Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (18 page)

Ensuite, elle verrait. Peut-être qu’elle se contenterait de lui exploser une couille. Ou les deux… Elle n’avait pas encore décidé.

On y était presque…

Plus que dix mètres.

Malvina redressa la tête, serrant le revolver. Au bout de la rue, quelques vieux causaient dans la boulangerie. Elle s’en foutait. Des gâteux, ils étaient trop loin, ils ne comprendraient rien. Elle tourna la tête, vers sa droite, vers le trottoir. On ne sait jamais. Elle étira encore un peu plus le cou.

La seconde suivante, elle se figea.

Trois mômes dans les trois, quatre ans lui tiraient la langue, hilares ! Leurs grosses têtes de morveux la regardaient à travers la vitre, comme si elle jouait à cache-cache, coincée entre le volant et le siège conducteur.
Coucou. On t’a vue

Une petite institutrice mignonne comme un cœur surgit, attrapa les trois loustics. Malvina se redressa cette fois-ci complètement.

Connards de morpions !

C’est toute la classe de maternelle qui défilait maintenant sur le trottoir, au moins trente gamins, pour se rendre à la cantine, au parc de jeu d’en face, ou n’importe où.

Marc Vitral, dans la seconde qui suivit, croisa poliment toute la classe de la moyenne section de l’école maternelle Sainte-Anne, accorda un sage sourire à l’institutrice et s’éloigna rapidement, perdu dans ses pensées, sans même laisser traîner son regard sur la Rover Mini garée le long du trottoir.

 

— Allô, mamy ? C’est Malvina. Je l’ai raté, mamy…

— Comment ça, tu l’as raté ? ! Marc Vitral ? Tu veux dire que tu as tiré sur lui…

— Non… Même pas, je n’ai pas eu le temps.

Malvina de Carville perçut le soupir de soulagement de sa grand-mère.

— D’accord, Malvina. Qu’est-ce qu’il fait, pour l’instant ?

— Il s’éloigne. Il repart. Vers le métro, je dirais. Tu veux que je le suive ?

— Ne bouge pas, Malvina…

— Mais…

Sa grand-mère était folle. Ne pas bouger ?

— … mais, mamy ? Et le cahier de Grand-Duc ?

— Ne bouge pas, je te dis !

— Mais…

Malvina savait qu’elle pouvait encore courir derrière lui, le Mauser au poing, le coincer dans le couloir du métro, lui arracher le sac, le balancer sous les rails…

— Rentre, Malvina. Rentre à la Roseraie. Ce sera mieux…

— Je peux encore l’avoir, mamy… Je t’assure…

La voix de sa grand-mère se fit à la fois douce et ferme, comme lorsque, le soir, penchée sur son lit, elle lui lisait des passages de la Bible.

— Malvina, écoute-moi. Vitral a sûrement lu le cahier de Grand-Duc. Sa première réaction a été très logique, il a foncé chez Grand-Duc. Il a dû trouver le cadavre du détective, forcément sa seconde réaction sera tout aussi prévisible…

Malvina ne suivait plus. Où sa grand-mère voulait-elle en venir ?

— Tu peux rentrer à la maison, Malvina. Marc Vitral va se rendre tout droit chez nous, à Coupvray, à la Roseraie.

Malvina pesta contre elle-même, contre sa stupidité.

Un petit point noir grossissait dans son rétroviseur, apparaissant, disparaissant, jouant avec ses nerfs. Après quelques dernières volutes, la jolie libellule rouge et or vint se poser sur le capot bleu de la Rover Mini.

19

2 octobre 1998, 11 h 31

Marc s’arrêta, le temps d’une pause. Il s’appuya contre la rampe chromée qui séparait en deux l’escalier abrupt descendant vers le boulevard Blanqui. L’acier froid lui glaça la main.

