— Heureusement qu’on passait par là, remarqua Ji-woong.
Julie se massa les poignets pour rétablir la circulation du
sang dans ses mains.
— Leur chef, c’est Gonzague Dupeyron, dit Francine.
— Ouais, c’est la bande à Dupeyron, confirma Zoé. Ils
appartiennent au groupuscule des Rats noirs. Ils ont déjà fait toutes sortes de
bêtises, mais la police laisse faire parce que l’oncle de Gonzague, c’est le
préfet.
Julie se taisait, elle était trop occupée à retrouver son
souffle pour parler. Des yeux, elle fit le tour des Sept. Elle reconnut le
petit brun à la canne, David. C’était celui qui avait cherché à l’aider au
cours de maths. Des autres, elle ne connaissait que les prénoms : Ji-woong
l’Asiatique, Léopold le grand taciturne, Narcisse l’efféminé narquois,
Francine, la svelte blonde rêveuse, Zoé, la costaude grincheuse et Paul, le
gros placide.
Les Sept Nains du fond de la classe.
— Je n’ai besoin de personne. Je m’en sors très bien
toute seule, proféra Julie en continuant à récupérer son souffle.
— Eh bien, on aura tout entendu ! s’exclama Zoé.
Quelle ingratitude ! Allons-nous-en, les gars, et laissons cette pimbêche
se tirer sans nous de ses ennuis.
Six silhouettes rebroussèrent chemin. David traîna des
pieds. Avant de s’éloigner, il se retourna et confia à Julie :
— Demain, notre groupe de rock répète. Si tu veux,
viens nous rejoindre. On s’exerce dans la petite salle, juste au-dessous de la
cafétéria.
Sans répondre, Julie rangea soigneusement l’
Encyclopédie
tout au fond de son sac à dos, serra fort la lanière et s’éclipsa par les
ruelles sinueuses et étroites.
L’horizon s’étend à l’infini, sans la moindre verticale pour
le briser.
103
e
marche à la recherche du sexe promis. Ses
articulations craquent, ses antennes s’assèchent sans cesse et elle perd
beaucoup d’énergie à les lubrifier nerveusement de ses labiales tremblotantes.
À chaque seconde, elle éprouve davantage les atteintes du
temps. 103
e
sent la mort planer sur elle comme une menace
permanente. Que la vie est brève pour les gens simples ! Elle sait que si
elle n’obtient pas un sexe, toute son expérience n’aura servi à rien, elle aura
été vaincue par le plus implacable des adversaires : le temps.
La suivent les douze exploratrices qui ont décidé de
l’accompagner dans son odyssée.
Les fourmis ne s’arrêtent de marcher que lorsque le sable
fin se fait bouillant sous leurs pattes. Elles repartent au premier nuage
masquant le soleil. Les nuages ne connaissent pas leur pouvoir.
Le paysage est alternativement de sable fin, de graviers, de
cailloux, de rochers, de cristaux en poudre. Il y a ici toutes les formes
minérales, mais pratiquement pas de forme végétale ou animale. Quand un rocher
se présente, elles l’escaladent. Quand surgissent des flaques de sable si fin
qu’il en devient liquide, elles les contournent plutôt que de s’y noyer. Autour
des treize fourmis s’étendent de splendides panoramiques de sierras roses ou de
vallées gris clair.
Même lorsqu’elles sont obligées d’effectuer de grands
détours pour éviter les lacs de sable trop fin, elles retrouvent leur cap. Les
fourmis disposent de deux moyens d’orientation privilégiés : les
phéromones-pistes et le calcul de l’angle de l’horizon par rapport au rayon du
soleil. Mais pour voyager à travers le désert, elles en utilisent encore un
troisième : leur organe de Johnston, constitué de petits canaux crâniens
emplis de particules sensibles aux champs magnétiques terrestres. Où qu’elles
soient sur cette planète, elles savent se situer par rapport à ces champs
magnétiques invisibles. Elles savent même ainsi repérer les rivières souterraines
car l’eau légèrement salée modifie ces champs.
Pour l’instant, leur organe de Johnston leur répète qu’il
n’y a pas d’eau. Ni dessus, ni dessous, ni tout autour. Et, si elles veulent
rejoindre le grand chêne, il faut marcher tout droit dans l’immensité claire.
Les exploratrices ont de plus en plus faim et soif. Il n’y a
pas beaucoup de gibier dans ce désert sec et blanc. Par chance, elles
distinguent une présence animale qui peut leur être utile. Un couple de
scorpions est là, en pleine parade amoureuse. Ces gros arachnides sont
susceptibles d’être dangereux, aussi les fourmis préfèrent-elles attendre
qu’ils aient fini leurs ébats pour les tuer lorsqu’ils seront fatigués.
