Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (8 page)

— J’étais présent lorsqu’ils ont vu le bébé à l’hôpital de Belfort-Montbéliard. Les Vitral ont reconnu immédiatement leur petite-fille…

— Bien entendu, glissa Le Drian. Bien entendu. Ils n’allaient pas dire le contraire…

Le juge souffla avec lassitude, ses doigts agacèrent son écharpe, un coup à gauche. Le commissaire Vatelier éleva le ton :

— On n’allait tout de même pas aligner quatre bébés numérotés et faire reconnaître le bon par ses grands-parents devant une vitre sans tain !

— Vous auriez peut-être dû, insista Le Drian sans rire. On aurait gagné du temps…

Le commissaire haussa les épaules et poursuivit :

— Pour couronner le tout, les grands-parents Vitral ne disposent d’aucune photographie. D’après eux, Stéphanie avait constitué un petit album photo sur sa fille, douze clichés, dont elle ne se séparait jamais. On peut supposer que lui aussi a disparu dans les flammes.

— Et les négatifs des photos ? demanda le juge.

— La gendarmerie de Dieppe a tout fouillé dans l’appartement des parents Vitral, de la moquette au plafond, pour retrouver ces foutus négatifs. Sans succès pour l’instant. Sans doute Stéphanie les avait-elle emportés eux aussi, peut-être dans la pochette de l’appareil photo…

Peut-être…

 

Je les ai cherchés, moi aussi, par la suite, ces foutus négatifs. Vous pensez, une photo du bébé ! Inutile d’entretenir le suspense, sur ce plan-là au moins. Je peux vous le dire dès maintenant, on ne les a jamais retrouvés ! Outre l’hypothèse de leur disparition dans l’avion, ou d’une invention pure et simple de la part des Vitral, j’ai toujours pensé que Léonce de Carville avait pu intervenir, visiter l’appartement de Pascal et Stéphanie Vitral avant que les flics y pensent, faire disparaître toutes les pièces compromettantes. Il en était capable. Ça vous donne une idée de l’étendue des possibilités.

Le juge Le Drian sentait sa nuque s’humidifier, l’écharpe glisser, irrésistiblement, comme un serpent sur son épaule. Cette affaire commençait à empester le casse-tête judiciaire.

— Bien, fit-il. On a presque fait le tour. Le reste de la famille d’Emilie Vitral… L’impasse, également ?

— Pour ainsi dire, répondit le commissaire Vatelier. La mère, Stéphanie, était orpheline, née sous X, elle a été élevée en maison d’enfance à la fondation d’Auteuil, à Rouen. Elle a craqué pour Pascal Vitral à la terrasse d’un café alors qu’elle n’avait pas seize ans. Si je résume, la petite Emilie, si c’est elle qui a survécu, n’a plus dans la vie que ses grands-parents, Pierre et Nicole Vitral, et son grand frère, Marc.

Le regard du juge Le Drian se perdit loin derrière la grande baie vitrée, au-dessus des lumières formant la constellation de la tour Eiffel, à la recherche d’une direction, d’une quelconque étoile du Berger, à suivre aveuglément en cette nuit de la Nativité.

 

Je pourrais continuer comme cela longtemps, vous décrire les heures de palabres, d’arguments et de contre-arguments. Outre les films des réunions, ce sont près de trois mille pages d’enquête qui se sont accumulées chez le juge Le Drian lors des semaines suivantes, que j’ai épluchées, moi aussi, et je ne vous parle pas de mes archives personnelles. N’ayez crainte, j’y reviendrai par la suite, au moins sur les détails qui m’ont semblé importants. Mais je pense que vous commencez à percevoir la difficulté, le dilemme des enquêteurs. Pas facile de se faire une idée, n’est-ce pas ?

De quel côté faire retomber la pièce ? Je n’y suis pas parvenu, au bout du compte.

Je vous laisse tous ces indices en héritage. A vous de jouer…

Mais je vous vois venir…

Et la science alors ? Les habits ? Le sang ? Les yeux ? Tout le reste ?

J’y viens.

Vous n’allez pas être déçus.

8

2 octobre 1998, 9 h 35

Marc dévora le reste de son croissant sans même lever les yeux vers cette pendule qui n’avançait pas, vers la belle étudiante aux yeux d’azur qui lui faisait face, ou vers Mariam, cette serveuse qui jouait avec ses nerfs. Le Lénine s’agitait autour de lui. L’esplanade de l’université également, à travers la vitre. Même si en aucun cas les révélations de Grand-Duc ne le feraient douter, il lui fallait lire encore, emmagasiner toutes ces informations qu’il découvrait, pour la plupart.

Puisque Lylie le voulait…

Journal de Crédule Grand-Duc

Le juge Le Drian convoqua, une quinzaine de jours plus tard, le 11 janvier 1980, une nouvelle réunion. Mêmes enquêteurs, même lieu, même bureau, avenue de Suffren, mais le matin, cette fois-ci. La tour Eiffel grelottait dans le brouillard, on distinguait à peine ses pieds humides dans les flaques qu’un fin crachin agrandissait lentement. Des files de touristes s’étiraient sous un chemin de parapluies. Il n’y avait aucun endroit prévu, pas même un toit de verre, pour patienter devant le monument le plus visité au monde.

