Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (4 page)

Emilie semblait avoir mis tout ce qui lui restait d’énergie dans cette tentative de faire passer sa recommandation pour un jeu amoureux futile. Marc n’était pas dupe.

— Promis ? insista Emilie.

Marc opina de la tête avec résignation. Leurs regards se croisèrent, longuement. Les paupières d’Emilie s’agitèrent les premières.

— Non, tu ne le feras pas. Tu es une tête de mule, Marc, je te connais, tu vas te jeter dessus dès que j’aurai le dos tourné…

Marc ne démentit pas. Emilie leva une main gracieuse.

Toujours cette satanée bague.

— Mariam ?

La patronne du bar, comme si elle guettait leurs faits et gestes, réagit au quart de tour et se retrouva dans l’instant face à la table de Marc et Emilie.

— Mariam, je te confie une mission. Je te laisse ce paquet. Tu dois le donner à Marc dans une heure, pas avant ! Même s’il te supplie, te paie ou te fait chanter… Et pendant que j’y pense, dans une heure aussi, tu me l’envoies en cours, salle B318, sans faute !

Mariam se retrouva avec le paquet dans la main.

— Je te fais confiance, Mariam.

Elle n’avait pas le choix. Emilie se leva d’un bond, enfonça l’étui enveloppant la croix touarègue dans son sac et posa un baiser chaste sur le visage de Marc. Mi-coin de joue, mi-coin de lèvre. Ambigu, comme pour narguer Mariam…

Emilie poussa la porte de verre du Lénine et s’échappa sur le parvis, tel un fantôme, happée par le flux d’étudiants.

La porte se referma.

Mariam serra le paquet au creux de sa paume. Elle allait obéir à Emilie, bien entendu, mais elle n’aimait pas ce jeu. Mariam avait l’expérience des couples qui se quittent, les femmes possèdent dans ces moments-là une détermination et une imagination étonnantes.

Emilie était de ces femmes.

Toute cette mise en scène puait le mensonge. Emilie fuyait à toutes jambes et ce cadeau dans sa main était une bombe à retardement. Marc n’aurait jamais dû la laisser partir comme cela. Ce brave garçon était trop naïf, trop confiant… Mariam n’arrivait toujours pas à déterminer si cette fille qui le fuyait était sa sœur, sa femme, sa maîtresse ou son amie, elle n’arrivait pas à cerner quel lien les unissait, mais elle était certaine qu’Emilie n’avait qu’un objectif en tête.

Rompre ce lien.

4

2 octobre 1998, 9 h 02

Marc fixait Mariam derrière son comptoir. La patronne du bar, entre deux commandes, avait glissé le petit paquet confié par Emilie dans sa caisse enregistreuse, tout en lui jetant un regard sans équivoque. Rien à espérer de ce côté-là avant l’heure fixée par Emilie. La solidarité féminine. En désespoir de cause, ses yeux se posèrent sur le cahier vert de Crédule Grand-Duc. Emilie savait ce qu’elle faisait. Une heure à attendre ici, une heure avant son premier cours, un travail dirigé soporifique sur le droit constitutionnel européen animé par un jeune prof qui passait presque la moitié du TD à répondre à son téléphone portable. Emilie l’avait piégé. Coincé. Une heure à tuer.

Le Lénine était maintenant plein à craquer. Un grand type demanda à Marc s’il pouvait emprunter la chaise face à lui, Marc acquiesça distraitement. La pendule rouge et blanc Martini indiquait 9 h 03. Marc n’avait pas le choix, mais il hésita tout de même à soulever la couverture du cahier. Sa main glissa sur le carton verni, doucement. Il attendit, leva à nouveau les yeux. Les aiguilles noires de la pendule Martini semblaient scotchées.

9 h 04.

Marc soupira.

