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Authors: Hannah,Sophie

Tags: #Policier

Meurtres en majuscules (22 page)

BOOK: Meurtres en majuscules
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Richard et Ida lui demandèrent de préciser sa pensée.

— Nancy Ducane aussi doit mourir, dit-elle, le regard dur. Elle a induit ce pauvre Patrick en tentation, déclaré publiquement leur péché à la face de toute la communauté, et brisé le cœur de la pauvre Frances.

— Oh non, dis-je, alarmée. Nancy n’accepterait jamais de donner sa vie… et puis Patrick l’aimait !

— Elle est en tous points aussi coupable que nous, insista Harriet. Elle doit mourir. Tous les coupables le doivent, sinon cela n’a aucun sens. Quitte à faire les choses, autant les faire bien. Rappelez-vous, ce furent les révélations de Nancy qui poussèrent Frances Ive à se supprimer. En outre, je sais quelque chose que vous ignorez.

Richard exigea qu’elle nous le révèle aussitôt.

— Nancy voulait que Frances apprenne que le cœur de Patrick lui appartenait, dit Harriet avec une lueur narquoise dans les yeux. Elle a pris la parole
par jalousie et par dépit. Elle l’a reconnu devant moi. Elle est aussi coupable que nous, sinon plus, si vous voulez mon avis. Et si elle n’accepte pas de mourir, eh bien alors…

Richard resta longtemps prostré, la tête entre les mains. Harriet, Ida et moi, nous attendîmes en silence. À cet instant, je compris que Richard était notre chef. Nous nous rallierions à sa décision, quelle qu’elle soit.

Je priai pour Nancy, car je ne l’avais jamais crue responsable de la mort de Patrick, et jamais je ne le croirai.

— Très bien, admit Richard, visiblement à contrecœur. Cela m’attriste, mais je suis obligé de reconnaître que Nancy Ducane n’aurait pas dû fréquenter le mari d’une autre femme. Ni déclarer publiquement sa liaison avec Patrick devant tout le village comme elle l’a fait. Sans cela, Frances Ive aurait-elle mis fin à ses jours ? Nous ne pouvons en être certains. C’est regrettable, mais Nancy Ducane aussi doit mourir.

— Non ! m’écriai-je, songeant aussitôt à ce que Patrick aurait ressenti en entendant ces paroles.

— Je regrette, Jennie, mais Harriet a raison, dit Richard. Le plan que nous nous proposons de mettre à exécution est difficile autant qu’audacieux. Nous ne pouvons accepter de faire un aussi grand sacrifice en laissant en vie une personne qui partage la responsabilité de ce qui est arrivé. Non, nous ne pouvons faire grâce à Nancy.

J’eus envie de m’enfuir de la pièce en hurlant, mais je me forçai à rester assise. J’étais certaine qu’Harriet avait menti au sujet des motivations de Nancy, qui n’avait sûrement pas admis devant elle que c’était par jalousie et dans le désir de blesser Frances Ive qu’elle avait pris la parole devant tous au King’s Head. Mais je craignais de contrer Harriet ouvertement, et puis
je n’avais aucune preuve à avancer. Richard déclara qu’il avait besoin d’un temps de réflexion pour trouver comment mettre notre plan en action.

Deux semaines plus tard, il revint me voir, seul. Il avait décidé de la marche à suivre, me dit-il. Lui et moi serions les seuls à connaître toute la vérité, avec Sammy, bien sûr, car je ne lui cache rien.

Nous dirions à Harriet et Ida que le plan consistait à nous supprimer mutuellement, comme convenu, et à faire arrêter Nancy Ducane pour nos meurtres. Puisque Nancy vivait à Londres, tout devait se dérouler à Londres, dans un hôtel, suggéra Richard, et il s’engagea à régler tous les frais que nécessiterait l’opération.

Une fois à l’hôtel, ce serait simple : Ida tuerait Harriet, Richard tuerait Ida, et moi, je tuerais Richard. Chaque tueur placerait à son tour un bouton de manchette gravé des initiales de Patrick Ive dans la bouche de la victime, et disposerait chaque fois la scène du crime à l’identique, de sorte que la police tiendrait pour acquis que le même tueur avait commis les trois… j’allais dire meurtres, mais ce n’en était pas. Il s’agissait d’exécutions. Voyez-vous, il nous était venu à l’esprit qu’après toute exécution, il existe une procédure, n’est-ce pas ? Le personnel pénitentiaire doit traiter pareillement le cadavre de tout criminel exécuté. Ce fut l’idée de Richard de disposer chacun des corps avec respect et dignité, selon un certain cérémonial. Tel fut le terme qu’il employa.