Un comble. Parmi tant d’autres.

 

Le juge Le Drian était de plus en plus ennuyé. On lui avait fait comprendre, par la voie hiérarchique, toute la sympathie que des personnes fort influentes portaient aux Carville.

Le juge n’était pas stupide, il avait compris le message… Sauf qu’il faisait ce qu’il pouvait avec les éléments qu’il avait entre les mains. Il n’allait quand même pas fabriquer de fausses preuves !

Le docteur Morange terminait son exposé sur la question du groupe sanguin. Il avait fait passer des photocopies d’analyses médicales complexes.

— Donc, si je résume, fit le docteur, notre petite miraculée possède le groupe sanguin le plus commun, A+, comme plus de quarante pour cent de la population française. Les archives des cliniques de Dieppe et d’Istanbul nous ont appris qu’Emilie Vitral et Lyse-Rose de Carville, sans aucun doute possible, possédaient toutes les deux… le groupe sanguin le plus commun, A+, vous l’avez compris.

Forcément, pensa le juge Le Drian.

— Il n’y a pas moyen d’en faire dire davantage à ces analyses médicales ? pesta-t-il.

Morange expliqua doctement :

— Il faut comprendre, les prises de sang permettent seulement d’éliminer des paternités ou des fratries, pas de les affirmer. On pourrait seulement affirmer qu’il existe un lien familial si l’on était en présence d’un rhésus peu courant, ou bien en cas de maladie génétique rare… Mais nous ne sommes pas du tout dans ce cas de figure. La science ne nous apprendra rien sur la famille de cet enfant.

 

En parlant de science, je vous vois venir, vous vous croyez malins : et la génétique, l’ADN, le test de paternité et tout le tintouin ? Mais imaginez le contexte, nous étions en 1980 ! A l’époque, les tests ADN, c’était encore de la science-fiction. La première affaire judiciaire au monde à avoir été élucidée à partir d’un test ADN date de 1987… Vous situez ! Cela dit, je vous rassure, nous y reviendrons, évidemment, à cette question du test ADN ; c’est une question qui devait forcément se poser un jour… Mais la petite miraculée avait bien grandi, alors, et les données du problème avaient sacrément changé. La science n’explique pas tout, loin de là, vous verrez…

 

En attendant, en 1980, les experts de l’avenue de Suffren bricolaient comme ils pouvaient. Le docteur Morange fit glisser sur la table un ensemble de clichés.

— Ce sont les modélisations établies par le labo de Meudon. Des techniques de vieillissement artificiel du visage de la petite miraculée, réalisées par informatique, afin de voir à qui le bébé ressemblera, dans cinq ans, dans dix ans, dans vingt ans…

Le juge jeta un coup d’œil aux photographies et força un agacement :

— Si vous croyez que je vais prendre ma décision à partir d’un tel délire !

Sur ce coup-là, il avait raison. En partie au moins. Objectivement, la miraculée vieillie par modélisation ressemblait davantage à une Vitral qu’à une Carville, mais sans que ce soit flagrant, et les avocats des Carville se régalèrent eux aussi à tourner la chose en dérision. Dix-huit ans plus tard, ayant vu grandir en direct, année après année, le bébé miraculé, je peux d’ailleurs vous affirmer que ces techniques de vieillissement artificiel relevaient du plus pur foutage de gueule !

— Reste la couleur des yeux, insista le médecin. Le seul signe distinctif réel de ce bébé miraculé… Ils sont étonnamment bleus pour son âge. La couleur peut encore changer, foncer, mais on tient tout de même là une particularité génétique…

Le commissaire Vatelier prit le relais :

— La petite Emilie Vitral avait les yeux clairs, virant déjà sur le bleu, tous les témoins l’ayant approchée, les grands-parents, quelques amis, les infirmières de la maternité, l’ont confirmé. Des yeux clairs comme ceux de ses deux parents, de ses grands-parents, comme pratiquement l’intégralité de la famille Vitral. Par contre, chez les Carville, parents et grands-parents sont bruns, leurs yeux sombres et marron. C’est sensiblement la même chose côté Bernier, j’ai vérifié.

Le juge Le Drian semblait à bout de nerfs. Ce n’était pas bon, pas bon du tout pour les Carville. Ce flic l’agaçait. A l’extérieur, le crachin tournait à l’averse, les visiteurs stoïques continuaient de patienter au pied de la tour Eiffel, dissimulés sous un chapiteau de parapluies, version moderne de la tactique romaine de la tortue. Le juge se leva pour appuyer sur un interrupteur et ajouter un peu de clarté à la pièce. Son écharpe tombait à droite. Il ne la réajusta pas.