Il n’avait toujours pas bu son café, il n’allait pas le boire maintenant, il n’avait jamais vraiment aimé le café. Un vieux prof debout au comptoir devant son demi, penché sur
Le Parisien
, lorgnait sa place. Il avait raison, Marc n’avait qu’une envie à cet instant, se lever, fuir, courir après Emilie, foutre ce carnet à la poubelle.

Il regarda par la vitre, comme pour chercher dans la foule de plus en plus dense la silhouette familière d’Emilie, comme si cette masse allait stopper sa course, s’écarter, former un chemin humain entre elle et lui. Ses yeux se brouillèrent. Le rythme de son cœur s’accéléra, il ressentit une sorte d’étranglement dans son cou. Il connaissait bien les premiers symptômes, la tachycardie, les difficultés respiratoires… Il détourna prudemment le regard du parvis de l’université.

Tout de suite, il respira mieux.

Ses doigts se posèrent à nouveau sur le carnet vert pâle.

Emilie allait gagner, comme toujours. Lui aussi allait devoir affronter son passé.

Marc respira profondément et ouvrit le cahier. Grand-Duc possédait une petite écriture serrée, très régulière, un peu nerveuse. Parfaitement lisible.

Marc se pencha. Il plongea dans les vagues bleues des lettres, des mots, des lignes, comme on plonge en apnée dans un océan de doutes.

Journal de Crédule Grand-Duc

Tout a commencé par une catastrophe. Je crois que personne ou presque, avant le 23 décembre 1980, n’avait entendu parler du mont Terrible. Moi le premier. Le mont Terrible est un de ces petits sommets du Jura, à la frontière de la Suisse et de la France, un sommet coincé au milieu d’une boucle du Doubs ; une montagne à vaches, loin de tout, de Montbéliard côté français, de Porrentruy côté suisse. Un sommet pas très haut, 804 mètres exactement, mais néanmoins pas toujours accessible, surtout en hiver, lorsque la neige recouvre tout. Le Mont-Terrible est surtout connu de quelques historiens pour avoir été, sous la Révolution, un département franco-suisse. Depuis, tout le monde l’a oublié, à part peut-être la centaine d’habitants du coin, et le mont Terrible s’appelle plus couramment « le mont Terri »… Bien entendu, lorsque l’Airbus 5403 Istanbul-Paris le percuta, la nuit du 22 au 23 décembre, sur le versant sud-ouest, côté français, les journalistes préférèrent le nom de mont Terrible à celui de mont Terri. Il faut vous mettre à leur place, « la tragédie du mont Terrible », pour les gros titres, cela sonnait tout de même mieux que « la tragédie du mont Terri » !

Les gens s’en souviennent peut-être encore. Peut-être pas. Les accidents se suivent et se ressemblent. Quelques mois avant, un Boeing 747 s’était écrasé près de Tenerife, aux Canaries. Cent quarante-six morts. L’année qui suivit le crash du mont Terrible, le 1
er
 décembre 1981, le DC 9 Ljubljana-Ajaccio s’abattit sur le mont San Pietro : cent quatre-vingts morts… Le seul accident de l’histoire de l’aviation sur la Corse. Tout le monde a oublié, depuis, le crash du mont San Pietro. Sauf les Corses, et encore. Tout le monde se souvient aujourd’hui de celui du mont Sainte-Odile, en attendant qu’un autre prenne le relais.

A l’époque, en 1981, on parla de série noire !

De la foutaise ! Les statistiques sont là ! Faites-moi confiance, j’ai surfé des heures sur les sites de crashs d’avions, 1001crash.com, pour vous en citer un. Consultez-le, vous verrez, ils atteignent un niveau de précision sidérant, le nombre de morts et une foule de détails sur les quelques instants précédant le plongeon final… Cela peut paraître incroyable mais ils ont recensé depuis quarante ans plus de mille cinq cents crashs d’avions et plus de vingt-cinq mille victimes… Si vous calculez, cela fait près de quarante crashs par an, près d’un par semaine quelque part dans le monde, et pas seulement en Chine ou au fond de la Sibérie…

Donc vous pensez, un crash datant de 1980, la tragédie du mont Terrible, tout le monde a oublié, depuis ! Cent soixante-huit morts… Des poussières… Des poussières d’étoiles.

