurs les apprécieront.
— Vos supérieurs de Scotland Yard n’apprécient donc pas que vous envisagiez toutes les possibilités ? Non, évidemment, répondit Poirot à sa propre question. Mais ce sont bien eux qui ont mission d’arrêter cet assassin. Eux et vous. Voilà pourquoi Hercule Poirot doit se rendre demain à l’hôtel Bloxham.
À l’hôtel Bloxham
Le lendemain matin, au Bloxham, je ne pus m’empêcher de me sentir mal à l’aise, sachant que Poirot pouvait arriver à tout moment pour nous démontrer à nous, simples policiers devant l’Éternel, notre manque de jugeote dans notre façon d’aborder l’enquête sur les trois meurtres. J’étais le seul au courant de sa venue, ce qui me mettait un peu à cran. Sa présence serait de ma responsabilité, et je craignais qu’il ne démoralise mes troupes, moi le premier, à vrai dire. À la lumière d’un jour de février exceptionnellement clair, et après une nuit de sommeil qui s’était avérée réparatrice, contre toute attente mon optimisme avait repris le dessus, et je me demandais bien pourquoi je ne lui avais pas interdit de s’approcher du Bloxham.
Qu’importe, au fond, car le connaissant, je savais qu’il ne m’aurait pas écouté.
Quand Poirot arriva, je me trouvais dans le hall luxueux de l’hôtel et m’entretenais avec M. Luca Lazzari, le gérant. C’était un homme avenant, serviable, plein d’entrain, avec des cheveux noirs bouclés, un parler musical, et des moustaches bien modestes,
comparées à celles de Poirot. Lazzari semblait décidé à ce que mes collègues policiers et moi-même passions au Bloxham un séjour en tous points aussi agréable que celui de ses clients… enfin, ceux qui ne se faisaient pas assassiner.
Je le présentai à Poirot, qui hocha courtoisement la tête. Il ne semblait pas dans son assiette, et j’en appris vite la raison.
— Je n’ai pas trouvé Jennie, avoua-t-il. J’ai passé la moitié de la matinée à l’attendre au café-restaurant ! Mais elle n’est pas venue.
— La moitié, n’exagérons rien, Poirot, lui fis-je remarquer.
— Mlle Fee n’était pas là non plus. Quant aux autres serveuses, elles n’ont rien pu me dire.
— Pas de chance, répondis-je, mais cela ne me surprenait guère.
Je n’avais pas imaginé un seul instant que Jennie puisse revenir au café, et je m’en voulus un peu de n’avoir pas cherché à en persuader mon ami, alors que cela tombait sous le sens : elle avait fui le Pleasant’s et Poirot, en regrettant après coup de s’être confiée à lui, estimant que c’était une erreur. Dans ces conditions, pourquoi diable y serait-elle retournée le lendemain pour se mettre sous sa protection ?
— Alors ! me lança Poirot avec avidité. Qu’avez-vous à me dire ?
— Je suis ici pour vous fournir toutes les informations dont vous aurez besoin, intervint le gérant avec un sourire épanoui. Luca Lazzari, à votre disposition. Avez-vous déjà visité l’hôtel Bloxham, monsieur Poirot ?
— Non.
— N’est-il pas magnifique et digne d’un palace de la Belle Époque tel que le Majestic ? J’espère que vous aurez remarqué toutes les œuvres d’art admirables qui nous entourent !
— Certes, il est plus distingué que la pension de Mme Blanche Unsworth, mais la vue que j’y ai de ma fenêtre est bien meilleure, répondit Poirot d’un ton brusque.
Sa sombre humeur semblait tenace.
— Comment ? Ah, c’est que vous n’avez pas encore visité notre hôtel ! s’exclama Lazzari en joignant les mains. D’un côté, les chambres donnent sur de magnifiques jardins, et de l’autre, on jouit d’un point de vue absolument splendide sur Londres ! Un ravissement pour les yeux. Vous verrez, je vous le ferai découvrir.
— Je préférerais que vous nous montriez les trois chambres où les meurtres ont été commis, lui répondit Poirot.