Marc avait son itinéraire en tête. Métro ligne 6. Changement à Nation. Puis ligne A4 du RER, direction Marne-la-Vallée. Sortie Val-d’Europe, une station avant le terminus. Dans une heure, au plus, il serait à Coupvray. Il n’aurait aucun mal à trouver l’adresse exacte des Carville, en téléphonant à Jennifer, sa collègue heureusement de garde ce jour, comme il l’avait fait pour celle de Grand-Duc.

Pas besoin de prévenir les Carville de son arrivée, à coup sûr il y aurait du monde pour répondre à ses questions, le grand-père dans son fauteuil roulant et la reine mère dans son château ne devaient pas quitter souvent la propriété… Même pour faire les courses… Ils payaient du monde pour cela. Pour cela aussi.

Marc sourit pour lui-même. Il allait leur faire la surprise ! Après tout, désormais, lui et les Carville possédaient le même but : prouver que Lylie n’était pas sa sœur, que le sang des Vitral ne coulait pas dans ses veines… Il y avait bien un terrain d’entente à trouver.

Un terrain d’entente…

Marc frissonna en repensant au cadavre de Grand-Duc.

Il attrapa son portable. Comme il se l’était promis, il lui fallait téléphoner à Dieppe.

Encore une fois il tomba sur un répondeur !

Depuis longtemps maintenant il appelait sa grand-mère par son prénom, « Nicole ». C’était sa façon personnelle de régler définitivement l’hésitation qui avait perturbé ses dix premières années : dire « maman » ou dire « mamy » ?

— Nicole ? C’est Marc. As-tu des nouvelles de Lylie ? Récentes, je veux dire, depuis ce matin neuf heures ? Rappelle-moi, c’est très important.

Il marqua une pause, reprit :

— Au fait, Nicole, même si je n’en ai aucun souvenir, tu étais très belle quand tu avais cinquante ans ! Je t’embrasse.

La main gauche de Marc se crispa sur le métal de la rampe froide, comme pour y coller sa paume et y laisser des lambeaux de chair lorsqu’il la lâcherait. Les doigts de son autre main dansèrent sur les touches du téléphone.

Sept sonneries.

— Lylie. Où es-tu, bordel ? Réponds ! Réponds-moi ! Ne pars pas. Je sors de chez Grand-Duc. Il ne s’est pas suicidé. Il est… Il a… Il a trouvé quelque chose, je peux trouver aussi. Je vais trouver. Appelle-moi. Marc.

 

Il s’engagea dans le métro. Les quais étaient presque vides à cette heure. Marc eut à peine le temps de perdre son regard de l’autre côté des rails, dans le paysage mystérieux d’une affiche géante invitant au tourisme dans les Emirats. La rame surgit dans les secondes qui suivirent et s’enlisa dans le sable d’or, juste devant le palais oriental, sous les étoiles des mille et une nuits.

Huit stations, entre Corvisart et Nation.

Journal de Crédule Grand-Duc

J’étais donc engagé pour une enquête longue de dix-huit ans ! Vous imaginez ? Dix-huit ans que cette histoire me colle aux neurones, comme une petite boule de cervelle rose, mâchée et remâchée, jusqu’à n’avoir plus aucune saveur. Méfiez-vous, vous qui lisez ces pages, que la petite boule de cervelle rose ne se colle pas à vos propres pensées, malaxée par votre imagination, étirée par votre logique. Sans fin.

 

Les premiers jours, les premiers mois de l’enquête furent terriblement excitants. Même si j’avais dix-huit ans devant moi, je me sentais habité par un sentiment d’urgence. Je m’étais avalé toutes les pièces du dossier d’instruction, des centaines de pages, en moins de quinze jours. Lors des deux premiers mois, j’ai interrogé plusieurs dizaines de témoins, les pompiers qui étaient intervenus sur le mont Terrible, tout le personnel médical du centre hospitalier de Belfort-Montbéliard, le docteur Morange, les proches des Carville, les proches des Vitral, les flics, le commissaire Vatelier, les avocats, Leguerne et les autres, les deux juges, Le Drian et Weber, et j’en passe…

Je ne dormais plus, je travaillais quinze heures par jour, je me réveillais et je me levais en pensant à l’affaire, comme si j’avais envie de régler cette histoire le plus vite possible, comme si j’avais envie de faire du zèle, vis-à-vis de ma patronne, pour qu’elle soit contente de moi, qu’elle m’assure son contrat à vie… Fidéliser la cliente, comme dirait un épicier.