Deux des victimes, en l’occurrence Ida et Harriet, auraient donné leur adresse à l’hôtel en indiquant qu’elles résidaient à Great Holling. Nous savions donc que la police ne mettrait guère de temps à remonter jusqu’au village, à interroger les gens, et à commencer à soupçonner Nancy. Quel autre suspect s’imposait avec autant d’évidence ? Sammy prétendrait l’avoir vue s’enfuir de l’hôtel après le troisième meurtre, et lais
ser tomber dans sa fuite les trois clefs des chambres. Car à l’origine, il devait y en avoir trois. Ida était censée emporter la clef de la chambre d’Harriet dans sa chambre après l’avoir supprimée et verrouillé sa porte. Et Richard devait faire de même, à savoir emporter les clefs des chambres d’Harriet et d’Ida après avoir tué Ida et verrouillé la porte de sa chambre. Puis je tuerais Richard, verrouillerais sa porte, emporterais les trois clefs, rejoindrais Sammy devant le Bloxham et lui passerais les clefs. Il s’arrangerait ensuite pour les glisser soit chez Nancy Ducane, soit dans la poche de son manteau en la croisant dans la rue, comme cela se vérifia par la suite, afin de l’incriminer.

C’est sans doute un détail sans importance, mais Patrick Ive n’avait jamais porté de boutons de manchette monogrammés. Autant que je sache, il n’en possédait pas. Richard Negus fit faire les boutons de manchette tout spécialement, pour mettre la police sur la bonne piste. La flaque de sang et mon chapeau trouvés dans ma chambre d’hôtel, la quatrième, faisaient partie d’une mise en scène destinée à vous faire croire que j’avais été tuée dans cette chambre, et que Nancy Ducane avait ainsi vengé la mort de son amour en nous supprimant tous les quatre. Richard fut trop heureux que Sammy lui propose de se procurer du sang. Ce fut celui d’un chat errant, si vous voulez tout savoir. Sammy eut aussi pour mission de déposer un mot sur le comptoir de réception de l’hôtel le soir des meurtres, avec cette phrase, « PUISSENT-ILS NE JAMAIS REPOSER EN PAIX », suivie des numéros des trois chambres. Il devait le placer sur le comptoir de la réception à l’abri des regards peu après 20 heures. Quant à moi, je devais rester en vie et m’assurer que Nancy Ducane serait pendue pour les trois meurtres, ou même les quatre, si la police me croyait morte aussi.

Comment accomplir ma part de ce plan ? Eh bien, étant la quatrième personne que Nancy souhaiterait supprimer, la tenant également responsable de ce qui était arrivé à Patrick, je devais faire savoir à la police que je craignais pour ma vie. Cet acte-là se déroula au Pleasant’s Coffee House, et ce fut vous mon public, monsieur Poirot. Vous avez raison ; je vous ai trompé. Vous avez raison aussi sur ce point : c’est en écoutant les bavardages des serveuses que j’avais appris qu’un détective venu du continent venait souper chaque jeudi soir au restaurant avec son jeune ami, un inspecteur de Scotland Yard. Cela tombait à pic.

Pourtant monsieur Poirot, vous vous trompez dans l’une de vos déductions. Selon vous, mes propos, « quand je serai morte, justice sera faite, enfin », signifient que je savais que les trois autres étaient déjà morts au moment où je les ai tenus. Or j’ignorais si Richard, Ida et Harriet étaient morts ou encore en vie, car à ce moment-là, j’avais tout gâché. Je pensais simplement que, selon le plan que Richard et moi avions élaboré, je leur survivrais. Vous voyez donc qu’ils pouvaient aussi bien être encore en vie, quand j’ai prononcé ces mots.

Il me faut éclaircir les choses : en fait, il y avait deux plans, l’un auquel Harriet et Ida avaient souscrit, et un autre, bien différent, connu seulement de Richard et moi. D’après ce que Harriet et Ida en savaient, le plan se déroulerait ainsi : Ida tuerait Harriet, Richard tuerait Ida, je tuerais Richard. Puis je simulerais mon propre meurtre au Bloxham, en utilisant le sang récupéré par Sammy. Je ne vivrais que le temps de voir Nancy Ducane pendue, puis je me supprimerais. Si par malheur Nancy n’était pas pendue, je devrais la tuer, puis me supprimer. Il fallait que je sois la dernière à mourir, à cause du côté comédie qu’impliquait le plan. Je suis bonne actrice quand je veux. Lorsque je me suis arrangée pour vous rencontrer, monsieur
Poirot, je vous ai joué la comédie… ce que ni Harriet, ni Ida, ni Richard n’auraient été capables de faire. C’était donc moi qui devais rester en vie.