Le sourire de Lazzari se figea un bref instant.
— Trois meurtres en une nuit, c’est à peine croyable ! Monsieur Poirot, soyez assuré qu’un crime pareil ne se reproduira jamais plus au Bloxham, un hôtel de renommée internationale !
Poirot et moi échangeâmes un regard entendu. Le crime avait bel et bien eu lieu et, avant de parier sur l’avenir, il fallait assumer la situation présente. Lazzari allait un peu vite en besogne, et les moustaches de Poirot frémissaient déjà d’une rage contenue. Je décidai de prendre le relais.
— Les noms des victimes sont Mme Harriet Sippel, Mlle Ida Gransbury et M. Richard Negus, dis-je à Poirot. Tous trois clients de l’hôtel, et chacun seul occupant de sa chambre. Ils sont arrivés à l’hôtel mercredi, la veille du jour où ils ont été tués.
— Sont-ils arrivés ensemble ?
— Non.
— Séparément, intervint Lazzari. Ils sont arrivés séparément et se sont inscrits chacun leur tour.
— Et ils ont été tués chacun leur tour, dit Poirot, rejoignant le cours de mes pensées. Vous en êtes bien certain ? demanda-t-il à Lazzari.
— Sûr et certain, confirma Lazzari. J’ai le témoignage de M. John Goode, mon réceptionniste, qui est le membre le plus fiable de tout mon personnel. Vous allez faire sa connaissance. À l’hôtel Bloxham ne travaillent que des employés irréprochables, monsieur Poirot, et quand mon réceptionniste dit une chose, je la tiens pour irréfutable. Des gens du monde entier postulent pour entrer au service du Bloxham. Et je n’engage que les meilleurs.
C’est drôle, à cet instant je pris conscience du fait que je connaissais bien Poirot, contrairement à Lazzari, qui ne savait pas du tout comment s’y prendre avec lui. S’il avait écrit « SUSPECT » en grand sur une pancarte et l’avait accrochée au cou de M. John Goode, il n’aurait pas mieux réussi. Hercule Poirot ne laissait personne lui dicter ses opinions ; c’était un contradicteur-né, plutôt porté à croire l’inverse de ce qu’on lui affirmait.
— Quelle remarquable coïncidence, n’est-ce pas ? dit-il. Nos trois victimes, Mme Harriet Sippel, Mlle Ida Gransbury et M. Richard Negus, arrivent séparément et n’ont apparemment rien en commun. Sauf ces deux points : la date de leur mort, à savoir hier, et la date de leur arrivée à l’hôtel, à savoir mercredi.
— Et alors ? Qu’y a-t-il là de remarquable ? demandai-je. Des tas d’autres clients ont dû aussi arriver mercredi, dans un grand hôtel comme le Bloxham.
Qu’avais-je donc dit de si choquant pour qu’il me lance ce regard consterné ? Je fis mine de ne pas le remarquer et poursuivis mon exposé des faits :
— Chacune des victimes a été trouvée dans sa chambre fermée à clef. En repartant, le tueur a donc fermé les trois portes à clef et emporté les clefs…
— Attendez, m’interrompit Poirot. Vous avez constaté que les clefs avaient disparu. Vous ne pouvez
en déduire que le meurtrier les a emportées ni qu’il les détient actuellement.
— Nous soupçonnons le tueur d’avoir emporté les clefs, rectifiai-je, après avoir inspiré profondément. Nous avons effectué une fouille complète et elles ne se trouvent ni dans les chambres, ni ailleurs dans l’hôtel.
— Mon personnel a vérifié et l’a confirmé, renchérit Lazzari.
Poirot déclara qu’il aimerait procéder lui-même à une fouille complète des trois chambres, et Lazzari accepta de grand cœur, comme s’il venait de lui proposer d’organiser un thé dansant.
— Vérifiez autant que vous voulez, vous ne retrouverez pas les clefs des trois chambres, insistai-je. Puisque je vous dis que le tueur les a emportées. J’ignore ce qu’il en a fait, mais…
— Peut-être les a-t-il mises dans la poche de son manteau, avec un, ou trois, ou cinq boutons de manchette monogrammés, remarqua froidement Poirot.
