Les treize fourmis sont suspendues à l’extrémité des
branches les plus élevées du myrtillier et le flot de criquets les rejoint.
Elles sont comme sur une aiguille au milieu d’une mer de dos gesticulants.
Septième étage. Sans ascenseur, c’est fatigant. Elles
reprirent leur souffle sur le palier. Cela faisait du bien d’arriver. Là-haut,
elles se sentaient à l’abri des périls rampants de la rue.
C’était l’avant-dernier étage, mais les remugles des ordures
délaissées par les éboueurs grévistes y parvenaient quand même. La jeune fille
blonde aux cheveux mi-longs chercha ses clefs au fond de la grande poche qui
lui servait de sac et, après avoir longtemps fouillé dans une masse de petits
objets hétéroclites, en sortit victorieusement un gros trousseau.
Elle ouvrit les quatre serrures de sa porte puis donna un
bon coup d’épaule « parce que le bois avait gonflé à cause de l’humidité
et que la porte bloquait ».
Chez Francine, il n’y avait que des ordinateurs et des
cendriers. Ce qu’elle nommait pompeusement son « appartement » n’était
en fait qu’un minuscule studio. Une inondation ancienne chez les voisins du
dessus avait orné le plafond d’une auréole suintante. C’est une règle dans les
immeubles : les voisins du dessus laissent toujours déborder leur baignoire.
Ceux du dessous bloquent le vide-ordures avec des sacs-poubelle trop
volumineux.
Le papier peint était marron. Francine ne devait pas
consacrer beaucoup de temps à son ménage. Partout, la poussière s’accumulait.
Julie jugea l’ensemble plutôt déprimant.
— Fais comme chez toi, installe-toi, lui dit Francine
en lui désignant un fauteuil défoncé, récupéré sans doute dans une décharge.
Julie s’assit et Francine remarqua que son genou suppurait.
— C’est les blessures que t’ont infligées les Rats
noirs ?
— Je ne souffre pas mais c’est comme si je sentais
chacun de mes os à l’intérieur. Comment t’expliquer ? C’est comme si je
prenais conscience de l’existence de mes genoux. Je perçois mes rotules, mes
articulations, tout ce système compliqué qui permet à deux os de fonctionner
ensemble.
Francine examina la plaie et son pourtour livide et se
demanda si Julie n’était pas un peu masochiste. Elle avait l’air d’aimer sa
blessure parce qu’elle lui rappelait que son genou existait…
— Dis-donc, tu te drogues à quoi, toi ? demanda
Francine. Tu fumes de la moquette ? Je vais quand même t’arranger ça. Je
dois bien avoir du coton et du mercurochrome quelque part.
Avec des ciseaux, Francine coupa d’abord la longue jupe de
Julie qui collait à la plaie et, sans violence cette fois, la jeune fille aux
yeux gris clair dévoila ses cuisses.
— Ma jupe est définitivement fichue !
— Tant mieux, rétorqua l’autre en la soignant. Comme
ça, on verra enfin tes jambes. En plus, elles sont jolies. Première concession
à la féminité : montre-les. Ta plaie séchera plus vite.
Francine alluma ensuite une cigarette de sensemillia et la
lui tendit.
— Je vais t’apprendre à t’enfuir dans ta tête. Je ne
sais peut-être pas faire grand-chose, mais j’ai appris à vivre dans plusieurs
réalités parallèles et, crois-moi, ma vieille, c’est super d’avoir le choix.
Dans la vie, tout te déçoit sauf si tu parviens à zapper entre les réalités, et
là c’est plus supportable.
Elle se dirigea vers ses ordinateurs. Lorsqu’elle alluma ses
écrans, la pièce se transforma en un cockpit d’avion supersonique. Des voyants
clignotaient, des disques durs grésillaient et on oubliait la misère des murs.
— Tu as une superbe collection d’ordinateurs, admira
Julie.
— Oui, toute mon énergie et toutes mes économies y
passent. Ma passion, c’est les jeux. Je mets un vieux morceau de Genesis en
fond sonore, je m’allume un petit joint et puis je m’amuse à fabriquer des
mondes artificiels. Actuellement, c’est
Évolution
qui me plaît le plus.
Avec ce programme, tu reconstitues des civilisations et tu les envoies
guerroyer les unes contre les autres. En même temps, tu leur développes un
artisanat propre, une agriculture, une industrie, un commerce, tout,
quoi ! Ça passe agréablement le temps et ça donne l’impression de refaire
l’histoire de l’humanité. Tu veux essayer ?
— Pourquoi pas ?
Francine lui expliqua comment mettre en place des cultures,
commander la progression technologique, diriger les guerres, bâtir des routes,
envoyer des explorateurs sur les mers, passer des accords diplomatiques avec
les civilisations voisines, lancer des caravanes de commerçants, utiliser des
espions, ordonner des élections, prévoir les effets pervers, les conséquences à
court, long et moyen terme.