— Mouais, tempéra-t-il. Juste une présomption de plus, toujours pas une preuve. Tout le monde sait que deux parents aux yeux bruns ou noirs peuvent avoir un enfant possédant toute la gamme possible de couleur des yeux…

— C’est exact, concéda le docteur Morange, ensuite, c’est simplement une question de probabilité…

 

La probabilité… En toute bonne foi, elle ne penchait pas vraiment en faveur des Carville. Je me souviens que quelques semaines plus tard le magazine
Science et Vie
avait pris l’exemple de « la miraculée du mont Terrible » pour expliquer en quoi la génétique était incapable de prédire avec systématisme les caractéristiques physiques d’un individu à partir de son ascendance familiale. J’ai toujours soupçonné, depuis, Léonce de Carville d’avoir télécommandé, directement ou indirectement, un tel article qui tombait un peu trop bien…

 

Le juge interrogea ensuite Saint-Simon, l’enquêteur turc, dans le haut-parleur.

— Et les habits de la miraculée, nom de Dieu ? C’est si difficile, de tirer des conclusions qui tiennent debout à partir des habits qu’elle portait le jour du crash ?

Saint-Simon riposta, calmement :

— Messieurs, je vous rappelle la nature des vêtements trouvés sur le bébé miraculé. Un body de coton, une robe blanche à fleurs orange, un pull de laine écru en jacquard. On peut affirmer avec certitude que les vêtements ont été achetés à Istanbul, dans le Grand Bazar, le plus grand marché couvert au monde…

Le juge Le Drian ne laissa pas passer l’occasion :

— Les Vitral étaient en vacances pour seulement quinze jours en Turquie, ils n’ont séjourné que deux jours à Istanbul ! La petite Emilie Vitral devait logiquement porter des vêtements français emportés dans les bagages. Il est très peu probable que ses parents aient eu le réflexe de la vêtir, quelques heures avant de repartir en France, avec des habits achetés à Istanbul ! Si le bébé miraculé portait un body, une robe, un pull turcs, il me semble évident qu’il doit s’agir de Lyse-Rose de Carville. La petite est née à Istanbul…

Saint-Simon se chargea de retourner l’argument dans la seconde :

— Sauf, monsieur le juge, si je peux me permettre, que les habits turcs portés par le nouveau-né étaient des vêtements bon marché… J’ai vérifié, ils n’ont rien à voir avec le reste de la garde-robe de Lyse-Rose rangée dans les placards de leur villa de Ceyhan. Je vais vous en envoyer un descriptif précis. Lyse-Rose n’était habillée qu’avec des habits de marque achetés dans le quartier occidental d’Istanbul, à Galatasaray… Pas au Grand Bazar !

Avant qu’il ne se lance dans l’analyse des différences sociologiques entre les quartiers d’Istanbul, Le Drian coupa sèchement Saint-Simon :

— OK, je regarderai ça. Vatelier, vous pouvez nous faire le point sur les expertises en balistique ?

Vatelier se frotta la barbe et regarda le juge d’un air méfiant. Puis :

— Les experts ont essayé de reconstituer comment et à quel moment exact le bébé avait été éjecté de l’avion. Nous savons à quelle place était assis chaque passager. Les Carville étaient installés au dixième rang, côté hublot, légèrement à l’arrière de la carlingue ; les Vitral occupaient le centre de l’Airbus, à peu près au niveau des ailes. Les deux bébés se trouvaient donc environ à équidistance de la porte de l’avion qui a cédé sous l’impact du crash puis de l’explosion, et par laquelle le nourrisson se trouva éjecté. Sur ce dernier point, tous les avis convergent. Je vous ai sorti le dossier. Les experts ont pu reconstituer avec précision l’impact, la torsion de la porte, ils sont d’accord : seul un être vivant de moins de dix kilos pouvait sortir vivant d’un tel piège…

— OK, OK, commissaire, coupa le juge, qui arborait ce jour-là une écharpe jaune moutarde qui s’accordait moyennement avec sa veste vert bouteille. Mais il y a eu la théorie Le Tallandier, depuis… Si je ne me trompe pas, le professeur de physique Serge Le Tallandier a démontré qu’il était peu vraisemblable que l’éjection se soit produite selon un mouvement latéral, et qu’en d’autres termes il est moins probable que ce soit Emilie Vitral qui ait été éjectée, puisqu’elle était assise au centre de la carlingue… Votre opinion, commissaire ?

— Pour être tout à fait franc, les calculs de Le Tallandier sont tellement compliqués qu’aucun flic de France, même issu de la police scientifique, n’oserait le contredire. Mais je me dois quand même de préciser que Serge Le Tallandier est un camarade de promotion à Polytechnique de Léonce de Carville, et qu’il a été le tuteur du mémoire de fin d’études d’Alexandre de Carville aux Mines Paris-Tech…

Le juge regarda le commissaire Vatelier comme s’il venait de proférer une hérésie. Il agita ses bras et tira sur l’écharpe jaune moutarde, d’un geste trop nerveux pour espérer rééquilibrer le morceau de tissu.

— Si je dois même réfuter les experts qui dirigent un labo à Polytechnique…

Vatelier répondit par un sourire :

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