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Authors: Hannah,Sophie

Tags: #Policier

Meurtres en majuscules (20 page)

BOOK: Meurtres en majuscules
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Frappons et voyons qui va nous ouvrir la porte

Tandis que nous traversions la ville pour rendre notre mystérieuse visite, l’humeur de Poirot était aussi changeante que le climat londonien, qui hésitait sans cesse entre soleil et nuages. Il semblait content de lui, et l’instant d’après fronçait les sourcils, visiblement contrarié.

Enfin nous arrivâmes devant une maison modeste située dans une ruelle.

— Numéro 3 Yarmouth Cottages, dit Poirot. Cette adresse, Catchpool… ne vous est-elle pas familière ?

— Attendez un peu, que cela me revienne… Mais oui, c’est celle de Samuel Kidd.

— Effectivement. Notre dévoué témoin, qui a vu Nancy Ducane s’enfuir de l’hôtel Bloxham et laisser tomber deux clefs sur le trottoir. Or Nancy Ducane ne pouvait se trouver en ces lieux juste après 20 heures le soir des meurtres…

— Puisqu’elle était chez Louisa Wallace, confirmai-je. C’est pour prendre M. Kidd par surprise et l’obliger à nous dire ce qui l’a poussé à mentir que nous sommes ici ?

— Non. M. Kidd n’est pas chez lui aujourd’hui. Il est parti travailler.

— Mais alors…

— Livrons-nous donc à un petit jeu que nous appellerons « Frappons et voyons qui va nous ouvrir la porte », proposa Poirot avec un sourire énigmatique. Allez-y. Je frapperais moi-même, si je ne craignais pas de salir mes gants.

Je frappai donc et attendis, passablement intrigué. Pourquoi Poirot escomptait-il que quelqu’un viendrait nous ouvrir alors que l’occupant des lieux était ailleurs ? Je faillis le lui demander, puis me ravisai. À quoi bon ? me dis-je, en songeant avec nostalgie à un temps, pas si ancien, où je croyais utile de poser directement une question à quelqu’un qui en connaissait la réponse.

La porte d’entrée du numéro 3 Yarmouth Cottages s’ouvrit. Déconcerté, je me trouvai nez à nez avec une inconnue, mais en voyant la stupeur déformer ses traits, je devinai vite son identité.

— Bonjour, mademoiselle Jennie, dit alors Poirot. Catchpool, voici Jennie Hobbs. Et voici mon ami M. Edward Catchpool. Nous avions parlé de lui au Pleasant’s Coffee House, vous vous rappelez ? Permettez-moi de vous dire combien je suis soulagé de vous voir en vie.

Alors, les quelques éléments stables que j’avais pu réunir au sujet de l’affaire volèrent en éclats, et je ne fus plus certain que d’une chose : je ne savais rien. Comment diable Poirot avait-il deviné que Jennie Hobbs se trouverait ici ? C’était tout simplement impensable ! Et pourtant.

Quand, au prix d’un certain effort sur elle-même, Jennie se fut recomposée, elle nous invita à entrer, nous pria d’attendre dans une petite pièce sombre piètrement meublée, puis s’excusa en disant qu’elle reviendrait bientôt.

— Vous avez dit qu’il était trop tard pour la sauver ! lançai-je à Poirot avec colère. Vous m’avez menti.

— Mais non, mon ami. C’est grâce à vous que j’ai deviné qu’elle serait ici. Vous m’avez aidé, cette fois encore.

— Et de quelle manière ?

— Rappelez-vous donc votre conversation avec Walter Stoakley au King’s Head. Il vous avait parlé d’une femme qui aurait eu un mari, des enfants, un foyer à elle et une vie heureuse…

— Oui, et alors ?

— Une femme qui avait consacré sa vie à un homme de bien… Vous vous souvenez de me l’avoir rapporté, mon ami ?

— Évidemment ! Je ne suis pas complètement idiot !

— Vous avez cru avoir trouvé la femme âgée et le jeune homme dont avaient parlé nos trois victimes dans la chambre d’Ida Gransbury, selon le rapport de Rafal Bobak, et vous en avez déduit que Walter Stoakley parlait du même couple. Or votre déduction était erronée.

— Effectivement, reconnus-je. Partant de ce malentendu, j’ai interrogé Stoakley sur la différence d’âge entre la femme en question et le jeune vaurien avec lequel il buvait avant mon arrivée. Alors que Jennie Hobbs et ce jeune n’avaient rien à voir.

