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Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

Eat the Document (25 page)

Caroline regardait fixement le visage de son amie.

Celle-ci s’arrêta de manger.

“Ce n’était pas son idée, mais la mienne.”

Elle s’interrompit, satisfaite un instant de l’avoir dit. Elle eût aimé pouvoir en rester là, et elle se sentait déjà lasse d’avoir à essayer de s’expliquer. Cependant, elle poursuivit : “J’en ai eu marre de manifester contre la guerre. On en avait tous notre claque : des années de manifs. Et ça ne changeait rien. Moi je voulais résister de façon active. Pas marcher dans la rue, ou rester dans le geste ou le discours symbolique. Nous voulions une action tangible, sans équivoque. Peut-être que ce n’était pas la bonne tactique. Pourtant je te dirais que, à l’époque, j’étais persuadée d’avoir trouvé la bonne solution. Il fallait que je fasse quelque chose, que je me mette en danger, personnellement. Que j’oppose à l’énormité de leurs actes un geste équivalent. Le cercle vicieux. Ils renvoyaient des troupes au pays, mais avec quelle mauvaise foi ! Dès qu’ils avaient apaisé le mouvement anti-guerre, ils redoublaient les bombardements. Ils n’avaient aucune intention d’arrêter. Le napalm, quelqu’un l’a inventé, tu sais ? Quelqu’un, assis dans un labo de recherche-développement, se dit : On va faire en sorte que ça brûle, et puis, allez, on va ajouter du plastique pour que ça colle, aussi. Mais attends voir, il leur suffira de se jeter dans l’eau, alors on va ajouter du phosphore pour que ça continue à brûler sous l’eau, brûler jusqu’à l’os. Et alors les cadres dirigeants de Dow, Monsanto ou General Electric décident que c’est un super moyen de se faire du blé, tellement ils sont détachés des conséquences. À tel point qu’ils pourraient aider à prolonger la guerre d’un an, deux ans ; et c’est juste, que ça ne leur coûte rien ? Nous sommes invisibles pour eux. Nous ignorer, quelle suffisance ! Je voulais qu’ils les ressentent un peu, ces conséquences, qu’ils paient un prix pour les choses horribles qu’ils faisaient au nom de la fierté, du pouvoir ou du profit.

— D’accord, je comprends.

— Et cette action ne devait pas être violente. Seulement destructrice. Détruire des objets. Pour une cause. Comme disaient les frères Berrigan, il est des biens qui n’ont pas le droit d’exister.”

Berry se mit à sangloter au-dessus de ses pancakes au sirop, les doigts crispés sur sa fourchette.

“Elles ont de l’importance, les intentions. Ce sont elles qui font toute la différence...”

Caroline sentit les mots lui manquer, elle avait le visage brûlant, et c’est alors qu’elle se rendit compte qu’elle aussi pleurait.

“Pourquoi tu pleures, toi ? demanda-t-elle en s’essuyant les yeux.

— C’était un acte courageux, franchement, je pense que c’était courageux.

— Ce que tu penses n’a aucune importance. Ce n’est pas pour toi que je l’ai fait.”

Caroline était toujours en colère contre Berry, ce qui n’avait aucun sens. Elle prit alors une inspiration et s’efforça de la regarder calmement.

“Je suis vraiment désolée que tu saches tout ça. Je n’aurais pas dû te le dire.

— Pour être franche, je n’arrive pas encore à y croire. Je n’arrive pas à intégrer que, tu sais, tu sois une personne complètement différente de ce que je m’imaginais.” Berry tendit la main à travers la table pour toucher le bras de Caroline. “Pourtant, je crois que je comprends. Sincèrement. Regarde le bon côté des choses, au moins le Président est en train de récolter ce qu’il a semé, maintenant. Il s’est marché sur les couilles, pas vrai ? La guerre touche à sa fin, et, aujourd’hui, lui aussi il se casse la gueule.

