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Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

Eat the Document (11 page)

C’était la mode — implicite, mais omniprésente —, parmi certains fanas de musique, de se passionner pour les synthétiseurs, mais seulement pour ceux qui possédaient ce vibrato artificiel d’atterrissage de vaisseau spatial, d’une altière précision, et datant du début voire du milieu de l’ère pré-numérique. Les Jupiter 8 de Roland. Les Minimoog. Mais bien sûr !

“Je sais pas, la production est vraiment plate. Y a pas de souffle.”

Telle était ma réponse à la con, dire que la production n’a “pas de souffle”, simplement parce que cette musique me pompe l’air en ce moment, et que j’ai plusieurs albums de choix en attente, tous enregistrés sans synthétiseurs, excepté un thérémine, peut-être, et dont la production pourrait apporter suffisamment d’oxygène pour nourrir à vie une armée de fumeurs asthmatiques. Et, bien sûr, Gage se comportait en facho fini par rapport à ce que nous devions écouter ensuite. Mais le truc, c’est que ce type était tellement à fond, immergé dans son obsession, son délire Roxy, qu’il pensait ce qu’il disait. Il sombrait dans le foutoir tourbillonnant de la relativité, le bordel mental induit par l’écoute en boucle, la perte de perspective qui survient quand on examine quelque chose de trop près. Je connais. Je suis passé par là. Faut pas s’amuser à me lancer sur les Beach Boys. Au moment même où j’écris, ils sont là. Au moment même où j’étais chez Gage à m’efforcer d’écouter ses disques, je caressais une édition originale 45 tours de “God Only Knows”. Je fredonnais, non, vibrais, dans l’ordre toutes les chansons de l’album
Pet Sounds.
Et j’avais hâte de me laisser aller à mon obsession. Je savais donc exactement dans quel état Gage se trouvait, mais il manquait un peu de distance pour un type de son âge, non ? Il n’avait pas idée à quel point il était dedans, à quel point il manquait tragiquement de perspective. Moi je sais que le jour viendra où je ne ressentirai plus la même chose pour les Beach Boys. Je sais, au moins de façon théorique, que ce jour viendra. Peut-être dégoulinerai-je alors de bienveillance pour le génie des premiers albums de Little Feat ou des derniers Allman Brothers, ou un truc dans ce genre. Et quand j’en prends conscience, ça m’attriste un peu. Je pourrais être en train de lire un super bouquin, après tout. Ou faire un tour à vélo, ou rejoindre une fille à la piscine, ou pirater le compte en banque de quelqu’un. (Ou même prendre plus souvent des bains, nom de Dieu !)

Assis aux pieds de Gage — les yeux blessés par la lumière noire, à écouter contre mon gré les murmures pervers de Bryan Ferry —, je me demandais si ma vie allait consister en une succession d’immersions, un grand défilé de tocades superficielles pour l’impopulaire culture populaire, qui ne durent pas vraiment et ne signifient pas grand-chose. Parfois, je soupçonne même mes obsessions les plus ancrées de n’être que les manifestations aléatoires de ma solitude ou de mon isolement. Peut-être que je donne à l’expérience ordinaire une espèce d’aura sacrée afin d’atténuer la platitude spirituelle de ma vie. Mais bon, encore une fois, peut-être pas.

Dès que je suis rentré chez moi, je me suis jeté sur le disque que je mourais d’envie d’entendre. En l’écoutant, je repensais au désespoir qui m’avait saisi : non, c’est beau d’être envoûté. Fasciné par quelque chose, n’importe quoi. Et le hasard n’est pour rien là-dedans. Si quelque chose vous parle, il y a une raison. Si on voulait, on pourrait le voir ainsi, et on se rendrait peut-être compte qu’on n’est pas en train de gâcher sa vie. Qu’on se redécouvre, qu’on redécouvre le monde, même si ce monde c’est seulement ce qu’on trouve beau, à l’instant même, à cette seconde.