— Hé oui. S’il n’avait pas été sous l’emprise de l’alcool, Stoakley aurait pu s’en étonner et vous remettre sur la bonne voie.

— Mais alors, dis-je en essayant de relier le tout, ce jeune godelureau que Jennie Hobbs avait laissé choir… serait-ce Samuel Kidd ? Était-ce lui, le fiancé qu’elle avait laissé à Cambridge afin d’accompagner Patrick Ive à Great Holling ?

— C’était lui, mon ami, confirma Poirot d’un hochement de tête. Fee Spring, la serveuse du Plea
sant’s, m’a dit que Jennie avait jadis eu une peine de cœur.

— À cause de sa rupture avec Samuel Kidd ?

— Non. Je crois plutôt qu’il s’agissait de la mort de Patrick Ive, l’homme que Jennie aimait vraiment. Soit dit en passant, je suis certain que c’est pour tenter de se rapprocher de lui qu’elle avait modifié sa façon de parler, avec l’espoir qu’il la considérerait comme son égale, et non comme une simple domestique.

— Ne craignez-vous pas qu’elle disparaisse à nouveau ? dis-je en regardant vers la porte fermée du salon. Que fait-elle depuis tout ce temps ? Vous savez, nous devrions vite la conduire à l’hôpital.

— À l’hôpital ? s’étonna Poirot.

— Mais oui. Rappelez-vous tout ce sang répandu dans la chambre d’hôtel.

— Déduction trop hâtive, mon cher, remarqua Poirot.

Il allait enfin m’expliquer quand, au même instant, Jennie ouvrit la porte.

 

— Veuillez me pardonner, monsieur Poirot, dit-elle.

— Quoi donc, mademoiselle ?

Un silence s’abattit sur la pièce, si gênant que je faillis intervenir pour y mettre fin. Mais je me savais incapable d’alimenter utilement la conversation.

— Nancy Ducane, prononça Poirot avec une lenteur délibérée. Est-ce elle que vous fuyiez l’autre soir, quand vous vous êtes réfugiée au Pleasant’s Coffee House ? Est-ce d’elle que vous aviez peur ?

— Elle a tué Harriet, Ida et Richard à l’hôtel Bloxham, murmura Jennie. J’ai appris la nouvelle dans les journaux.

— Puisque nous vous trouvons ici, chez Samuel Kidd, votre ex-fiancé, nous pouvons donc supposer
que M. Kidd vous a raconté ce qu’il a vu le soir des meurtres ?

— Oui, confirma Jennie. Il a vu Nancy Ducane s’enfuir du Bloxham. Elle a laissé tomber deux clefs sur le trottoir.

— Quelle incroyable coïncidence, mademoiselle ! Nancy Ducane, qui a déjà tué trois personnes et souhaite aussi vous supprimer, est vue s’enfuyant de la scène des crimes par l’homme que vous aviez jadis l’intention d’épouser !

Jennie marmonna un « oui » presque inaudible.

— Eh bien, je me méfie d’une telle coïncidence. Vous mentez, comme vous avez menti lors de notre première rencontre !

— Non ! je vous jure que…

— Pourquoi avez-vous pris une chambre au Bloxham, en sachant que c’était là qu’Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus avaient trouvé la mort ? l’interrompit Poirot.

— J’étais lasse de fuir. Il semblait plus facile d’en finir une fois pour toutes.

— Ah oui ? Vous acceptiez calmement le sort funeste qui vous attendait ? Vous alliez même au-devant de lui ?

— Oui.

— Alors pourquoi avez-vous demandé au gérant, M. Lazzari, de vous procurer une chambre « vite, vite », comme si vous vouliez encore échapper à votre poursuivant ? Et puisque, visiblement, vous n’êtes pas blessée, d’où vient tout le sang répandu dans la chambre 402 ?

Jennie se mit à pleurer en chancelant sur ses jambes. Poirot se leva pour l’aider à s’asseoir.

— À mon tour de rester debout, mademoiselle. Et de vous démontrer que je sais pertinemment que rien de ce que vous avez dit n’est la vérité.

— Doucement, Poirot, lui dis-je, car Jennie semblait sur le point de défaillir, mais il resta de marbre.