La parade commence. La femelle, reconnaissable à son ventre
pansu et à sa couleur brune, attrape son promis par les pinces et le serre
comme si elle voulait l’entraîner dans un tango. Ensuite, elle le pousse en
avant. Le mâle, plus clair et plus mince, marche à reculons, soumis à sa
donzelle. Leur promenade est longue et les fourmis les suivent sans oser
troubler leur danse. Le mâle s’arrête, saisit une mouche sèche qu’il a déjà
tuée et l’offre à manger à la scorpionne. Comme elle n’a pas de dents, à l’aide
de ses pinces, la dame amène la nourriture sur ses hanches équipées de bords
tranchants. Lorsque la mouche est réduite en copeaux, la scorpionne les suçote.
Puis, les deux scorpions se reprennent par les pattes et recommencent à danser.
Enfin, tenant sa douce par une pince, de l’autre, le mâle creuse une grotte.
S’aidant de ses pattes et de sa queue, il balaie et creuse.
Lorsque la grotte est assez profonde pour accueillir le
couple, le mâle scorpion invite sa future dans son nouvel appartement.
Ensemble, ils s’enfoncent sous la terre et referment la grotte. Curieuses, les
treize fourmis exploratrices creusent à côté, pour voir. Le spectacle
souterrain ne manque pas d’intérêt. Ventre contre ventre, dard contre dard, les
deux scorpions s’accouplent. Et puis, comme l’action a donné faim à la femelle,
elle tue le mâle épuisé et l’avale sans faillir. Elle ressort seule, repue et
réjouie.
Les fourmis jugent que c’est le bon moment pour attaquer.
Des lambeaux de son mâle encore collés à son flanc, la scorpionne n’a cependant
pas envie de combattre ces fourmis qu’elle pressent hostiles. Elle préfère
fuir. Elle court plus vite que les fourmis.
Les treize soldates regrettent de ne pas avoir profité de la
copulation pour l’abattre. Elles lui tirent dessus à l’acide formique mais la
carapace de la scorpionne est suffisamment blindée pour y résister. Le groupe
en est quitte pour achever les restes du mâle fécondateur.
Cela leur apprendra à jouer les voyeuses. La viande de
scorpion n’a pas bon goût et elles ont encore faim.
Marcher, marcher encore, marcher toujours dans le désert
infini. Du sable, des rochers, de la rocaille, encore du sable. Au loin, elles
aperçoivent une forme sphérique incongrue.
Un œuf.
Que fait un œuf posé en plein milieu du désert ? Est-ce
un mirage ? Non, l’œuf semble bien réel. Les insectes l’entourent comme
s’il s’agissait d’un monolithe sacré, posé au milieu de leur route pour leur
donner à méditer. Elles hument. 5
e
reconnaît l’odeur. Il s’agit d’un
œuf pondu par un oiseau du Sud, d’un œuf de gigisse.
La gigisse ressemble à une hirondelle blanche, au bec et aux
yeux noirs. Cet oiseau présente une particularité : sa femelle ne pond
qu’un seul œuf et elle ne possède pas de nid. Elle pose donc son œuf n’importe
où. Vraiment n’importe où. Le plus souvent en déséquilibre sur une branche, sur
une feuille tout en haut d’un rocher, sans même chercher le refuge d’une niche
ou d’une zone bien protégée. Il ne faut pas s’étonner alors si les prédateurs
qui les découvrent ensuite, lézards, oiseaux ou serpents, s’en donnent à cœur
joie. Et quand ce ne sont pas les prédateurs qui le mettent à mal, un simple
coup de vent suffit pour renverser cet œuf en équilibre. Lorsqu’un poussin
chanceux éclôt sans faire basculer lui-même sa coquille, il doit encore prendre
garde à ne pas choir du haut de la branche ou du rocher. Mais, le plus souvent,
l’oisillon fait tomber son œuf alors qu’il s’efforce de le briser et, du coup,
s’écrase. Si bien qu’il est étonnant que ce maladroit oiseau ait pu survivre
jusqu’à nos jours.
Les fourmis tournent autour de cet objet insolite.
Cette fois, l’œuf a été apporté par une gigisse encore plus
insouciante que la moyenne. Son unique et précieux héritier, elle l’a déposé au
beau milieu d’un désert. À la merci de tous.
Quoique… Ce n’est finalement pas si bête, pense 103
e
.
Car s’il existe un endroit où un œuf ne risque pas de tomber de haut, c’est
bien en plein désert.
5
e
se précipite et percute de son crâne la
surface dure de la coquille. L’œuf résiste. Tout le groupe le pilonne. Petits
bruits mats de grêlons, sans résultat. Il est rageant d’être si proche d’une
aussi grande réserve de nourriture et de liquide et de ne pouvoir la consommer.