Le plan auquel Harriet et Ida participaient n’était pas le véritable plan conçu par Richard. Quand il vint me voir seul, deux semaines après notre première rencontre à Londres avec Harriet et Ida, il me dit que la question de savoir si Nancy devait mourir ou non lui posait un terrible dilemme. Comme moi, il ne croyait pas que Nancy ait pu admettre devant Harriet qu’elle avait parlé publiquement au King’s Head pour d’autres raisons que pour défendre Patrick contre des calomnies infondées.

D’un autre côté, Richard pouvait comprendre le point de vue d’Harriet. Les morts de Patrick et de Frances Ive avaient été provoquées par les erreurs de jugement et la mauvaise conduite de plusieurs personnes, et il était difficile de ne pas compter Nancy Ducane parmi elles.

Lorsque Richard m’avoua qu’il était incapable de statuer au sujet de Nancy, et que par conséquent, la décision me revenait, j’en fus sidérée et je pris peur. Quand Ida, Harriet et lui seraient morts, me dit-il, je serais libre de choisir : faire mon possible pour que Nancy soit pendue, ou me supprimer et laisser un autre mot à l’hôtel Bloxham, contenant cette fois la vérité sur nos morts.

Je suppliai Richard de ne pas m’obliger à décider seule. Pourquoi moi ?

— Parce que, Jennie vous êtes la meilleure de nous quatre, m’expliqua-t-il (et je ne l’oublierai jamais). Vous ne vous prenez pas pour un parangon de vertu. Oui, vous avez menti, mais vous avez pris conscience de votre erreur dès que ce mensonge est sorti de votre bouche. Hélas, j’y ai cru longtemps alors que je n’avais aucune preuve, ce qui est impardonnable, et j’ai aidé à alimenter une campagne calomnieuse
contre un homme bon et innocent. Un homme qui avait des défauts, certes. Mais qui n’en a pas ?

J’avoue que je fus sensible à ces éloges.

— D’accord, dis-je à Richard. Je prendrai ma décision le moment venu, comme vous me l’avez confié.

Ainsi nos plans furent-ils établis. À présent, voulez-vous que je vous raconte comment tout a mal tourné ?

20

Comment tout a mal tourné

— Oui, racontez-nous, dit Poirot. Catchpool et moi sommes impatients de savoir la suite.

— C’est ma faute, dit Jennie, d’une voix éraillée à force de parler. Je suis lâche. J’ai eu peur de mourir. Même si j’avais perdu le goût de vivre, je m’étais en quelque sorte habituée à mon malheur, et je n’avais pas envie de mettre fin à mes jours. N’importe quelle vie est préférable au néant ! Je vous en prie, n’allez pas croire que je ne suis pas une bonne chrétienne, mais pour autant, je reste un peu sceptique sur l’existence d’une vie après la mort. À mesure que la date convenue pour les exécutions approchait, ma peur ne faisait que croître. La peur de mourir, mais aussi celle de tuer. Je réfléchissais à ce que cela impliquait, je m’imaginais enfermée dans une pièce avec Richard Negus tandis qu’il buvait le poison devant moi, et cette idée m’était insupportable. Je me sentais incapable d’accomplir une chose pareille. Mais j’avais accepté ! J’avais promis.

— Le plan qui vous avait paru aller de soi quelques mois plus tôt devenait de plus en plus inconcevable à vos yeux, renchérit Poirot. Et vous ne pouviez faire
part de vos craintes à Richard Negus, qui avait tant d’estime pour vous. Si vous aviez admis avoir de sérieux doutes sur le bien-fondé de son projet, cette estime en aurait pris un coup. En outre, vous craigniez peut-être qu’il ne prenne sur lui de vous exécuter, avec ou sans votre consentement.

— Oui ! Cette idée me terrifiait. Pour en avoir abondamment discuté avec lui, je savais combien il tenait à ce que nous mourions tous les quatre. Une fois, il m’a même déclaré que si Harriet et Ida ne s’étaient pas laissé convaincre, il se serait passé de leur consentement. Ce furent ses propres termes. Sachant cela, comment aurais-je pu lui avouer que j’avais changé d’avis, et que je n’étais prête ni à tuer, ni à mourir ?

— J’imagine que vous vous reprochiez vos propres réticences ? Pour vous, cette entreprise était juste et honorable, n’est-ce pas ?