— Être le dieu d’un peuple, même dans un monde
artificiel, ce n’est pas un job facile, souligna Francine. Lorsque je me plonge
dans ce jeu, il me semble que je comprends mieux notre histoire passée et je
pressens notre avenir probable. C’est, par exemple, en jouant à ça que j’ai
compris que, dans l’évolution d’un peuple, il était nécessaire d’avoir une
première phase despotique et que, si l’on voulait sauter cette phase pour créer
directement un état démocratique, le despotisme revenait plus tard. Un peu
comme dans une voiture, la boîte de vitesses. On doit passer progressivement la
première puis la seconde puis la troisième. Si on veut démarrer en troisième,
ça cale. C’est comme ça que j’équipe mes civilisations. Une longue phase de
despotisme, suivie par une phase de monarchie, puis enfin, quand le peuple
commence à devenir responsable, je lui relâche la bride pour envisager la
démocratie. Et il apprécie. Mais les États démocratiques sont très fragiles… Tu
t’en apercevras en jouant.
À force de séjourner dans les mondes artificiels de ses
parties d’
Évolution
, Francine paraissait avoir abouti à l’analyse de son
propre monde.
— Et tu ne crois pas que, nous aussi, nous avons un
joueur géant qui nous manipule ? demanda Julie.
Francine éclata de rire.
— Tu veux dire un dieu ? Oui, peut-être.
Probablement. Le problème c’est que, si Dieu existe, il nous a laissé notre
libre arbitre. Plutôt que de nous indiquer ce qu’il faut faire en bien ou en
mal, comme je le fais avec mon peuple dans
Évolution
, il nous laisse le
découvrir par nous-mêmes. C’est à mon avis un dieu irresponsable.
— Peut-être qu’il le fait volontairement. C’est parce
que Dieu nous a laissé notre libre arbitre que nous avons ce droit suprême de
faire des bêtises. De faire même d’énormes bêtises sans qu’il intervienne.
La remarque sembla donner beaucoup à réfléchir à Francine.
— Tu as raison. Peut-être qu’il nous a laissé notre
libre arbitre par curiosité, pour voir ce que nous en ferions, répondit-elle
songeuse.
— Et s’il nous laissait notre libre arbitre parce que
ce n’était pas amusant pour lui de voir une masse de sujets obéissants et en
tout point monotones dans leur gentillesse et leur servilité ? Peut-être
que c’est parce que Dieu nous aime qu’il nous a offert cette si grande liberté.
Le libre arbitre total, c’est la plus grande preuve d’amour d’un dieu pour son peuple.
— Dommage, dans ce cas, que nous ne nous aimions pas
nous-mêmes suffisamment pour en jouir intelligemment, conclut Francine.
Pour l’instant, elle préférait indiquer à ses sujets leurs
comportements. Elle pianota sur son ordinateur pour ordonner à son peuple de se
lancer dans des recherches agronomiques afin d’améliorer la culture des
céréales.
— Chez moi, je les aide à faire des découvertes.
L’informatique nous ouvre enfin le droit à la mégalomanie totale et
inoffensive. Moi, je suis une déesse directive.
Elles jouèrent une heure à observer et à diriger un peuple
virtuel. Julie se frotta les yeux. Normalement, chaque battement de paupières
dépose un film de 7 microns de larmes toutes les cinq secondes pour
lubrifier, nettoyer, assouplir la cornée. Mais rester longtemps devant l’écran
lui desséchait les yeux. Elle préféra détourner son regard du monde artificiel.
— En tant que jeune déesse, dit Julie, je demande un
arrêt. Surveiller un monde, ça finit par faire mal aux yeux. Je suis sûre que
même notre dieu ne reste pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre à scruter
notre planète. Ou alors, il a de bonnes lunettes.
Francine éteignit l’ordinateur et se frotta les paupières.
— Et toi, Julie, tu as d’autres passions que le
chant ?
— Moi, je possède bien mieux que tes ordinateurs. Ça
tient dans la poche, pèse cent fois moins lourd que celui-ci, offre un écran
très large, dispose d’une autonomie pratiquement illimitée, fonctionne
immédiatement dès qu’on l’ouvre, contient des millions d’informations et ne tombe
jamais en panne.
— Un superordinateur ? Tu m’intéresses, dit-elle
en se mettant des gouttes de collyre sur la cornée.
Julie sourit.
— J’ai dit « mieux que tes ordinateurs ». En
plus, ça ne fait pas mal aux yeux.
Elle brandit l’épais volume de l’
Encyclopédie du Savoir
Relatif et Absolu
.
— Un livre ? s’étonna Francine.