En réalité, je ne calculais pas. Cette affaire me fascinait, j’étais persuadé que j’allais découvrir quelque chose de nouveau, un indice que tout le monde avait laissé filer. J’entassais les notes, les photos, les heures d’enregistrement… Un boulot de dingue… J’ignorais encore à l’époque que je construisais, méticuleusement, les fondations de ma névrose.

Après quelques semaines d’analyse de toutes les pièces du dossier, je me suis forgé une première conviction. A l’époque, je pensais que c’était une idée de génie.

La gourmette !

Cette satanée gourmette en or que devait porter Lyse-Rose de Carville dans l’avion, offerte par son grand-père. Le bijou qui avait fait basculer la certitude du juge Weber, le grain de sable dans la balance de la justice, l’arme fatale des Vitral et de maître Leguerne. J’avais acquis la certitude que cette arme fatale était une lame à double tranchant. Sans gourmette, tout poussait à croire que la miraculée était Emilie Vitral… Mais si le bébé éjecté de l’avion était Lyse-Rose, rien n’interdisait de penser que la fine gourmette ait pu se briser lors du choc. Partant de là, si l’on retrouvait la gourmette, quelque part autour de l’avion… Alors, tout s’inversait. Ce serait la preuve irréfutable que Lyse-Rose était la miraculée !

Je suis un patient, un maniaque, un obstiné. Je peux être obsessionnel dans le boulot, je vous assure. Même si les flics avaient ratissé les alentours de l’Airbus calciné, sur le mont Terrible, pendant des heures, j’ai tout recommencé. Armé d’une poêle à frire pour détecter les métaux, j’ai passé dix-sept jours sur le mont Terrible, fin août 1981, à ratisser la forêt, centimètre par centimètre… C’était la tempête, le soir du crash. La gourmette pouvait être tombée dans la neige, s’être enfoncée dans la terre boueuse… Un flic chargé d’une telle fouille, après l’accident, les doigts gelés, les pieds trempés, n’allait pas faire de zèle.

Moi si.

Pour rien !

Je vous fais grâce de l’inventaire des capsules de bière, des canettes, des pièces de monnaie, des déchets ordinaires que j’ai déterrés… Du coup, le type qui entretenait le mont Terrible pour le parc naturel du Haut-Jura m’avait à la bonne ! Grégory Morez. Un beau gosse mal rasé aux yeux de chien-loup, le visage bronzé et buriné comme s’il se tapait le Kilimandjaro tous les week-ends avant de rentrer chez lui… On a fini par sympathiser…

Trois sacs-poubelle d’ordures en tout genre redescendus du mont, mais pas la moindre gourmette !

Je n’étais pas vraiment déçu, à vrai dire. Je m’en doutais, et je vous l’ai dit, je suis du genre obstiné. J’obéissais juste aux ordres de Mathilde de Carville, ça m’allait bien, « ne négliger aucune piste », avancer pas à pas. Prendre le temps.

Ma véritable certitude était tout autre.