— Ah, je comprends à présent pourquoi vous jouissez d’une telle réputation, monsieur Poirot ! s’exclama Lazzari, qui n’avait pourtant pas pu saisir la remarque de Poirot. Un détective hors pair, doué d’un esprit de déduction exceptionnel, dit-on !
— La cause des décès ressemble fort à un empoisonnement, repris-je, coupant court à ces éloges dithyrambiques qui m’agaçaient quelque peu. Nous pensons à du cyanure, une substance qui peut agir avec une grande rapidité, en quantité suffisante. Le coroner nous le confirmera, mais… il est presque certain que leurs boissons ont été empoisonnées. Dans le cas de Harriet Sippel et d’Ida Gransbury, il s’agissait de thé, et de sherry pour Richard Negus.
— Comment le sait-on ? s’enquit Poirot. Les boissons sont-elles restées dans les chambres ?
— Oui, les tasses, ainsi que le verre de sherry. Les tasses ne contiennent plus que quelques gouttes, assez toutefois pour distinguer le thé du café. Je suis prêt à parier qu’après analyse, on y découvrira la présence de cyanure.
— Et l’heure des décès ?
— D’après le médecin de la police, ils ont été tués entre 16 heures et 20 h 30. Par chance, nous avons réussi à réduire ce laps de temps : entre 19 h 15 et 20 h 10.
— Un vrai coup de chance ! acquiesça Lazzari. Chacun des… euh… clients décédés a été vu encore en vie à 19 h 15, par trois membres du personnel, aussi cela ne peut être contesté ! C’est moi qui ai constaté les meurtres… quelle horrible tragédie !…. entre quinze et vingt minutes après 20 heures.
— Mais ils devaient être morts à 20 h 10, ajoutai-je à l’intention de Poirot. C’est l’heure à laquelle le mot annonçant les trois meurtres a été trouvé sur le bureau de la réception.
— Un moment, nous allons y venir, dit Poirot. Chaque chose en son temps… Monsieur Lazzari, il est impossible que chacune des trois victimes ait été vue encore en vie par un membre du personnel à 19 h 15 précises.
— Mais si, mais si, confirma Lazzari en hochant la tête avec tant de véhémence que je craignis un instant de la voir se décrocher. C’est la vérité vraie. Tous les trois ont demandé qu’on leur serve leur dîner dans leur chambre à l’heure dite, ce qui fut fait avec une ponctualité exemplaire, comme toujours à l’hôtel Bloxham.
Poirot se tourna vers moi.
— Encore une coïncidence, et celle-ci est énorme, dit-il. Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus arrivent tous à l’hôtel le même jour, la veille de leur assassinat. Puis le jour des meurtres, ils demandent
chacun qu’on leur apporte leur dîner dans leur chambre à 19 h 15 précises ? C’est invraisemblable.
— Poirot, à quoi bon mettre en doute la vraisemblance d’un fait que nous tenons pour acquis ?
— Bon. Mais il importe de vérifier que ce fait s’est bien produit tel qu’on nous l’a rapporté. Monsieur Lazzari, votre hôtel compte certainement un salon spacieux. Veuillez je vous prie y réunir tous les membres de votre personnel, que je puisse m’entretenir avec eux dans le meilleur délai, à leur convenance, et à la vôtre. Pendant ce temps, M. Catchpool et moi-même, nous commencerons à inspecter les chambres des victimes.
— Oui, et nous devrions faire vite, avant qu’on emporte les corps, dis-je. En temps normal, ce serait déjà fait.
Je ne mentionnai pas qu’en l’occurrence, ce retard était dû à ma propre négligence. La nuit précédente, dans ma hâte de m’éloigner de l’hôtel Bloxham et de ses trois scènes macabres, j’avais manqué à mon devoir et omis de prendre les dispositions nécessaires.