Moi aussi, je me foutais à l’époque de cette catastrophe du mont Terrible. Ce matin-là, c’est à peine si j’avais retenu l’information. J’étais en planque du côté d’Hendaye, une affaire de détournement de fonds autour du casino avec un arrière-plan de terrorisme basque… Un truc assez excitant. A ce moment-là, j’étais plutôt sur des plans chauds, c’était ma spécialité. Je m’étais mis à mon compte depuis moins de cinq ans, comme détective privé, après avoir joué pendant près de vingt ans au mercenaire aux quatre coins du globe. J’approchais de la cinquantaine. Je devais me débrouiller avec une hanche en vrac et une colonne vertébrale aussi tordue qu’un caducée ; je prenais presque un kilo par semaine de planque, que je mettais ensuite un mois à perdre, dans le meilleur des cas… Bref, détective privé, même pour des plans un peu foireux, ça m’allait bien.

J’avais dû entendre la nouvelle du crash le matin, comme tout le monde, à la radio, pendant cette planque sur le parking devant le casino d’Hendaye, sans y prêter plus d’attention que cela, sans savoir que quelques mois plus tard cet accident allait devenir le sens unique de ma vie. Quelle ironie ! Si j’avais su…

L’Airbus 5403 Istanbul-Paris s’écrasa sur le mont Terrible le 23 décembre, en pleine nuit, à minuit trente-sept très précisément. Personne n’a jamais vraiment su ce qui s’est passé ce soir-là. L’hiver jusque-là avait été plutôt doux, mais il s’était mis à neiger sans discontinuer depuis le matin. Cette nuit-là, la tempête était encore plus violente. Le mont Terrible se présente un peu comme une marche entre le Jura suisse et le Jura français. Le pilote a simplement dû rater la marche. C’est ce qu’on a dit à l’époque, c’était aussi simple que cela, tout mettre sur le dos de ce pauvre pilote, carbonisé comme les autres dans la carlingue. Et la boîte noire, me direz-vous ? Elle n’apprit rien, sinon que l’avion volait trop bas et que le pilote avait fini par perdre le contrôle… L’association des victimes et la famille du pilote cherchèrent à en savoir plus, sans succès. On accusa donc le pilote, la neige, la tempête, la montagne, la fatalité, la fameuse loi de Murphy des séries noires, la faute à pas de chance… Il y eut un jugement, bien sûr. Les familles des victimes voulaient comprendre. Mais personne ne s’en souciait. Ce ne fut pas ce jugement-là qui passionna le public.

La carlingue s’écrasa à minuit trente-sept… Ce furent les experts qui calculèrent cela après coup, car aucun témoin n’était présent, sauf les passagers, mais on ne retrouva rien d’eux, pas même une montre brisée qui aurait indiqué l’heure du crash. Les écologistes s’étaient battus avant Noël pour chacun des petits sapins jurassiens. En quelques secondes, l’Airbus déracina plus d’arbres qu’un siècle de réveillons. Ceux qui ne furent pas arrachés brûlèrent, malgré la neige. L’avion traça une autoroute dans la forêt, sur plusieurs centaines de mètres, avant de s’effondrer, épuisé. Il explosa quelques secondes plus tard, puis continua de se consumer, toute la nuit.

Les premiers secours ne découvrirent la carlingue incandescente que plus d’une heure plus tard. On signala le désastre avec beaucoup de retard. Il n’y avait personne dans un rayon de cinq kilomètres. Ce fut le brasier qui alerta les habitants de la vallée. Puis la neige retarda les secours, les hélicoptères restèrent cloués au sol, les premiers pompiers atteignirent la clairière ardente à pied, en suivant péniblement la tranchée brûlante. La tempête se calma au petit matin et le mont Terrible devint pour quelques heures le centre du monde. Il y eut même un procès, ou du moins une enquête, je crois, pour essayer de savoir pourquoi les secours étaient arrivés si tard, mais, là aussi, ça n’intéressa pas grand monde. Ce ne fut pas non plus ce procès-là qui passionna le public.