Si la gourmette était bien tombée quelque part à côté du bébé miraculé, la nuit du drame, quelqu’un pouvait fort bien l’avoir trouvée, un pompier, un flic, un infirmier, et l’avoir tout simplement fourrée dans sa poche… Ou bien un type du coin était revenu fouiller, une fois la carlingue refroidie… C’était un bijou en or massif, estimé à l’époque à exactement onze mille cinq cent soixante francs, la facture en faisait foi. Il y avait le poinçon de Tournaire, place Vendôme. Un tel objet pouvait susciter des convoitises. C’est un classique, les charognards qui se servent dans les débris d’un naufrage, surtout que personne ne pouvait se douter de l’importance qu’il prendrait, par la suite, ce foutu bijou…

Mon idée était très simple, basique, même : inonder la région de petites annonces. Forte récompense à celui qui nous rapporterait la fameuse breloque. Il fallait que la récompense dépasse largement la valeur du bien… En accord avec Mathilde de Carville, j’avais prévu d’augmenter progressivement la taille de l’appât. On avait commencé tranquillement à vingt mille francs… Une telle pêche demandait de la patience, du temps, du doigté, avant que le poisson morde. J’étais confiant… Si la gourmette avait été trouvée, si elle dormait dans un tiroir, cachée jalousement par un voleur d’occasion, comme Gollum conserve l’anneau de Frodon, un jour ou l’autre elle referait surface, un indice filtrerait.

J’avais raison. J’avais raison sur ce point, au moins.

 

L’autre grande occupation de mes six premiers mois d’enquête fut ce que j’appelle depuis mes vacances turques. J’ai dû passer au total près de trente mois en Turquie. La majorité pendant les cinq premières années.

J’étais flanqué de Nazim Ozan, il avait accepté tout de suite de me seconder dans l’enquête. A l’époque, il bossait à la commande sur des chantiers, plus ou moins au noir. Il approchait lui aussi des cinquante ans ; jouer les mercenaires dans les points chauds de la planète, cerné par des kamikazes fanatiques, ça ne le branchait plus trop. Et surtout, il avait rencontré l’amour. Il vivait à Paris avec une femme un peu grassouillette mais mignonne comme tout, d’origine turque comme lui, Ayla. Allez comprendre pourquoi, tous les deux étaient inséparables… Ayla était plutôt du genre maîtresse femme, jalouse comme un tigre, et je devais négocier pendant des heures à chaque fois que j’avais besoin d’emmener Nazim avec moi en Turquie. Une fois là-bas, il fallait qu’il téléphone tous les jours… Je crois qu’Ayla n’a jamais rien compris à cette histoire d’enquête, pire même, ne nous a jamais crus… Mais elle ne m’en a pas voulu, c’est même elle qui a insisté pour que je sois leur témoin de mariage, en juin 1985…

 

Malgré Ayla, je traînais le plus souvent Nazim avec moi en Turquie, où il me servait d’interprète. A Istanbul, je descendais toujours à l’hôtel Askoc, sur la Corne d’or, près du pont Galata. Nazim, lui, dormait chez des cousins d’Ayla, à Eyüp, dans la banlieue d’Istanbul. Il n’avait pas le choix ! On se retrouvait dans un bar, juste en face de l’hôtel, le café Dez Anj, sur l’Ayhan Isik Sokak. Nazim en profitait pour siffler raki sur raki et tentait de m’initier au narguilé.

Des vacances turques, je vous disais.

Pour rire ! Je dois vous avouer, je crois que j’ai toujours été un peu cynique en ce qui concerne les arts et traditions du monde, l’exotisme, le dépaysement, ce genre de clichés. Une sorte de racisme, si vous voulez, mais un racisme sans exclusive, pas vraiment ciblé, une sorte de scepticisme global sur le genre humain, sans doute hérité de mon ancien métier de mercenaire, d’éboueur chargé de vider les poubelles du monde ; d’épicier des poudrières, si vous préférez.

La vie turque commença à me sortir par les yeux, le nez et les oreilles au bout de moins d’une semaine. Le carillon incessant des minarets, la foire à tout permanente dans les rues, les femmes voilées, les putes, le thé, l’odeur d’épices, les taxis qui roulent comme des malades, les embouteillages continuels, jusque sur le Bosphore… Tout ! La moustache de Nazim était la seule chose que je supportais, au final.

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