J’espérais que Poirot deviendrait plus chaleureux après le départ de Lazzari, mais il garda son air sévère. Peut-être ce sérieux était-il toujours de mise quand il était « au travail », me dis-je, ce qui était un peu fort, car il s’agissait de mon travail et non du sien, et il ne faisait rien pour me remonter le moral.
Comme j’avais en ma possession un passe-partout, il ne nous restait plus qu’à visiter tour à tour les trois chambres.
— Il y a une chose sur laquelle nous pouvons tomber d’accord, du moins je l’espère, me déclara Poirot tandis que nous attendions l’ascenseur. Nous ne devons pas nous fier à ce que M. Lazzari dit de ses employés modèles. Il en parle comme s’ils étaient au-dessus de tout soupçon, ce qui est impensable,
puisqu’ils étaient dans l’hôtel quand les meurtres y ont été commis. La loyauté de M. Lazzari est louable, mais c’est un idiot de croire que tous les membres du personnel de l’hôtel sont des anges.
Quelque chose me tracassait, et je choisis de le tirer au clair.
— J’espère que vous ne me considérez pas aussi comme un idiot, Poirot. Ce n’était pas très malin de ma part d’invoquer tous les autres clients de l’hôtel arrivés mercredi… Eux ne se sont pas fait tuer le jeudi, et donc ils n’entrent pas en ligne de compte, n’est-ce pas ? Il n’y a de coïncidence troublante que si des clients apparemment sans lien entre eux arrivent le même jour et se font tuer le soir du lendemain.
— En effet, répondit Poirot en m’adressant un sourire cordial tandis que s’ouvraient devant nous les portes ornées de dorures de l’ascenseur. Vous avez restauré ma confiance en votre jugement, mon ami. Et vous visez juste quand vous précisez « apparemment sans lien ». Car ces trois victimes sont liées entre elles, j’en mettrais ma main au feu. Elles n’ont pas été choisies au hasard parmi la clientèle. Elles ont été tuées pour une seule et même raison, une raison en rapport avec les initiales PIJ. Et c’est pour cette raison qu’elles sont toutes trois arrivées à l’hôtel le même jour.
— C’est presque comme si elles avaient reçu une invitation, dis-je d’un ton badin. « Veuillez arriver la veille afin que la journée du jeudi soit entièrement consacrée à votre assassinat. »
C’était sans doute de très mauvais goût dans ces circonstances, mais plaisanter est mon ultime recours pour lutter contre l’abattement ; parfois je réussis à donner le change et à me persuader moi-même que tout ne va pas si mal. En l’occurrence, cela ne marcha pas.
— Entièrement consacrée…, marmonna Poirot. Oui, c’est une idée, mon ami. Vous avez dit cela en
l’air, comme une facétie. Néanmoins, vous avez soulevé un point très intéressant.
Je n’en étais pas du tout convaincu. Décidément, Poirot avait la manie de me féliciter pour mes idées les plus absurdes.
— Un, deux, trois, dit Poirot tandis que nous montions dans les étages. Harriet Sippel, chambre 121, Richard Negus, chambre 238, Ida Gransbury, chambre 317. L’hôtel a également un quatrième et un cinquième étage, mais nos trois victimes se trouvent à des étages successifs, 1, 2 et 3. C’est très net.
Cela semblait le contrarier, lui qui d’ordinaire appréciait l’ordre.
Nous inspectâmes les trois chambres, qui étaient identiques en tous points, ou presque. Chacune contenait un lit, une penderie, un lavabo avec un verre retourné posé sur un coin, plusieurs fauteuils, une petite table, un bureau, un foyer de cheminée carrelé, un radiateur, une grande table près de la fenêtre, une valise, des vêtements, des effets personnels, et un mort.
La porte de chaque chambre se referma avec un bruit mat, me piégeant à l’intérieur…
« Tiens-lui la main, Edward. »
Je ne pus me résoudre à regarder les cadavres de trop près. Ils étaient tous les trois allongés sur le dos, bien droits, les bras ramenés le long du corps, les pieds pointés vers la porte. Telles des dépouilles mortuaires.