— Oui, quand je la considérais d’un point de vue rationnel, reconnut Jennie. Je priais et j’espérais puiser en moi-même assez de courage pour aller jusqu’au bout.

— Et que comptiez-vous faire au sujet de Nancy Ducane ? lui demandai-je.

— J’étais en proie au doute. Ma panique le soir de notre première rencontre n’était pas feinte, monsieur Poirot. Je ne parvenais pas à me décider ! Pourtant j’ai laissé Sammy porter un faux témoignage, puis identifier Nancy. Oui, j’ai laissé aller les choses, en me disant qu’à tout moment, je pourrais me rendre au commissariat et tout révéler aux autorités pour la sauver. Mais… je ne l’ai pas fait. Dire que Richard me croyait meilleure que lui. Comme il se trompait !

» Le dépit qui déclencha jadis tout le drame de Great Holling m’habite encore. Hélas, j’envie toujours à Nancy l’amour que Patrick lui vouait. De plus, je savais que si j’admettais avoir comploté avec d’autres
pour faire accuser de meurtre une innocente, j’irais sûrement en prison. J’avais peur.

— Racontez-nous, mademoiselle. Qu’avez-vous fait ? Que s’est-il passé le jour des… exécutions à l’hôtel Bloxham ?

— J’étais censée arriver là-bas à 18 heures, l’heure dont nous avions convenu pour nous retrouver.

— Les quatre conspirateurs ?

— Oui, ainsi que Sammy. J’ai passé toute la journée à regarder les aiguilles de la pendule avancer vers le moment tant redouté. Quand elles ont approché de 17 heures, j’ai su que je n’y arriverais pas, tout simplement. J’en étais incapable ! Alors, au lieu de me rendre à l’hôtel comme prévu, j’ai erré comme une folle dans les rues de Londres, dans un état pitoyable. J’étais aux abois et je courais, éperdue, sans but, sans savoir que faire ni où aller. C’était comme si Richard Negus était déjà à mes trousses, furieux que j’aie pu faillir à mes engagements et tout laisser tomber. Je suis quand même allée au Pleasant’s Coffee House à l’heure convenue, en me disant que je pourrais au moins tenir cette partie-là de ma promesse, même si je n’avais pu tuer Richard comme j’étais censée le faire.

» Quand je suis arrivée au café-restaurant, je craignais vraiment pour ma vie. Ainsi, voyez-vous, monsieur Poirot, je n’ai pas joué la comédie, tout compte fait. Je pensais que Richard, et non Nancy, pourrait me tuer, et qu’il aurait raison de le faire. Je méritais de mourir ! Rappelez-vous mes paroles, et vous verrez que tout ce que je vous ai dit était vrai.

» D’abord, que j’avais peur d’être tuée. Ensuite, que j’avais fait quelque chose de terrible dans le passé. Enfin, que si mon assassin, Richard en l’occurrence, me rattrapait et me tuait, je ne souhaitais pas qu’il soit puni pour ce crime. En disant cela, j’étais sincère. Je l’avais trahi. Certes, Richard voulait mourir,
mais moi, je souhaitais qu’il vive. Malgré le mal qu’il avait fait à Patrick, c’était quelqu’un de bien.

— Oui, mademoiselle.

— Dieu sait que j’ai eu envie de vous dire la vérité ce soir-là, monsieur Poirot, mais le courage m’a manqué.

— Donc, vous avez cru que Richard Negus vous chercherait dans le but de vous supprimer, parce que vous n’étiez pas venue au Bloxham pour le tuer ?

— Oui. J’ai supposé qu’il ne se résoudrait pas à mourir sans savoir pourquoi je n’étais pas venue à l’hôtel comme prévu.

— Pourtant c’est ce qu’il a fait, dis-je, l’esprit en ébullition, ce que Jennie confirma d’un hochement de tête.

Dans mon esprit, enfin, tout s’éclaircissait, et les choses trouvaient leur sens : la disposition identique des trois cadavres, allongés les pieds pointés vers la porte, entre une petite table et un fauteuil. Comme Poirot l’avait dit, les trois victimes, bien que ce mot ne soit plus adapté, ne pouvaient être tombées naturellement dans cette position.

Le nombre de similitudes entre les trois scènes de crime était suspect, et la raison m’en apparut enfin : les conspirateurs tenaient à ce que la police croie qu’il n’y avait qu’un seul assassin. En fait, tout inspecteur digne de ce nom l’aurait supposé à partir de la découverte des boutons de manchette et des trois cadavres dans le même hôtel le même soir, mais les conspirateurs avaient cédé à la paranoïa, et ils avaient craint, comme souvent les coupables, que la vérité puisse apparaître aux autres. Alors ils avaient recouru aux grands moyens pour rendre semblables les trois scènes de crime, avec un zèle trop appuyé.