— Pas n’importe quel livre. Je l’ai découvert au fond
d’un tunnel en forêt. Il s’intitule l’
Encyclopédie du Savoir Relatif et
Absolu
, et il a été rédigé par un vieux sage qui sans doute a fait le tour
du monde pour ainsi accumuler toutes les connaissances de son temps sur tous
les pays, toutes les époques et dans tous les domaines.
— Tu exagères.
— Bon. Je reconnais tout ignorer de celui qui l’a
écrit, mais lis-le un peu, tu seras vraiment surprise.
Elle le lui tendit et, ensemble, elles le feuilletèrent.
Francine découvrit un passage affirmant que l’informatique
était un moyen de transformer le monde mais que, pour y parvenir, il fallait
posséder un ordinateur de très grande puissance. Les ordinateurs de modèle
courant n’étaient dotés que de capacités limitées parce qu’ils étaient
hiérarchisés. Comme dans une monarchie, un microprocesseur central dirigeait
des composants électroniques périphériques. Il était donc nécessaire de créer
une démocratie au sein même des puces d’ordinateurs.
En lieu et place d’un gros microprocesseur central, le
professeur Edmond Wells proposait d’utiliser une multitude de petits
microprocesseurs qui travailleraient simultanément, se concerteraient en
permanence et, à tour de rôle, prendraient des décisions. L’engin qu’il
appelait de ses vœux, il le nommait « ordinateur à architecture
démocratique ».
Francine était intéressée. Elle examina les plans.
— Cette machine du futur, si elle tient ses promesses,
reléguera au musée tous les ordinateurs existants. Ton type avait des idées
marrantes. Il décrit là un ordinateur d’un genre nouveau, doté non pas d’un
seul ou même de quatre cerveaux fonctionnant en parallèle, mais de cinq cents
œuvrant ensemble. Tu t’imagines la puissance d’un tel appareil ?
Francine comprit que l’
Encyclopédie
n’était pas qu’un
recueil d’aphorismes mais un ouvrage en prise directe avec la vie, proposant
des solutions tout à fait pratiques et réalisables.
— Jusqu’ici, on ne fabriquait que des ordinateurs à
architecture parallèle. Mais avec la machine que décrit ton encyclopédie, cette
« architecture démocratique », n’importe quel programme verra ses
possibilités multipliées par cinq cents !
Les deux filles se regardèrent. Une complicité très forte
venait de naître. À cet instant, sans se parler, toutes deux surent qu’elles
pourraient toujours compter l’une sur l’autre. Julie se sentit moins seule.
Elles éclatèrent de rire sans raison.
RECETTE DE LA
MAYONNAISE
: Il est très
difficile de mélanger des matières différentes. Pourtant, il existe une
substance qui est la preuve que l’addition de deux substances différentes donne
naissance à une troisième qui les sublime : la mayonnaise. Comment
composer une mayonnaise ? Tourner en crème dans un saladier le jaune d’un
œuf et de la moutarde à l’aide d’une cuillère en bois. Ajouter de l’huile
progressivement, et par petites quantités, jusqu’à ce que l’émulsion soit
parfaitement compacte. La mayonnaise montée, l’assaisonner de sel, de poivre et
de 2 centilitres de vinaigre. Important : tenir compte de la
température. Le grand secret de la mayonnaise : l’œuf et l’huile doivent
être exactement à la même température. L’idéal : 15° C. Ce qui liera
en fait les deux ingrédients, ce seront les minuscules bulles d’air qu’on y
aura introduites juste en battant. 1 + 1 = 3.
Si la mayonnaise est
ratée, on peut la rattraper en rajoutant une cuillerée de moutarde qu’on
ajoutera peu à peu, en tournant, au mélange d’huile et d’œuf mal amalgamé dans
le saladier. Attention : tout est dans la progression.
Outre l’aliment, la
technique de la mayonnaise est à la base du fameux secret de la peinture à
l’huile flamande. Ce sont les frères Van Eyck qui au quinzième siècle eurent
l’idée d’utiliser ce type d’émulsion pour obtenir des couleurs d’une opacité
parfaite. Mais en peinture on utilise non plus un mélange eau-huile-jaune
d’œuf, mais un mélange eau-huile-blanc d’œuf.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
Pour sa troisième visite à la pyramide, le commissaire
Maximilien Linart s’était muni d’un matériel de détection qu’il sortit de sa
besace. Parvenu au pied de la construction, il en tira un micro amplificateur.
Il l’appliqua contre la paroi et écouta.
Des détonations encore, des rires, une sonatine au piano,
des applaudissements.
Il tendit mieux l’oreille. Des gens parlaient.
— …omment avec seulement six allumettes dessiner non
pas quatre, ni six mais bien huit triangles équilatéraux de taille égale, sans
coller, plier, ni casser les allumettes ?