Moi je crois faire partie de ceux qui se sentent à l’aise dans leur isolement. Même quelqu’un comme Gage (une personne avec laquelle, il faut bien le reconnaître, j’ai beaucoup de points communs, et dont on pourrait croire que j’apprécie la compagnie) ne tempère pas mon sentiment de solitude. L’effort qu’il m’a fallu fournir rien que pour le fréquenter et le tolérer m’a rendu plus seul encore. Je ne suis chez moi qu’au sein de
ma propre
solitude
personnelle.
La vérité, c’est que je ne me sens pas nécessairement proche de Brian Wilson ou d’aucun autre Beach Boys. En revanche, je me sens effectivement proche, je crois, de tous les autres gens, seuls dans leur chambre quelque part, qui ont
Pet Sounds
dans leurs écouteurs et ressentent ce que je ressens. Seulement, je n’ai pas vraiment envie de leur parler ou de traîner avec eux. Mais peut-être est-il suffisant de savoir qu’ils existent. C’est nos émotions qui nous donnent notre identité. Je sais bien que ce n’est pas la pure vérité. Que ce n’est qu’en partie vrai. Cependant, écoutez ce qui va suivre : ces derniers temps, je me suis surpris à me poser des questions au sujet de la solitude de ma mère. Est-elle semblable à la mienne ? Ma mère est-elle à l’aise avec ce sentiment ? Et si moi je le suis, à peu près, pourquoi est-ce que je continue à l’appeler solitude ? Parce que (et j’ai l’impression que quelque part ma mère le comprendrait) il est possible de ressentir et de reconnaître qu’il y a une tristesse dans sa propre aliénation comme dans celle des autres, sans souhaiter pour autant fréquenter qui que ce soit. Je pense que si on se pose des questions sur la solitude des autres, ou même qu’on se contente d’y réfléchir, il est beaucoup plus facile de se sentir à l’aise avec la sienne.

Enfin bref, ce qui importe vraiment ici, la raison pour laquelle j’écris là-dessus date d’hier, peut-être un mois après que Gage et moi nous sommes mis à passer des après-midi entiers ensemble. Gage était chez moi, et l’heure du dîner approchait. En général, ma mère et moi passons ce dernier à regarder la télé ou à lire des magazines, voire les deux en même temps. Notre espace commun est du style
open space
version contemporaine, si courant dans le jargon décomposé des années 1970. En d’autres termes, chez nous, salle à manger, séjour et coin télé se fondent harmonieusement les uns dans les autres. Une maison conçue — portes vitrées coulissantes, grande hauteur sous plafond, cuisine américaine, le tout transparent et dépourvu de cloisons — pour des Californiens radieux, et non des gens du Nord sous un ciel gris. D’autres familles, du même genre que la nôtre, se sentent mieux dans de petites pièces basses de plafond, genre terrier. Il nous faut des recoins et de l’ombre. Des espaces séparés. La simultanéité de ces pièces à vivre ouvertes et emboîtées nous paraît obscène. Nous nous déplaçons furtivement, mal à l’aise, honteux de notre propre maison.