La disposition des cadavres en tous points identique corroborait également l’idée que les meurtres de l’hôtel Bloxham étaient des exécutions, suivies de
formalités et de rituels comme il sied à la procédure dans ces cas-là : il avait semblé important de s’occuper des corps plutôt que de les laisser dans la position où ils étaient tombés, comme l’aurait fait un vulgaire meurtrier.

Une image de la jeune Jennie Hobbs me traversa l’esprit : je l’imaginai un bref instant au Saviour College de Cambridge, passant de chambre en chambre pour faire les lits à l’identique, en suivant les consignes d’usage. Pourquoi cette vision fugitive d’une jeune fille faisant innocemment les lits dans le collège d’une université me glaça-t-elle le sang ?

Lits de mort…

Usages et infractions…

— Richard Negus s’est suicidé, m’entendis-je déclarer. Forcément. Il a tenté de déguiser son suicide en meurtre en suivant le même mode opératoire que pour les deux morts précédentes, afin que nos soupçons se portent sur un seul et même assassin, mais lui a dû verrouiller sa porte de l’intérieur. Alors il a caché la clef derrière un carreau de la cheminée pour faire croire que l’assassin l’avait emportée, et il a ouvert une fenêtre en grand. Ce qu’il ne voulait surtout pas, c’est que nous déduisions de nos observations qu’il s’était suicidé. Il ne pouvait prendre le risque que nous parvenions à cette conclusion, comprenez-vous ? Car alors, l’inculpation de Nancy Ducane pour les trois morts échouerait. Et nous devinerions plus facilement que Richard Negus avait tué Harriet Sippel et Ida Gransbury avant de se supprimer.

— Oui, approuva Jennie. Vous avez sûrement raison.

— Et ce bouton de manchette placé différemment dans la bouche de Richard Negus…, murmura Poirot avant de m’inviter à poursuivre par un haussement de sourcils.

— Effectivement, dans le cas de Negus, le bouton de manchette était enfoncé jusqu’à la gorge et non pas juste glissé entre les lèvres, comme pour les deux autres. Vraisemblablement, il s’est allongé par terre et a placé le bouton de manchette entre ses lèvres, mais à cause des convulsions dues au poison, l’objet est tombé au fond de sa bouche. Contrairement à Harriet Sippel et Ida Gransbury, Richard Negus n’avait personne pour l’assister au moment de sa mort. Voilà pourquoi ce détail diffère dans son cas.

— Mademoiselle Jennie, vous croyez à cette version des faits ? lui demanda Poirot. Vous croyez que M. Negus a avalé le poison et s’est couché pour mourir, sans avoir cherché à découvrir pourquoi vous n’étiez pas arrivée à l’hôtel comme prévu ?

— Disons qu’avant d’apprendre la nouvelle de sa mort par les journaux, je ne croyais pas qu’il se supprimerait sans m’avoir d’abord retrouvée.

— Ah, dit Poirot, avec une expression indéchiffrable.

— Richard avait tellement hâte d’arriver à ce jeudi soir pour mettre enfin un terme aux tourments et à la culpabilité qui le rongeaient depuis des années, dit Jennie. Je pense qu’une fois arrivé au Bloxham, cette envie d’en finir l’a emporté sur tout le reste. Ne me voyant pas arriver, il s’en est chargé lui-même.

— Merci, mademoiselle.

Poirot se leva en vacillant un peu, après être resté tout ce temps en position assise.

— Que va-t-il m’arriver, monsieur Poirot ? s’enquit Jennie.

— Veuillez rester ici, dans cette maison, jusqu’à notre retour. M. Catchpool et moi-même allons rechercher d’autres informations. Si vous faites l’erreur de vous enfuir une deuxième fois, les choses tourneront très mal pour vous.

— Si je reste, elles tourneront mal aussi, répliqua Jennie, et il y eut comme un flottement dans son regard. Ne vous inquiétez pas, monsieur Catchpool, me dit-elle alors. Je suis prête.

Ses paroles, qui étaient sans doute destinées à me rassurer, me remplirent d’effroi. Elle avait l’air de quelqu’un qui vient brusquement d’entrevoir les terribles événements que lui réservait l’avenir. Quant à moi, je ne me sentais pas prêt à y faire face, et je n’avais pas du tout envie de m’y préparer.

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