Read Eat the Document Online

Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

Eat the Document (29 page)

Eût-il été mieux de jouer la carte de la franchise ? Avant il essayait assez souvent de la faire jouir. Et il n’était pas sans talent. Il se glissait sous les draps et restait là jusqu’à ce qu’il arrive à ses fins. Il avait l’air de prendre son pied : peut-être feignait-il pour les mêmes raisons qu’elle, ou peut-être que non. En revanche, elle ne simulait pas l’orgasme. Nulle raison à cela. Elle en avait très facilement lorsqu’il se servait de sa bouche. Des orgasmes si intenses et troublants parfois qu’elle doutait presque qu’ils viennent de l’intérieur de son corps. Enfin, aucune importance. Ça aussi elle le faisait pour lui. Jouir ou pas, elle s’en fichait un peu. Elle n’en dormait pas moins bien. Car, en un sens, l’orgasme est avant tout un phénomène physique, qui n’est pas forcément lié au désir. Le désir, lui, est plus complexe : avant l’acte, il s’agit d’un désespoir, d’un besoin, d’un fantasme ; puis, pendant, d’un accomplissement. Il faisait appel à l’esprit et au corps. Le corps, pas de problème. Mais l’imagination... eh bien la plupart du temps elle lui faisait défaut.

Cet état d’esprit s’expliquait-il par le fait qu’elle se languissait toujours de Bobby ? Parce que, après toutes ces années, elle se rappelait encore son odeur, son goût, son contact. Et surtout, elle se rappelait qu’elle le désirait profondément. Elle se rappelait encore également l’époque où elle avait ardemment désiré Augie. Seulement, la différence, c’était qu’elle continuait à désirer Bobby. Et puis il y avait cette question : Désirait-elle encore son premier amant parce que les choses n’avaient pas eu le temps de décroître puis de disparaître comme ça avait été le cas avec Augie ? Ou était-ce simplement différent, aimait-elle tout simplement davantage Bobby ? En imaginant qu’elle eût rencontré Augie en premier, est-ce que celui-ci lui manquerait ? Elle prit soudain conscience que son repli sur soi, son état apathique ne pouvaient durer indéfiniment. Il fallait qu’il le comprenne, sinon elle finirait par perdre patience et ce serait fini.

Parfois, allongée sur son lit, elle se disait que plus rien ne l’empêchait de se rendre. Elle savait qu’elle ne pourrait s’affaiblir éternellement, qu’un jour elle se rendrait, une fois sa vie en liberté devenue aussi mortifère qu’une incarcération. “Il n’y a pas d’issue.” Certes, mais pas pour les raisons qu’on croit.

Quand Augie s’approchait d’elle, elle se contraignait à penser au début de leur relation. À l’après-midi pluvieux où elle était passée le voir sur son lieu de travail, une grande maison de campagne. Où il l’avait prise par la main pour l’emmener dans la forêt derrière le bâtiment. Où, malgré la pluie, appuyés contre un arbre, ils s’étaient embrassés, en se débattant avec leurs vêtements. Avant qu’il ne la soulève d’un coup et qu’elle se retrouve en équilibre sur lui, tous deux brûlants de désir sous les frondaisons. C’était sa tête qui se rappelait tous ces moments, pas son corps. Elle ne parvenait pas à les faire revivre sous sa peau, entre ses jambes, et jusqu’à ce réseau frémissant de nerfs internes, jusqu’à provoquer d’infimes contractions prospectives, cependant que les fibres de ses muscles frémiraient déjà. Impossible de susciter cet émoi-là.

Elle savait qu’elle devrait changer de vie. Elle se sentait dans un tel état de diminution, de soustraction. Dû, peut-être, songeait-elle, à ce nom lui-même : Louise Barrot. Elle était persuadée qu’avoir pris le nom d’un nourrisson défunt avait coloré l’ensemble de ses possibles, tout recouvert d’une teinte morbide. Elle savait aussi qu’il existait d’autres raisons pour lesquelles le petit mort revêtait une telle importance. Être en cavale avait brouillé le contexte : le fait qu’elle pût modifier à ce point son identité intervenait sur la possibilité même d’un engagement, ou plutôt il excluait la possibilité de tout engagement réel. Elle considérait tout et tout le monde de loin, à la fois éphémère et abstraite.