— Ouais, mais finalement ça ne nous fait pas l’effet escompté, si ?” Elle dégagea sa main. “On a juste l’impression que tout part en vrille.”

Elles rentrèrent en stop sur la Colline de l’Hépatite. Par la suite, elles ne reparlèrent plus de tout ça, ni, soit dit en passant, de “leur” prochaine destination.

Caroline savait qu’il allait bientôt falloir qu’elle parte. Elle savait que le FBI allait perquisitionner les communautés, d’ailleurs ils connaissaient déjà sûrement son pseudonyme. Il lui faudrait partir de nuit, aller quelque part, très loin, et, à nouveau, changer de nom. Et quand le FBI viendrait, Berry parlerait peut-être, ou peut-être pas. Mais, à ce moment-là, Caroline se serait enfuie depuis longtemps déjà.

 

Dès qu’elle les vit, elle se cacha dans la forêt avant de se diriger vers la nationale. Elle gardait justement un petit pécule en cas d’urgence. Parce que, dès l’instant où elle avait parlé à Berry, elle avait su que ça arriverait, et plus tôt que tard. Elle vit les hommes en costume, la berline. Elle ne savait pas si Berry allait leur avouer quoi que ce soit. Soit elle allait la trahir, soit elle allait souffrir. Mais Caroline n’avait aucune envie de rester dans les parages pour connaître la réponse. Elle dépassa à toutes jambes arbres, rochers et clôtures cassées. Se fraya un passage à travers les broussailles jusqu’à ce qu’elle tombe sur une route, où elle chercha à se faire prendre en stop.

La journée avait commencé comme beaucoup d’autres. Caroline s’était réveillée à l’aube dans la maison commune. Puis était sortie pour s’attaquer à la lessive, tâche qu’elle aimait bien. Le matin était frais et sec, une douce odeur de bois qui brûle imprégnait l’air. Les femmes étaient déjà debout à cuisiner. Elle avait attrapé une pile de torchons à plier et s’était assise sur une pierre dans le soleil matinal. Elle observait de loin le camp qui s’animait. Elle apercevait, à travers les branches d’arbres et les feuilles rouges et jaunes, les anti-techs qui descendaient la colline vêtues de leurs guimpes et de leurs robes, telles des nonnes du Moyen Âge. Théâtrales dans leur réinvention. La réinvention comme choix, comme fierté.

À les regarder, elle s’était rendu compte qu’elle avait fait son temps ici. Avant même que les fédéraux se pointent, avant même la berline, elle l’avait ressenti jusqu’à la moelle de ses os. À vivre dans les bois, on se fie à son intuition. Jamais elle ne serait une réinventrice insouciante. Elle vivait bien davantage comme une femme impliquée dans une affaire vouée à l’échec. Au fur et à mesure que les jours, les semaines et les mois s’écoulaient, l’accumulation du temps ne rendait les choses ni plus profondes, ni meilleures, ni plus sûres, mais au contraire plus dangereuses, plus fatales. Le jour allait venir, c’était sûr, où des gens parviendraient à reconstituer la logique des événements, la rumineraient, y réfléchiraient, et tout mènerait à elle, ou à lui. Un maillon faible, pris dans un moment de faiblesse. Le détail négligé, ou la personne à qui on fait confiance à tort : Mel, par exemple, ou Berry. Tout mènerait à elle
parce que tout menait à elle.
La vérité voulait être dite : la volonté et la chance contre la force des faits. Les faits gagnent toujours parce que, tout simplement, ils existent toujours, et survivront à tout.

Elle était partie parce qu’elle n’était pas à sa place ici. Ces femmes rêvaient d’utopie, mais qu’avaient-elles d’autre à faire ? Caroline, elle, avait beaucoup de choses à faire : courir. Se cacher.

