Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (7 page)

Quel nom à la con !

Oui, il avait cru les tenir, son grand-père et sa grand-mère.

Mais pas elle !

Elle était libre. Lucide. Elle avait su percer son double jeu. Grand-Duc avait toujours préféré les Vitral. Il était dans leur camp ! Grand-Duc l’avait toujours regardée de travers, comme si elle était une bête de foire. Il se méfiait d’elle.

Pas assez !

Malvina jeta un dernier regard sur le bureau, quitta à regret le salon et s’avança dans le petit vestibule de la maison. Son regard perçant détailla les parapluies rangés dans un grand vase, les longs manteaux accrochés aux patères. Rien ne dépassait, ici non plus.

Elle ne put s’empêcher de s’arrêter sur les photographies aimantées sur le pêle-mêle, juste au-dessus de la fenêtre d’entrée. Un cliché du mariage de Nazim Ozan, le complice de Grand-Duc, et de sa grosse vache turque ; un autre de Nicole Vitral, bien sûr, avec ses nichons qui débordaient de sa robe moche de vendeuse de frites. Grand-Duc ne devait plus en pouvoir, tous les matins, de reluquer les mamelles de la Vitral avant de sortir de chez lui, en enfilant son manteau et en emportant son petit parapluie.

Malvina regarda distraitement les autres photos dans le vestibule. Des paysages de montagne, du Jura sans doute. Le mont Terrible. Montbéliard.

Elle se souvenait. Elle l’avait reconnu, ce bébé, sa sœur, à l’hôpital là-bas. Elle avait six ans, à l’époque. Elle était le seul témoin vivant.

Lyse-Rose était vivante. On lui avait volé sa petite sœur.

Ils pouvaient dire ce qu’ils voulaient. Refus de faire le deuil et tout le reste.

Jamais, jamais elle ne l’abandonnerait.

 

Malvina se força à s’extraire de sa torpeur, il fallait qu’elle s’active. Elle retourna dans le salon, enjamba à nouveau le cadavre de Grand-Duc, puis fixa une dernière fois la cheminée, le vivarium, le bureau… Elle était entrée dans la maison par effraction, par la fenêtre de la chambre, qu’elle avait brisée, entre les roses trémières. Elle avait laissé ses empreintes partout ; la police finirait bien par arriver, prévenue par un voisin. Il fallait qu’elle soit prudente. Pas pour elle, elle s’en foutait. Mais pour Lyse-Rose. Elle devait rester libre, il fallait qu’elle efface les traces de sa présence dans cette maison, partout. Avec de la chance, elle repérerait un détail qu’elle avait négligé. Pourquoi pas ce putain de cahier de notes vert ?

Qu’avait bien pu écrire ce salaud de Grand-Duc dans ce cahier ? Avait-il vraiment découvert quelque chose, la vérité, dans ce journal, le jour des dix-huit ans de Lyse-Rose ?

Quelle vérité ?

Bluffait-il ?

Pouvait-elle prendre un tel risque ?

Il lui fallait trouver ce cahier…

A tous les coups, il l’a déjà confié aux Vitral… Avant de se prendre une balle dans le cœur. Ça lui ressemblerait bien. Comme une sorte de cadeau d’anniversaire. Si ça se trouve, c’est ce pervers de Marc Vitral qui l’a entre les mains, ce cahier. Qui le lit, même.

7

2 octobre 1998, 9 h 28

Marc Vitral fixait la pendule Martini.

A la table la plus proche, face à lui, une ravissante étudiante brune, les cheveux très courts coupés à la garçonne, le dévisageait de ses yeux océan dans lesquels n’importe quel homme aurait plongé sans hésitation.

Marc détourna le regard, insensible.

Cela dut exciter encore davantage la belle étudiante. Ce type blond perdu dans ses pensées, dans son chagrin, les yeux brillants de larmes qui la traversaient comme si elle était invisible. Ils devaient être rares, les hommes indifférents à sa beauté. Forcément, elle n’était attirée que par les hommes indisponibles, les fantômes inaccessibles.

 

Marc ressassait la description par Grand-Duc de ses parents, Pascal et Stéphanie, dont il n’avait pour tout souvenir que de vieilles photographies. Il leva la main vers Mariam. La serveuse pensa qu’il voulait réclamer son cadeau, en avance, gagner quelques minutes, elle observa d’un air désapprobateur la pendule.

— Mariam, tu me mets un croissant ? Je n’ai rien mangé ce matin… Je n’ai pas l’habitude que Lylie me donne rendez-vous aussi tôt !

Mariam afficha un large sourire rassuré.

Quelques secondes plus tard, elle apportait la viennoiserie dans une assiette. Le vacarme au Lénine devenait assourdissant. L’étudiante aux yeux abyssaux continuait de couver Marc, quémandant un regard, désespérément.

Peine perdue.

Marc déchira la moitié du croissant, qu’il avala d’un coup.

9 h 33.

Il se replongea dans les notes de Grand-Duc.