Au bout de quelques mois poussiéreux qui se muèrent progressivement en un léger dégoût pour la vie qu’elle menait avec Augie, il se mit à lui parler de leur avenir avec force détails. Étonnamment, il s’était beaucoup attaché à elle. Mais elle ne s’en sentait que piégée, circonscrite, désespérée. Les gens qui jouissent d’une véritable liberté ne font jamais rien de vraiment “libre”, comme se réinventer, laisser leur vie derrière eux, tout changer. Ça, c’est l’apanage des individus piégés et désespérés. Il y fallait tant de sang-froid, tant de volonté. Elle y pensait sans cesse. Le reformulait pour voir si elle ne pourrait pas y trouver un peu de réconfort. Non pas
aller en prison.
Mais
se rendre. Refaire surface.
Ça sonnait bien, comme si elle avait coulé pour se planquer. Elle pourrait
céder, se retirer, se repentir.

Et revoir sa famille. Mais elle devrait aller en justice. Et convaincre qu’elle était innocente, ce qui était faux. Des remords ? Peut-être. Des regrets ? Assurément. Ou alors elle pourrait prononcer un discours, déclarer qu’elle n’était pas désolée, et que, eût-elle pu retourner en arrière, elle n’eût rien changé à ses actes. Après quoi, elle irait sûrement en prison pendant longtemps. Surtout si elle ne donnait aucune information sur les autres, ce à quoi jamais elle ne s’abaisserait, jamais.

Mais serait-elle seulement capable de prendre position ? Car, en vérité, elle n’était pas sûre des tactiques qu’ils avaient choisies, ni de leurs conséquences. La clarté morale, cela n’existait pas. En vérité, elle allait jusqu’à douter de leurs intentions, de leurs motivations. Accomplir quelque chose de si manifestement lourd de conséquences, de si irréparable, pour nourrir par la suite un doute à ce point fondamental, c’était tragique, c’était une grande et terrible tragédie.

Souvent, elle regardait la pluie par la fenêtre de leur chambre en se repassant le scénario des événements. Elle repensait, avec autant de précision qu’elle pouvait en tolérer, à ce qu’elle, ou eux, avait fait exactement et pourquoi.

Bobby s’était laissé convaincre, finalement. Lui il voulait faire ses films et en rester là. Agir l’effrayait. Mais elle l’avait convaincu. C’était surtout elle, non ?

Bobby avait présenté au groupe le dernier de ses films “protestataires”, lesquels étaient censés être des documents polémiques de propagande. Attribué au collectif SURE, celui-là avait en fait été réalisé par le seul Bobby. Ils s’étaient assis par terre, quatre d’entre eux, dans le noir, tandis qu’il s’occupait du projecteur.

 

Lumière aveuglante du soleil dans la rue en Kodacolor impitoyable. Un vieil homme sort de chez lui. Il se dirige vers sa voiture. Nouveau plan : le même vieux monsieur marche dans la rue. Il cligne des yeux dans le soleil. Il ignore qu’on le filme. Il se tient devant un bâtiment monolithique de style international. Il entre, la porte se referme sur lui. On voit à nouveau la même chose, en insupportable temps réel : le vieil homme se dirige vers sa voiture. On le voit partir, c’est le matin, il cligne des yeux dans le soleil. La caméra le traque. Au bout de la troisième fois, le réalisateur apparaît, ou un homme qu’on suppose être le réalisateur. Il s’approche du vieil homme, micro en main.

“Excusez-moi, docteur Fieser ?”

Le vieil homme le regarde, sourcils froncés. Il secoue la tête.

“Je peux vous poser une question ?”

L’homme accélère le pas.

“Pourquoi a-t-il fallu que vous inventiez le napalm ? Pourquoi ?”

Le vieil homme s’arrête et se tourne vers le réalisateur. Il regarde fixement le microphone puis prend la parole.