Le temps d’atteindre la route où elle finirait par trouver une voiture qui l’emmènerait vers la nationale, la nuit approchait déjà. Elle se sentait calme dans sa fuite et ne s’inquiétait pas de devoir attendre que quelqu’un s’arrête tandis qu’elle marchait le long de la route. Encore un jour d’automne froid et sans nuage, le soleil couchant projetait à travers les prés bien entretenus de grandes ombres : précises et détaillées près du tronc des arbres et des poteaux téléphoniques, puis étirées à un tel niveau d’abstraction qu’il fallait un moment pour déterminer à quoi elles appartenaient ; le monde se divisait en deux, éclat d’un côté (face au soleil, splendide lumière mordorée), ombre de l’autre (paysage obscur et indéfini, aussi glauque que l’avenir et tout aussi mystérieux). Elle dut attendre des heures avant qu’une voiture s’arrête, et traverser à pied des étendues de champs s’achevant sur des hameaux de quelques habitations, où les groupes de maisons créaient des zones de froide obscurité en travers de la route.

Elle ne les avait pas vus interroger Berry. Elle n’avait pas vu son amie indiquer son poste de travail, les larmes aux yeux. Pour tout dire, elle n’avait même pas vu les hommes en costume, ni la berline sombre dernier modèle. Elle les avait juste pressentis et ne s’était pas retournée. Elle avait disparu.

Elle faisait du stop en direction de l’ouest et, quatorze mois après s’être inventée, elle allait laisser Caroline quelque part sur le bas-côté et réfléchir à une autre personne qu’elle pourrait incarner. Elle était censée rejoindre Bobby à Los Angeles pour la Saint-Sylvestre. D’ici là, elle serait quelqu’un d’autre.
Si je ne te fais pas signe, on se retrouve à la fin de l’année prochaine au
Blue Cantina,
à Venice Beach.
Ça lui laissait environ six semaines.

Elle s’arrêta une première fois dans une petite ville agricole de Pennsylvanie. Elle ne put tenir qu’une semaine dans une chambre de location. Elle était restée au lit trois jours d’affilée. Les draps étaient propres et repassés, mais ils lui irritaient la peau et avaient une vague odeur de détergent et de moisissure. L’humidité semblait avoir pénétré au cœur du tissu, et elle n’arrivait pas à se reposer. Ni à trouver du boulot. Elle fut vite fauchée. Elle dînait même à la soupe populaire de la paroisse.

Alors elle se força à reprendre la route, à refaire du stop. N’importe où vers l’ouest. Elle se disait qu’elle pourrait travailler quelque part pendant deux semaines afin de pouvoir se payer le bus jusqu’à L. A.

Sur la nationale, pouce levé, elle marchait vers l’ouest. Elle avait établi un système. Elle refusait de monter avec deux hommes, les chauffeurs de camionnette, ou encore les types aux yeux explosés par les amphètes. Comme il commençait à faire sombre, elle décida d’accepter la proposition d’un homme au volant d’une Pontiac Le Mans beige. Un bon pari, semblait-il : il y avait une femme avec lui. Caroline s’assit à l’arrière, et tous trois roulèrent en silence pendant plusieurs kilomètres. Elle observa, discrètement, que la femme était vraiment trop jeune pour être son épouse. Mais elle remarqua aussi les vêtements du conducteur, propres et de facture classique. Sa belle chemise repassée. Ses cheveux courts peignés en arrière. Monter en stop avec quelqu’un à moitié issu de l’establishment lui inspirait confiance. Un type de la classe moyenne, normal, respectueux des lois. En revanche, la jeune fille, elle, était beaucoup moins soignée. Elle portait un jean moulant coupé et délavé. Elle était assise avec ses pieds nus et noirs de poussière posés sur le tableau de bord. Plus jeune que Caroline, semblait-il. Elle frétillait en silence sur son siège. Après un moment, elle prit du papier à rouler et se mit à confectionner un joint avec dextérité. Elle le roula entre ses doigts, le scella d’un coup de langue, puis sortit l’allume-cigare ; autant de gestes qui surprirent Caroline. Ensuite, la fille passa le joint au type et ils fumèrent ensemble. Au début, ils n’en proposèrent pas à leur passagère, puis la fille pointa le joint dans sa direction tout en inspirant. Caroline fit non de la tête et regarda par la vitre. Sortie d’un contexte familier, la consommation de drogues semblait menaçante, trahissait une sorte de chaos. Tout le monde s’était approprié le shit, ou du moins la classe moyenne, dans un but plus banal, plus mesquin qu’auparavant. Comme une autre façon de se défoncer et de faire n’importe quoi. Il s’agissait non pas d’une libération, mais d’une simple licence. Pourquoi pas après tout ? La drogue était-elle en soi extraordinaire ?