Cependant, l
’open space
présente bien un avantage. Non seulement il permet d’avoir l’autre à l’œil en permanence, mais aussi de garder en permanence un œil sur la télé, située dans la pièce la plus centrale. De sorte que, lorsque nous sommes à table, nous n’avons qu’à lever la tête pour voir l’écran. En fait, nous n’avons pas besoin de nous asseoir dans le coin télé : une telle contrainte n’est pas nécessaire. Il nous suffit de laisser le téléviseur allumé, et nous pouvons le regarder depuis n’importe quelle pièce. Attention, ne vous y trompez pas, il y a des règles, des normes. Nous regardons les infos. De temps en temps un film. Mais jamais les sitcoms ou les séries télé. Pas pendant les repas. Enfin, moi je m’en fiche, ce que j’aime c’est qu’elle soit allumée, c’est tout. En général, j’ai aussi sous la main un de mes polars, le plus souvent une histoire de
serial killer.
J’aime les enquêtes policières, réalité ou fiction, peu importe. En revanche, je préfère celles qui sont vraiment glauques, du genre
thriller killer,
aux éternelles collections policières ringardes, mais, bon, je lis un peu n’importe quoi en fait. Et en permanence. Je dévore un bouquin par jour, sérieux. J’arrive à écouter de la musique, lire, et être sur Internet, tout ça en même temps. Et à regarder la télé. Attention, je ne m’en vante pas, je suis bien conscient que ce n’est pas un exploit de premier ordre. C’est plutôt banal au contraire, non ? Si je fréquentais les salles de sport (ce qui ne m’arrive jamais), je verrais des gens lire et écouter de la musique, les yeux rivés sur des écrans où passent des émissions de télé qu’ils n’entendent pas. Ou mieux encore : si ça se trouve ils regardent alternativement leur livre et plusieurs moniteurs tout en maintenant leur rythme cardiaque à l’objectif fixé et en s’hydratant avec leurs bouteilles d’eau. Tout ça en même temps. Alors je ne pense pas que ce que je fais suffise à me qualifier de génie ou de mutant à la mords-moi le nœud. Non, je cherche simplement à dire que j’ai l’habitude d’être soumis à un paquet de stimulations contrôlées simultanées.

Donc d’ordinaire, on s’assoit à table et moi je bouquine et je mange mon dîner en levant les yeux entre les pages ou les paragraphes ou pendant que j’avale une bouchée pour regarder Jim Lehrer le présentateur du journal — presque de la télé médicinale —, parfois maman fait un commentaire, sur lequel je rebondis sans interrompre mes activités.

Le temps que je finisse mon repas, ma mère, si on y prend garde, n’a toujours pas mangé grand-chose. Elle aura en revanche réussi à remplir son verre de vin à plusieurs reprises. Elle sort ensuite son fidèle briquet turquoise et argent datant de l’époque de
Tapestry,
et sa petite pipe métallique à shit coudée. Ouais. En général, elle se défonce carrément là, à table. Mais, bon, c’est pas franchement une surprise. En attendant moi j’emporte mon livre aux toilettes, où, une fois encore, j’ai beau essayer, je n’arrive pas à faire une seule chose à la fois. Sinon je m’ennuie, même les trois minutes nécessaires pour couler un bronze. Ensuite, je retourne dans ma chambre, consulte mes mails, le répondeur de mon portable et je finis de graver un album que j’ai téléchargé ou échangé avec un autre fondu de musique rencontré sur l’un des sites spécialisés.

Mais, ça, c’est le train-train habituel. Le jour où Gage s’était attardé dans ma chambre était inhabituel. J’étais en train de dévoiler ce que je possédais de plus précieux, de lancer le Saint-Graal de ma collection des Beach Boys. Le truc qui te laisse le cul par terre. Jusque-là, Gage n’avait paru que moyennement impressionné. Nous parcourions ma collection complète de démos provenant de l’album
Party !
des Beach Boys, imitation lo-fi, sans production, spontané, tout sauf l’album enregistré en studio, lorsqu’elle frappa à ma chambre. Je ne réagis pas, pensant qu’elle laisserait tomber. Mais elle persista.

“Oui ?” dis-je à travers la porte. Je suis toujours immédiatement exaspéré avec elle. Sa réponse me parvint étouffée. J’ouvris sans baisser la musique, ce qui était véritablement odieux, enfin, je veux dire, même
moi
ça m’a agacé. Est-ce bien raisonnable de faire des choses qui vous ennuient vous-même ? Mais j’aime bien l’énerver. Lui faire élever la voix. Elle se tenait là cherchant à regarder dans la chambre derrière moi.

“Quoi ? demandai-je.