“Je suis un scientifique. Je résous des problèmes. Je ne demande pas à quoi cela va servir. Ce n’est pas mon boulot. C’est celui des politiques.


Quel usage domestique pensiez-vous qu’on aurait pu faire de l’essence gélifiée ?


Je ne suis pas responsable. Laissez-moi tranquille. ”

Il trébuche et essaie de se réfugier chez lui. La caméra suit le mouvement et on voit le visage de l’homme tandis que le réalisateur, hors champ, lui crie quelque chose.

“Pauling, lui, a refusé de fabriquer cette bombe. ”

Le vieil homme s’efforce d’ouvrir sa porte. Il se débat avec ses clefs. Mais le réalisateur continue à parler.

‘‘Pensez-vous que les employés de la société Topf à Wiesbaden en Allemagne auraient dû demander pourquoi il leur fallait produire de l’acide cyanhydrique dans des quantités de plus en plus importantes ? Auraient-ils dû se montrer curieux de la raison pour laquelle leur employeur construisait des crématoriums de plus en plus vastes pour le gouvernement ? Pensez-vous que ces Allemands avaient le devoir de demander : Pour quoi faire ?”

Le réalisateur suit le vieil homme en gros plan et le filme sur le pas de sa porte. Il lui colle un numéro du magazine Lite sous les yeux. En couverture, la photo célèbre d’une fillette en train de courir. Elle est nue, aux prises avec de terribles souffrances. Le napalm est en train de lui consumer la peau.

Le vieil homme jette un regard sur la photo.

“Oui, j’ai déjà vu cette photo. C’est épouvantable.”

Il regarde les clefs qu’il a enfin en main, et s’immobilise. Finalement, il lève la tête vers la caméra. Celle-ci s’attarde sur son visage pendant de longues minutes. Un visage las, vaincu. L’homme ne réagit pas, il se contente de revenir à ses clefs, ouvre la porte et rentre chez lui.

La caméra filme ensuite divers détails ordinaires de la maison : la couronne qui entoure le heurtoir. Le paillasson à l’entrée. Le point lumineux de la sonnette encastré dans un rectangle de plastique. La pelouse impeccablement tondue qui borde plusieurs parterres de fleurs. Les ardoises ovales qui forment un chemin. Des gants de jardin. Puis le film s’arrête.

 

Il s’était ensuivi un bref silence, le temps que la bande cliquette dans le projecteur jusqu’à ce qu’elle soit rembobinée. Leur ami Will avait alors pris la parole.

“Tu nous fais avoir pitié de lui.”

Bobby avait éteint le projecteur et rallumé les lampes d’un coup sec. Puis il avait haussé les épaules.

“Il a l’air hanté, piteux, vieux, avait dit Mary.

— Il l’est.

— Mais il porte la responsabilité d’atrocités, et il refuse de l’admettre. Il ne souhaite même pas notre compassion. Tu maintiens la caméra sur lui. Tu t’attardes sur son tremblement. Tu laisses son humanité nous amollir, renchérit Mary.

— Ouais, toi tu apparais comme le connard agaçant, le persécuteur, et lui comme la victime, avait ajouté Will.

— C’est la vérité. Ce que j’ai montré, c’est la vérité. Et la vérité est complexe. Plus complexe que nous ne le voudrions, avait répliqué Bobby.

— Mais toi qu’est-ce que tu veux ? Créer une polémique, un outil, ou bien te lancer dans une espèce de trip ego-artistique ? avait demandé Will.

— C’est ton film qui rend les choses complexes, et ça, ça ne pousse pas à l’action, mais au désespoir, avait rétorqué Mary. En plus, qui dit que c’est la vérité ? C’est du sentimentalisme, oui. S’il n’a rien à se reprocher, alors qui allons-nous blâmer ? Tous les individus ne sont-ils pas des êtres humains ? Ne peut-on pas faire un portrait de Nixon et de Kissinger qui les montrerait comme des hommes seuls et malavisés, aux vies minées par un désespoir existentiel ? Est-ce bien de ça que le monde a besoin en ce moment ? D’empathie pour tous les vieillards aussi puissants qu’indifférents ?” La colère montait en elle au fur et à mesure qu’elle s’exprimait.