Journal de Crédule Grand-Duc

Vous serez d’accord avec moi, je pense, pour les Vitral, pour les Carville, la vie est tout de même une sacrée salope… Elle leur annonce d’abord qu’un Airbus s’écrase, qu’il n’y a pas de survivants, elle leur enlève d’un coup les deux générations sur lesquelles ils avaient construit leur avenir. Fils et petites-filles… Puis, une heure plus tard, elle leur annonce, radieuse, un miracle : l’être le plus petit, le plus fragile, a été épargné. Et l’on en vient même à être heureux, à remercier le ciel, à oublier la disparition de personnes si chères… mais la vie ne retire le poignard que pour mieux l’enfoncer une seconde fois. Et si ce petit être miraculé, la chair de votre chair, le fruit du fruit de vos entrailles, ce n’était pas le vôtre ?

 

On s’affaira au commissariat de Montbéliard, dès l’aube, ce 23 décembre 1980, le commissaire lui-même avait pris en charge l’affaire, Vatelier, un flic rodé et dynamique qui portait une barbe brune laissée en jachère mais assortie à son blouson de cuir. La Turkish Airlines avait faxé la liste des passagers dès sept heures du matin. Fait cocasse, qui avait dû amuser l’équipage sur le tarmac de l’aéroport Atatürk d’Istanbul, il y avait deux bébés dans l’avion, deux jeunes Françaises venues au monde presque le même jour.

Lyse-Rose de Carville, née le 27 septembre 1980

Emilie Vitral, née le 30 septembre 1980

Drôle de coïncidence, devez-vous penser. J’ai vérifié depuis, la présence de bébés dans un avion est loin d’être un hasard exceptionnel. Elle est au contraire fréquente, notamment sur les longues distances, à l’occasion des vacances. En pleine mondialisation économique, il faut bien que les familles se retrouvent autour d’un sapin, d’un gâteau d’anniversaire, d’un mariage, d’un enterrement ou de tout autre événement… On ne le remarque pas, mais je le sais maintenant, les avions grouillent de bébés !

 

Au départ, Vatelier me l’a avoué, cela a plutôt amusé son équipe… Deux bébés… Comment savoir lequel était le survivant ? En fait, les flics devaient penser que l’enquête serait brève. Il n’est pas difficile de faire parler un bébé. Ses yeux, sa peau, son sang, ce que contient son estomac, ses habits, ses affaires personnelles, ses proches… Autant d’indices sans doute plus que suffisants…

Sauf qu’il fallait faire vite. Les flics avaient une horde de journalistes aux trousses, l’affaire était une aubaine pour les médias… Vous pensez, une seule orpheline pour deux familles ! Et puis c’était tout de même l’avenir d’une gamine qui était en jeu, on n’allait pas la laisser des mois à la pouponnière de l’hôpital de Belfort-Montbéliard, il fallait en urgence instruire l’enquête, délibérer, choisir, la rendre à sa famille. Léonce de Carville dépêcha sur Montbéliard, dès le 23 décembre à quatorze heures, une meute d’avocats parisiens, tous payés à prix d’or, chargés de coller aux basques des enquêteurs de Vatelier et de vérifier chaque détail…

Sur le plan juridique, l’affaire était complexe. La Chancellerie trancha pourtant en quelques heures : le commissariat de Montbéliard était chargé de l’enquête, mais la décision finale serait prise par un juge pour enfants, après l’audition de l’ensemble des parties et témoins. A huis clos, bien entendu. La décision devait être rendue au plus tard fin avril 1981 afin de ne pas perturber la sécurité affective de l’enfant, qui resterait placée en pouponnière au centre hospitalier de Belfort-Montbéliard. Pour mener l’instruction, la Chancellerie nomma dans la foulée, sans surprise, le juge Jean-Louis Le Drian, l’une des pointures du tribunal de grande instance de Paris, auteur d’une dizaine d’ouvrages sur les enfants nés sous X, les recherches d’identité, l’adoption… Le genre incontournable.

Dès le lendemain, le 24 décembre, le juge Le Drian parvint à réunir tant bien que mal, en fin d’après-midi, un groupe de travail improvisé, pas plus enthousiaste que cela à l’idée de passer une partie du réveillon sur cette affaire : Vatelier, le commissaire de Montbéliard, Morange, le docteur qui avait veillé la petite miraculée depuis la veille, et Saint-Simon, un flic de l’ambassade de France en Turquie, qui communiquait avec eux par téléphone.

Ils m’ont tous raconté, par la suite, cette réunion surréaliste dans un grand bureau parisien, avenue de Suffren, avec une vue imprenable sur la tour Eiffel éclairée dans un ciel blanc d’hiver… Une promesse de réveillon de Noël sans guirlandes ni cadeaux. Leurs gosses qui les attendaient au pied du sapin pendant qu’eux pesaient, avec précision et professionnalisme, l’avenir d’une gamine de trois mois.

Le juge Le Drian était emmerdé, il connaissait les Carville, vaguement. Il les avait croisés dans une ou deux soirées parisiennes où quelques centaines de personnes se pressent dans les grands salons d’immeubles haussmanniens. Je me mets à sa place. Au fond de sa tête, une petite voix devait lui souffler : Pourvu que la gamine soit bien la petite-fille de Carville, sinon, je suis dans la merde…

Une chance sur deux… Pile ou face.