— Les meurtres d’Harriet, Ida et Richard furent annoncés dans un mot, dit-il. « PUISSENT-ILS NE JAMAIS REPOSER EN PAIX. 121. 238. 317. » Ce qui me fait me demander : un tueur qui approche avec un tel sang-froid de la réception d’un hôtel pour y déposer un mot annonçant trois meurtres est-il susceptible de paniquer, de s’enfuir de l’hôtel en haletant et de lâcher deux clefs devant témoin ? Comment croire que Nancy Ducane, la meurtrière présumée, n’a commencé à paniquer qu’après avoir déposé le mot sur le bureau de la réception ? Et si cette même Nancy Ducane a été vue sortant du Bloxham peu après 20 heures, comment pouvait-elle au même moment souper entre amis chez Louisa Wallace ?

— Poirot, vous y allez un peu fort, non ? intervins-je.

— Non, répliqua-t-il sèchement. Je vous le demande, mademoiselle Jennie : pourquoi Nancy Ducane aurait-elle déposé ce mot ? Pourquoi fallait-il que les trois cadavres soient découverts peu après 20 heures ce soir-là ? Les femmes de chambre auraient bien fini par les trouver. Pourquoi tant de hâte ? Puisque Mme Ducane était assez maîtresse d’elle-même pour déposer un mot sans provoquer de soupçons, elle devait être capable de réfléchir et d’agir avec sang-froid. Alors pourquoi n’a-t-elle pas rangé les clefs au fond de la poche de son manteau, avant de quitter l’hôtel ? Bêtement, elle les garde à la main, puis les lâche devant M. Kidd… qui parvient à discerner les premiers chiffres des numéros de chambre… et qui, après avoir prétendu un temps qu’il était incapable de mettre un nom sur le visage de cette femme mystérieuse, un visage qui lui était pourtant connu, y parvient à point nommé. Tout cela vous semble-t-il plausible, mademoiselle Hobbs ? Eh bien, à moi, cela paraît tout à fait invraisemblable, alors que je vous
trouve ici, chez M. Kidd, et que je sais que l’alibi de Nancy Ducane est on ne peut plus solide !

Jennie pleurait, le visage enfoui dans sa manche. Poirot se tourna vers moi.

— Le témoignage de Samuel Kidd n’est qu’un tissu de mensonges de bout en bout, Catchpool. Jennie Hobbs et lui ont conspiré pour faire accuser Nancy Ducane des trois meurtres.

— Vous vous trompez complètement ! protesta Jennie.

— Je sais que vous êtes une menteuse invétérée, mademoiselle. J’ai suspecté depuis le début que ma rencontre avec vous au Pleasant’s, loin d’être fortuite, était étroitement liée aux meurtres du Bloxham. Les deux événements, si l’on peut ranger trois meurtres dans un seul et unique événement, ont deux points communs aussi essentiels qu’insolites.

Je me redressai sur mon siège. Enfin j’allais apprendre quels étaient ces mystérieux points communs.

— Premièrement, continua Poirot, il existe une similitude d’ordre psychologique : dans les deux cas, il est suggéré que les victimes sont plus coupables que le meurtrier. Le mot déposé à la réception du Bloxham, « PUISSENT-ILS NE JAMAIS REPOSER EN PAIX. 121. 238. 317 », laisse penser que les trois victimes méritaient de mourir, et qu’en les tuant, leur meurtrier a fait œuvre de justice. Or au Pleasant’s, mademoiselle Jennie, vous m’avez déclaré : « Quand je serai morte, justice sera faite, enfin. »

Il avait raison… Comment cela avait-il pu m’échapper ?

— Et puis il y a cette seconde similitude, fondée cette fois sur des détails circonstanciés : une trop grande quantité d’indices et d’informations, liés à la fois aux meurtres du Bloxham et à ma conversation avec Jennie au Pleasant’s ! Trop de pistes se présen
tent aussitôt comme par enchantement. On croirait presque que quelqu’un cherche à aider la police. D’une brève rencontre dans un café, je retire une somme de faits considérable. Cette Jennie se sent coupable. Elle a fait quelque chose de terrible. Elle ne souhaite pas que son meurtrier soit puni. Elle s’arrange pour me glisser une phrase pour le moins curieuse : « Que personne ne leur ouvre la bouche ! », afin qu’en apprenant qu’on a trouvé des boutons de manchette dans la bouche des trois victimes du Bloxham, je fasse le rapprochement, consciemment ou non.