“Je vois ce que tu veux dire.”

Plus tard, quand ils avaient été seuls, Bobby avait de nouveau soulevé la question.

“J’éprouve de l’indignation. De la colère. Pourtant la tristesse m’accable. Quand je suis derrière la caméra, je ressens l’envie de comprendre et de compatir. De saper mes propres arguments. Et, pour dire la vérité, c’est là que ça devient intéressant.”

Mary avait hoché la tête, mais elle n’écoutait pas vraiment. Elle attendait l’occasion de pouvoir parler.

“À toi de choisir, avait-elle déclaré. Ce que tu fais là, c’est décrire l’activité artistique. C’est peut-être une façon de se sentir plus à l’aise dans le monde. Il s’agit peut-être de beauté, voire d’intégrité. Mais, en attendant, ça reste un privilège. Un privilège dont nous jouissons à quel prix ? Les gens meurent, ils ne peuvent pas se permettre cette sorte d’empathie pour tous les camps à la fois. Tu crois que les va-t-en-guerre, les fascistes, et les entreprises qui fournissent les munitions perdent leur temps à compatir ? Tu crois qu’ils ont des remords ?”

Bobby s’était allongé et avait posé la tête sur les genoux de Mary. Il la regardait tandis qu’elle poursuivait :

“La question, c’est : voulons-nous laisser l’action entre les mains des brutes de ce monde ? Le moment est venu de choisir. Il existe des problèmes inhérents à l’action. On est loin de la perfection. Mais moi je suis persuadée que nous devons rendre les coups, sinon nous aurons honte toute notre vie. Nous, les privilégiés, nous y sommes encore plus obligés. C’est un devoir moral d’agir, quand bien même imparfaitement.”

Elle s’était tue. Lui avait passé la main dans les cheveux.

“Si nous ne faisons rien, nous le regretterons toute notre vie.”

Deux jours plus tard, au moment même où elle commençait à fléchir, Bobby était venu la voir avec un plan. Et les adresses des résidences principales et secondaires de l’ensemble des cadres dirigeants des corporations adéquates (chimie, défense, informatique) : Dow Chemical, Monsanto, General Dynamics, Westinghouse, Raytheon, DuPont, Honeywell, IBM et Valence Chemical. Il avait réfléchi aux moindres détails : minutage, exécution, communiqués de presse.

Mais, à présent, c’était Mary qui doutait. Elle commençait à se demander si Bobby n’avait pas raison depuis le début quand il disait qu’ignorer la complexité du monde nous rendait aussi mauvais que le camp d’en face. Et que, à toute action, on pourrait reprocher d’avoir un mauvais motif : la vanité, ou l’excès de certitude, par exemple. Il était aussi possible d’adopter la mauvaise tactique. Que l’analyse soit erronée. Qu’on empire les choses, qu’on renforce la polarisation. Et peut-être, enfin, qu’ils ne devraient pas renoncer à trouver l’humain en tout un chacun. C’était peut-être justement cette ligne morale là qui les avait empêchés de devenir les gens qu’ils méprisaient et jugeaient. Elle pouvait argumenter dans les deux sens avec la même conviction. Mais il ne servait à rien d’en rediscuter. Elle savait que Bobby ne reviendrait pas en arrière. Qu’il était maintenant une force en marche. Elle avait observé l’organisation se mettre en place. Avant d’y contribuer elle-même. Telle était la puissance d’un couple : les doutes de chacun advenaient à des moments différents pour s’annuler mutuellement, ce qui faisait d’eux une entité double bien plus courageuse qu’ils ne l’eussent été séparément. Et c’est ainsi qu’une vie bascule : au début, deux voies sont possibles ; ensuite, il n’en reste qu’une.

Other books

The Superfox by Ava Lovelace
For a Roman's Heart by Agnew, Denise A.
Webster by Ellen Emerson White
Masterminds by Gordon Korman
A Sprig of Blossomed Thorn by Patrice Greenwood
Sex and the City by Candace Bushnell
It's a Mall World After All by Janette Rallison


readsbookonline.com Copyright 2016 - 2024