Mais la pièce, à première vue, ne semblait pas vouloir retomber du bon côté.

Quand j’ai rencontré le juge Le Drian, des années plus tard, il avait toujours la même allure qu’à l’époque de l’affaire : pointu, précis, tiré à quatre épingles, écharpe mauve un peu plus claire que sa cravate pourpre, à se demander comment, coincé dans son costume, il pouvait inspirer confiance à des enfants traumatisés et recueillir leurs confidences. Le juge avait filmé toutes les réunions. Il m’a confié les bandes, il n’avait rien à refuser aux Carville. Cela me permet d’être précis : vous aurez droit au son et à l’image. Pour le verdict, par contre, je vous laisse juge, c’est le cas de le dire.

 

— Je vais essayer d’être le plus bref possible, commença Le Drian. Nous sommes tous pressés, n’est-ce pas ? Je vais commencer par les informations qui concernent Lyse-Rose de Carville. La petite est née à Istanbul, il y a un peu moins de trois mois. Seuls ses parents la connaissaient vraiment, mais Alexandre et Véronique de Carville ont emporté avec eux, dans l’Airbus Istanbul-Paris, tout ce qui concernait Lyse-Rose. Ses jouets, ses habits, ses photos, ses médicaments, son carnet de santé. Tout a disparu dans l’incendie de l’avion. Saint-Simon, côté turc, vous avez déniché d’autres témoignages ?

La voix nasillarde du flic de l’ambassade turque grésilla dans le haut-parleur du téléphone posé sur la table :

— Pas vraiment… A l’exception de quelques domestiques turcs qui ont aperçu Lyse-Rose à travers le voile opaque d’une moustiquaire, le seul témoin oculaire de la petite reste sa grande sœur de six ans, Malvina… Vous voyez…

Le Drian sentait déjà que l’affaire commençait à tourner au vinaigre. Dans ce cas, lorsque les événements lui échappaient, il se levait et tirait sur le bout de son écharpe afin que les deux extrémités qui pendaient le long de sa veste soient exactement de la même longueur. Une manie comme une autre. Bien entendu, par le plus grand mystère du frottement des textiles, cette fichue écharpe mauve passait son temps à glisser, soit à gauche, soit à droite, sans même que le juge ait l’impression d’esquisser le moindre mouvement du cou. Le commissaire Vatelier observait le tic du juge avec un sourire à peine dissimulé dans sa barbe. Il enchaîna :

— J’ai parlé longtemps avec les grands-parents Carville. Enfin, surtout avec Léonce de Carville. Ils ne connaissent de leur petite-fille que quelques descriptions téléphoniques floues. Ils possèdent également une photographie de Lyse-Rose, prise à la naissance, envoyée par courrier avec le faire-part de naissance…

— Qu’est-ce qu’elle montre, cette photographie ?

Le commissaire Vatelier grimaça :

— Presque rien. Sa mère est en train de donner le sein à sa fille. Lyse-Rose est de dos… On devine un cou, une oreille, rien de plus…

Le juge Le Drian tira nerveusement son écharpe sur sa droite… Décidément, ça se présentait plutôt mal pour les Carville.

 

Si vous me permettez d’anticiper un peu, sachez que, dans les semaines qui suivirent, Léonce de Carville convoqua des experts très sérieux qui affirmèrent que l’oreille du bébé miraculé était identique à celle de Lyse-Rose sur sa photographie de naissance. J’ai depuis regardé en détail les clichés et les analyses : il fallait vraiment une bonne dose de mauvaise foi pour en tirer une quelconque certitude, dans un sens ou dans l’autre. Le juge Le Drian n’en était pas là, il continuait d’explorer la généalogie de la miraculée.

— Et les grands-parents maternels de Lyse-Rose ? demanda-t-il.

Vatelier, le commissaire de Montbéliard, observa avec tristesse la tour Eiffel brillante comme un immense sapin de Noël, puis, en consultant ses notes :

— Véronique, la mère de Lyse-Rose, est le quatrième enfant d’une famille québécoise, les Bernier, qui en compte sept, ainsi que déjà onze petits-enfants. Véronique avait déjà mis pas mal de distance avec sa famille lorsqu’elle a rencontré Alexandre à Toronto, à l’occasion d’un séminaire de chimie moléculaire. Les Bernier semblent soutenir les Carville. Timidement.

— OK. On essaiera de creuser de ce côté-là, fit Le Drian. Passons à Emilie Vitral. Apparemment, elle laisse davantage d’indices derrière elle…

— Mouais, soupira Vatelier, même si son carnet de santé, sa valise, ses biberons, ses bavoirs ont eux aussi disparu en fumée avec l’avion. Je vais être précis. De sa naissance à ses deux mois, ses grands-parents ont vu leur petite-fille cinq fois, dont deux à la clinique de Dieppe, la semaine de la naissance, et une le jour du départ en avion, lorsque Pascal et Stéphanie sont venus laisser Marc en pension chez eux. Mais la petite dormait alors profondément.

Le commissaire se tourna vers le docteur Morange, qui prit la parole pour la première fois :

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