Ils parcoururent encore quelques kilomètres en silence. Caroline se demandait si elle n’aurait pas mieux fait de s’échapper, mais elle écarta cette pensée d’un haussement d’épaules. Tout le monde autour d’elle émettait des ondes angoissantes, il fallait juste qu’elle garde son calme. Elle resta donc tranquille jusqu’à ce que l’homme sorte de la route pour se ranger sur un accotement dissimulé par des arbustes. Il descendit de voiture, puis la fille se glissa derrière le volant. Tout cela se passa très vite, sans qu’aucun mot ne fût prononcé. L’endroit était désert, et, avant que Caroline puisse se ressaisir, s’enfuir dans les buissons et essayer, au beau milieu de nulle part, de sauver sa peau, la fille avait repris la route et l’homme aux cheveux courts et bien coupés se retrouvait assis à l’arrière, à côté d’elle. Caroline vit la fille qui leur jetait un œil dans le rétroviseur : son expression lascive où se reflétait un vague ennui finit par lui envoyer une décharge d’adrénaline dans la poitrine et dans les membres. La fille eut un petit sourire goguenard lorsque leurs regards se croisèrent, et appuya sur l’accélérateur cependant que l’homme tendait la main vers Caroline. Elle le repoussa, mais il se contenta de l’allonger sur le siège. Lui n’était pas goguenard, mais sérieux lorsqu’il remonta le T-shirt de sa passagère. Elle hurla, il lui couvrit la bouche avec l’avant-bras. Puis il se servit de son autre main pour lui bloquer les bras au-dessus de la tête et lui tenir fermement les poignets. Il ne prononçait pas un mot, il émanait même de lui un calme impassible. Il lui dégagea ensuite la bouche pour baisser son propre pantalon. Caroline ne cria pas : elle profita de cet instant pour pousser de toutes ses forces afin de se dégager. Il lui asséna aussitôt du dos de la main une claque sous le menton, qui lui rejeta violemment la tête en arrière. Elle sentit alors la fragilité de sa mâchoire sous l’impact et cessa de bouger. Puis elle le regarda se passer la main sous la ceinture, manœuvrer, dégainer. Elle avait un goût de sang dans la bouche, elle s’était mordu la langue. Elle sentit ensuite l’homme tirer d’un geste brusque sur l’élastique de sa jupe puis le remonter. Sa culotte avait peut-être été déchirée, ou descendue. Elle ne savait pas. Elle ne se débattit pas, resta allongée là, loin de l’instant présent ; voilà, c’est arrivé ; elle s’efforça d’être aussi absente que possible. Certes, elle se disait qu’elle ne voulait pas être battue ni tuée. Mais elle refusait de penser à lui qui lui assénait des coups de boutoir, elle refusait de le sentir en elle. Par la simple force de sa volonté. Un instant, l’idée de la fille qui regardait dans le rétroviseur la fit hoqueter. Cependant, elle se ressaisit et s’efforça de rester immobile, complètement en retrait. Bonne tactique. Tout se termina vite, finalement. Et à la fin, dans son dégoût, l’homme se retira d’un coup sec sans la faire souffrir davantage. La fille se gara et ils laissèrent Caroline sur le bord de la route. Au total, l’incident avait duré moins de quinze minutes.

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