De toute façon, avaient dû penser les secouristes, à quoi bon se presser, il n’y aura aucun survivant, évidemment. C’est ce qu’ils constatèrent devant le brasier de tôle broyée. Mais les pompiers sont des types consciencieux, même à une heure trente du matin, même au cœur du Jura, même sous une tempête de neige. Alors, ils cherchèrent tout de même, sans savoir quoi, sûrement pour ne pas avoir fait le déplacement pour rien, pour ne pas simplement être venus se réchauffer quelques minutes à cet immense feu qui avait tout dévoré sur ce flanc de montagne, ce feu qui s’était allié avec la neige pour changer en cendres et en vapeur les corps de cent soixante-huit voyageurs terrifiés.

Ils cherchèrent, les yeux piquants de fumée et de détresse. Ce fut un tout jeune pompier, Thierry Mouchot, de la brigade de Sochaux, qui trouva. Cette somme de précisions doit vous surprendre, des années plus tard, mais faites-moi confiance, tout est vrai. J’ai par la suite passé plusieurs heures en tête à tête avec lui, pour lui faire étirer jusqu’à l’éternité ces quelques secondes vécues dans la panique, revenir sans fin sur chaque détail, jusqu’à l’absurde. Cette nuit-là, sur le coup, il ne réalisa pas. Il pensa d’abord qu’il n’avait découvert qu’un cadavre, le corps d’un bébé. Mais c’était tout de même le seul corps d’un passager de l’Airbus qui n’ait pas flambé avec le reste. Il s’agissait presque d’un nouveau-né, un enfant de moins de trois mois en tous les cas. Il avait été éjecté lors du crash, par la porte avant gauche de la carlingue de l’Airbus, qui s’était partiellement déformée sous l’impact. Tout cela, les experts le reconstituèrent, le prouvèrent très exactement, lors de l’instruction, quand ils tentèrent de retrouver quelle place occupait le bébé dans l’avion, le bébé et ses parents. Rassurez-vous, je vais y venir un peu plus tard. Soyez patients…

Mouchot, le jeune pompier, était persuadé qu’il n’avait découvert qu’un petit corps sans vie : le nourrisson avait passé plus d’une heure sous la neige… Et pourtant, lorsqu’il se pencha, il se fit la réflexion que l’enfant, son visage, ses mains, ses doigts étaient à peine bleuis. Le corps reposait à une trentaine de mètres du brasier. La chaleur protectrice de la carlingue brûlante l’enveloppait. Le jeune pompier de Sochaux pratiqua alors, très vite, exactement comme on le lui avait appris, le bouche-à-bouche, puis un massage cardiaque, avec d’infinies précautions. Jamais il n’aurait pensé qu’il pourrait avoir à sauver un nouveau-né, qui plus est dans de telles conditions…

Le bébé respirait encore, faiblement. Les services d’urgence, dans les minutes qui suivirent, se chargèrent du reste. Par la suite, les médecins confirmèrent que c’était l’incendie dans la clairière, la chaleur dégagée par la carlingue en fusion, qui avait sauvé le nouveau-né, une petite fille aux yeux bleus, très bleus pour son si jeune âge, vraisemblablement française à en juger par sa peau claire. Elle avait été éjectée à une distance suffisante pour ne pas être brûlée vive mais pour pouvoir néanmoins bénéficier de la protection des flammes, dans le froid de la nuit. Terrible ironie, c’est l’holocauste des passagers, de ses parents, qui lui avait sauvé la vie. C’est ce que dirent les médecins pour expliquer le miracle.

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