— Vous vous trompez sur mon compte, monsieur Poirot, s’indigna Jennie.

Mais Poirot ignora sa remarque et poursuivit sa démonstration :

— Concentrons-nous à présent sur les meurtres du Bloxham. Là encore, on nous fournit toutes sortes d’informations, si rapidement que c’en est suspect : Richard Negus a réglé la note des trois chambres ainsi que le coût des voitures qui ont fait la navette entre la gare et l’hôtel. Les trois victimes vivaient ou avaient vécu à Great Holling. Sans parler des initiales gravées sur les boutons de manchette, indice bien commode pour nous orienter sur la raison pour laquelle ces trois personnes méritaient d’être punies : la cruauté dont elles avaient fait preuve à l’égard du révérend Patrick Ive. Le mot déposé à la réception de l’hôtel vient également confirmer que le mobile est la vengeance, ou la soif de justice. N’est-il pas rare qu’un meurtrier couche ainsi son mobile par écrit et laisse ce mot bien en évidence dans un lieu aussi fréquenté qu’un hall de grand hôtel ?

— En fait, certains meurtriers souhaitent faire connaître leur mobile, remarquai-je.

— Mon ami, soupira Poirot, comme s’exhortant à la patience. Si Nancy Ducane avait désiré tuer Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus, pour
quoi aurait-elle fait en sorte qu’on puisse remonter si facilement jusqu’à elle ? A-t-elle envie de finir la corde au cou ? Et pourquoi Richard Negus, qui, selon son frère, était dans le besoin, a-t-il réglé toutes les factures ? Nancy Ducane est riche. Si elle avait voulu attirer ses victimes à Londres pour les tuer, pourquoi n’aurait-elle pas réglé elle-même leurs frais d’hôtel et de transport ? Rien de tout cela ne concorde !

— Je vous en prie, laissez-moi parler, monsieur Poirot ! Je vous dirai la vérité.

— Je préfère pour l’instant vous la dire moi-même, mademoiselle. Pardonnez-moi, mais je me considère plus digne de confiance que vous. Avant que vous me racontiez votre histoire, vous m’avez demandé si j’étais à la retraite, n’est-ce pas ? Vous avez ostensiblement cherché à savoir si je n’avais plus le pouvoir d’arrêter quiconque, ou de faire appliquer la loi dans ce pays. Et c’est seulement quand je vous eus rassurée sur ce point que vous vous êtes confiée à moi. Mais je vous avais déjà dit que j’avais un ami à Scotland Yard. Vous m’avez parlé, non parce que vous me croyiez dans l’incapacité d’arrêter un meurtrier, mais parce que vous saviez parfaitement que j’avais de l’influence dans le milieu de la police. Pourquoi ? Parce que vous souhaitiez voir Nancy Ducane arrêtée et pendue pour meurtre !

— Non, je ne souhaite rien de tel ! s’écria Jennie, puis elle tourna vers moi son visage strié de larmes. Je vous en prie, arrêtez-le !

— J’arrêterai quand j’en aurai fini, répliqua Poirot. Vous étiez une cliente régulière du Pleasant’s Coffee House, mademoiselle. Les serveuses me l’ont confirmé. Or elles causent beaucoup de leurs clients en leur absence. Je suppose que vous les avez entendues parler de moi, ce monsieur moustachu du continent, toujours tiré à quatre épingles, et de mon ami Catchpool de Scotland Yard, ici présent. Vous
avez ainsi appris que je soupais au Pleasant’s chaque jeudi soir à 19 h 30 précises. Oh oui, mademoiselle, vous saviez où me trouver, et vous saviez qu’Hercule Poirot servirait à merveille vos noirs desseins ! Vous avez fait irruption au Pleasant’s, l’air terrorisé, mais ce n’était que de la comédie ! Vous avez scruté la rue par la fenêtre un long moment, comme si vous craigniez d’être poursuivie, mais vous ne pouviez rien voir du dehors par cette fenêtre. En revanche, vous voyiez nettement sur la vitre le reflet de la salle éclairée où vous vous trouviez. Ce qui vous permettait de vérifier que personne ne vous suspectait de jouer la comédie. Vous vous méfiiez tout particulièrement d’une serveuse à l’œil perçant, qui aurait pu deviner la vérité et empêcher votre plan de réussir ! Or cette serveuse a croisé votre regard reflété sur la vitre, et elle a vu que c’était elle que vous surveilliez, et non la rue.

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