— Est-ce que tu veux que je mette un couvert pour ton ami ?”

Elle jeta un œil à Gage, en grande partie caché derrière mon énorme pull taillé très large. Il était assis sur mon lit, entouré de piles de CD, de 33 et de 45 tours. Il salua ma mère de la main. Puis me regarda et haussa les épaules.

“Ouais, pourquoi pas.”

Elle sourit, regarda alternativement Gage, le bazar entassé sur le dessus-de-lit, et moi, tout en tripotant l’ourlet de son pull, gestes que je fis semblant de ne pas remarquer.

“Dans dix minutes”, dit-elle, mais j’avais déjà commencé à refermer la porte sur elle, ce qui l’obligea à crier : “Dans dix minutes !”

Gage tenait un 33 tours. On voyait sur la pochette un barbu en T-shirt délavé bleu-vert, avec des taches de sel. Debout sur une colline herbeuse, il avait l’océan derrière lui.

“Ouah. C’est... ?

— Oui.

— J’adorerais écouter ça. Tu l’as trouvé où ?”

Il s’agissait d’un album solo inédit piraté de Dennis Wilson, le batteur des Beach Boys. Cet album est significatif pour deux raisons, que je vais prendre le temps d’exposer étant donné que ça a un rapport direct avec une situation dont je vais bientôt faire le récit.

Tout d’abord, les albums perdus. Ce sont ces albums légendaires qui n’ont jamais connu de sortie commerciale, ou qui ne furent édités qu’en très petite quantité il y a fort longtemps. On raconte parfois que les bandes ont été détruites, mais il existe toujours une possibilité de les voir refaire surface. Les séances héroïno-musicales de Keith Richards et Gram Parsons dans le Sud de la France en 1971, par exemple. La légende veut que la musique ne vaille rien et que Gram ait balancé les bandes, mais on espère qu’un jour on les dénichera, peu importe si le son ressemble à une coulée de boue. Et puis il y a les querelles de labels, ou bien la mort de quelqu’un. Ou alors les jam-sessions destinées uniquement à l’usage privé. Ces dernières ont fini par apparaître sous forme légale après avoir été disponibles des années durant au black en version piratée. Le plus célèbre d’entre eux est l’album
The Basement Tapes,
de Dylan et du groupe The Band, que tout le monde préférait à ce que Dylan avait sorti officiellement
(Nashville Skyline,
que j’apprécie, bien sûr, et que je préfère d’ailleurs à
The Basement Tapes).
Il existe aussi des albums géniaux qui ne connurent qu’une brève parution initiale et sont désormais épuisés, ou qui furent enregistrés, mais ne sont en fait jamais sortis pour une raison tragique quelconque, en général la mort. Par exemple, les démos en solo de Pete Ham, le chanteur de Badfinger (du power pop classique ultra-populaire), enregistrées quelques semaines avant son suicide. L’album solo de Chris Bell, membre obscur du non moins obscur groupe Big Star (du power pop classique impopulaire). Ou encore l’album de Skip Pence mentionné plus haut, ou de ses homologues britanniques, Syd Barrett et Nick Drake. Enregistrés, puis disparus. Il en existe des millions. Et s’ils sont vraiment géniaux, ils arrivent souvent à refaire surface. Pour finir dans des coffrets coûteux ou des boîtiers de CD enrichis de textes sur la pochette et de pistes bonus. Mais, avant cela, ils sont de véritables Saints-Graals pour les fans de musique — ce qui est sûrement dû au caractère fini de la production d’un artiste décédé. Et s’il y avait encore un autre album secret quelque part, eu encore une chanson ?

L’album que Gage avait dans les mains remplissait donc toutes les conditions : il comprenait un disque issu d’un album épuisé avec ses remastérisations — un authentique bijou jamais paru. Bien entendu, c’était une trouvaille. Mais ce qui est encore plus important c’est qu’il s’agissait d’un album de Dennis Wilson.

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