103
e
se souvient alors d’un documentaire
scientifique. Il y était question du principe du levier et de son utilité pour
soulever les poids les plus lourds. C’est le moment de mettre cette connaissance
en pratique. Elle suggère de ramasser une brindille sèche et de la placer sous
l’œuf. Que les douze avancent ensuite progressivement sur le levier de manière
à former une grappe qui servira de contrepoids.
L’escouade obtempère, se suspend dans le vide, agite les
pattes pour augmenter l’impulsion. 8
e
, complètement fascinée par ce
concept est la plus active. Elle sautille pour peser plus lourd. Ça
marche : le monumental ovoïde est déséquilibré et, tour de Pise, se met à
pencher, pencher, jusqu’à enfin tomber.
Problème : l’œuf a basculé mollement sur le sable
meuble, mais pour se stabiliser, intact, à l’horizontale. 5
e
éprouve
quelques doutes sur les techniques doigtières et décide d’en revenir aux
pratiques fourmis. Elle ferme étroitement ses mandibules jusqu’à constituer un
triangle pointu qu’elle applique contre la coquille en tournant la tête de
gauche à droite telle une vrille de perceuse. La coquille est vraiment
solide : une centaine de mouvements n’ont pour résultat qu’une mince
rayure claire. Que d’efforts pour un si piètre résultat ! Chez les Doigts,
103
e
s’est habituée à voir les choses fonctionner immédiatement et a
perdu la patience et la ténacité qui habitent ses compagnes.
5
e
est épuisée. 13
e
vient la relayer,
puis 12
e
, puis une autre encore. À tour de rôle, elles transforment
leur tête en vrille. Il faut plusieurs dizaines de minutes pour qu’une petite
fissure apparaisse et qu’en gicle un geyser de gelée transparente. Les fourmis
se précipitent sur le liquide nourricier.
Satisfaite, 5
e
dodeline des antennes. Si les
techniques des Doigts sont très originales, celles des fourmis ont prouvé leur
efficacité. 103
e
remet le débat à plus tard. Elle a mieux à faire.
Elle enfonce sa tête dans le trou pour aspirer, elle aussi, la succulente
substance jaune.
Le sol est tellement chaud et sec que l’œuf gigissien se
transforme en omelette blanche sur le sable. Mais les fourmis ont trop faim
pour observer ce phénomène.
Elles mangent, boivent, dansent dans l’œuf.
L’ŒUF
: L’œuf d’oiseau est un chef-d’œuvre de la
nature. Admirons tout d’abord la structure de la coquille. Elle est composée de
cris taux de sels minéraux triangulaires. Leurs extrémités pointues visent le
centre de l’œuf. Si bien que, lorsque les cristaux reçoivent une pression de
l’extérieur, ils s’enfoncent les uns dans les autres, se resserrent, et la
paroi devient encore plus résistante. À la manière des arceaux des cathédrales
romanes, plus la pression est forte, plus la structure devient solide. En
revanche, si la pression provient de l’intérieur, les triangles se séparent et
l’ensemble s’effondre facilement.
Ainsi, l’œuf est, de
l’extérieur, suffisamment solide pour supporter le poids d’une mère couveuse,
mais aussi suffisamment fragile de l’intérieur pour permettre à l’oisillon de
briser la coquille pour sortir.
Celle-ci présente d’autres
qualités. Pour que l’embryon d’oiseau se développe parfaitement, il doit
toujours être placé au-dessus du jaune. Il arrive cependant que l’œuf se
renverse. Qu’importe le jaune est cerné de deux cordons en ressort, fixés
latéralement à la membrane et qui servent de suspension. Leur effet ressort
compense les mouvements de l’œuf et rétablit la position de l’embryon, à la
façon d’un ludion.
Une fois pondu, l’œuf
subit un brutal refroidissement, entraînant la séparation de ses deux membranes
internes et la création d’une poche d’air. Celle-ci permettra au poussin de
respirer quelques brèves secondes pour trouver la force de casser la coquille
et même de piailler pour appeler sa mère à l’aide en cas de difficulté.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
Alors qu’il était en train de se préparer une omelette aux
fines herbes dans la cuisine de l’institut médico-légal, le médecin légiste fut
dérangé par une sonnerie. C’était le commissaire Maximilien Linart venu prendre
connaissance des causes du décès de Gaston Pinson.
— Vous voulez un peu d’omelette ? proposa le
médecin.
— Non, merci, j’ai déjà déjeuné. Avez-vous terminé
l’autopsie de Gaston ?
L’homme happa rapidement son plat, le fit passer avec un
verre de bière, puis consentit à enfiler sa veste blanche pour guider le
policier jusqu’au laboratoire.
Il sortit un dossier.
L’expert avait analysé certaines composantes du sang du
défunt et s’était aperçu qu’il s’était produit une très forte réaction
allergique. Il avait repéré une marque rouge sur le cou du cadavre et avait
conclu à la mort par… piqûre de guêpe. Les morts par piqûre de guêpe n’étaient
pas rares.